31 décembre 2059, il rentrait de voyage. Pour cet historien des techniques, revenir à Paris underground district était rassurant. La surface de Paris avait encore quelque chose de pittoresque. Il arrivait encore à déceler dans le paysage urbain ce qui relevait de l’héritage début du siècle. Dans les rues étroites où circulaient des véhicules autonomes, les larges trottoirs avaient été transformés en jardins. Dans le ciel, scintillaient les drones solaires apportant l’énergie à la mégalopole. Il vivait comme la plupart de ses contemporains dans un folding appartement en sous-sol qui s’adaptait en fonction des usages de son occupant. Il était éprouvé par son voyage même s'il avait pu bénéficier de transports performants et confortables. Il s’amusait de la comparaison des récits anciens où les voyageurs s’entassaient dans des wagons. Là, toute la chaîne de transport s’était adaptée à son circuit. Il avait ainsi pu approcher en quelques jours ce qu’il appelait « ses utopies urbaines réalisées ».
Au début du XXIe siècle, l’idée de créer des cités idéales avait rejailli. C’était une idée très ancienne, antique. Mais cela avait été la première fois mais dans toute l’histoire urbaine que leurs promoteurs étaient de grandes entreprises ou des consortiums qui avaient placé dans la technologie tous leurs espoirs d’une vie meilleure. Il se souvenait que son père, ingénieur en énergie, avait participé en a ces grands chantiers. À l’époque, l’environnement était au cœur des préoccupations. Grâce à la collecte et à l’évaluation des données, une utilisation plus économique et écologique des ressources s’était peu à peu mise en place et l’économie ne s’en était que mieux portée. La sécurité s’était grandement améliorée puisque la vidéosurveillance s'était imposée dans la science des données. Les possibilités d’organisation dans les Smartcities semblaient alors infinies.
Le changement climatique, tant redouté au tournant du siècle, avait été anticipé. La communauté internationale s’étant mise d'accord, les émissions de gaz à effet de serre jugulées tandis que la technologie avait permis de préserver les territoires les plus vulnérables. La montée du niveau de la mer avait bien entendu nécessité un effort important d’adaptation mais paradoxalement cet effort avait profité à l’économie.
Il essayait maintenant de se remémorer son voyage de ville en ville qui lui laissait une amertume indéfinissable.
Utrecht, Pays-Bas

Sources : www.leidscherijn.net, consulté le 10 décembre 2017

Le voyage avait commencé par Utrecht. Il faut dire que, partout en Europe, l'approche de Blue Green Systems s’était généralisée : une planification urbaine qui envisage la synergie et la collaboration étaient devenue essentielle pour rendre les villes plus résilientes et durables, et pour générer des avantages sociétaux tels que la sécurité et la santé. Le Blue Green System était une approche de planification urbaine qui déploie des solutions basées sur la nature pour aider les villes à faire face aux impacts du changement climatique. L'approche Blue Green System aboutissait partout à un brief conceptuel avec des solutions personnalisées qui s’adaptent aux différents climats. Elle avait conduit partout à une vie plus attrayante.
Utrecht avait développé dès 1997 un second centre-ville, le Leidsche Rijn (30 000 logements), visant à des logements neutres en CO2, et des infrastructures axées sur une vie urbaine verte et saine. Les urbanistes d'Utrecht - soutenus par les Smart Sustainable Districts et l'équipe Blue Green Systems - avaient développé quatre scénarios, calculant les coûts et bénéfices de chaque option afin d'obtenir une image détaillée de ce qui pourrait être fait où et comment. En quantifiant les effets des différentes mesures et en impliquant la communauté dans le processus de planification, Utrecht avait pu devenir neutre en énergie et accomplir encore plus.

Kiruna, Suède

Crédits : White Arkitekter, 2017

Il était allé voir la nouvelle ville de Kiruna (la ville la plus au nord de la Suède) qui avait risqué de disparaître au début du siècle. Située sur une ancienne mine de fer, elle aurait pu s’effondrer littéralement. L'agence White Arkitekter avait simplement déplacé de trois kilomètres la ville : un projet colossal qui s’était achevé en 2033 en concevant une nouvelle ville qui conservait le caractère de l’ancien Kiruna en utilisant les matériaux récupérés lors de la démolition des bâtiments et quelques édifices (comme l’église) avaient été démontés et remontés à l’identique.
Kiruna avait été comme un mille-pattes qui se déplace lentement à quelques kilomètres à l’est. Le « déménagement » avait été une opportunité pour Kiruna de se transformer en une ville durable avec un programme de neutralité en carbone. De plus, un plan plus dense de la ville et plus intelligent avait été mis en œuvre. Kiruna était maintenant confortablement équipée en lieux de rencontres et d’équipements culturels faisant le bonheur de tous les habitants. Présenté dès le départ comme « la transformation urbaine la plus démocratique dans le monde », le déménagement de Kiruna restait, malgré les diverses difficultés rencontrées, une extraordinaire expérience humaine qui avait marqué les esprits.
The Gate, quartier du Caire, Égypte

Crédits : Vincent Callebaut Architectures

Il avait ensuite rejoint Le Caire. The Gate, achevée dès 2019, comprenait 450 000 m² de bureaux, des hôtels de luxes, 1 000 logements et un centre commercial. Chaque appartement était entièrement domotisé. Les habitants veillaient méticuleusement à leur consommation d’énergie et à l’élimination des déchets. La beauté des immeubles était due à Vincent Callebaut, l'architecte qui avait redessiné Paris en 2050. La nature avait repris ses droits dans de nombreux espaces. Tous les étages des bâtiments étaient couverts de panneaux photovoltaïques afin d'alimenter les tours en énergie. Le programme avait fait la part belle aux terrains de sport, jardins et potagers partagés. Ce gigantesque aménagement du quartier d’Héliopolis avait permis à lui seul de verdir la capitale du pays. Il contribuait activement à réduire le niveau de pollution d’une des villes les plus concernées par les émissions de gaz à effet de serre du continent.
Masdar City, EAU

Crédits : Foster + Partners

Son parcours ne pouvait pas échapper à Masdar, la première ville dite « intelligente » qui avait commencé sa construction dès 2008 avec l’ambition de développer l'éco-ville la plus durable du monde. Grâce à des investissements intelligents, Masdar City avait été pionnière en « greenprint », cette manière de s'adapter à l'urbanisation rapide en réduisant considérablement les consommations d'énergie, d'eau et la production de déchets. La ville avait combiné les anciennes techniques architecturales arabes avec la technologie du début du XXIe siècle en captant les vents dominants frais pendant les hautes températures estivales. Exploitant les bienfaits du soleil, Masdar utilisait l'énergie propre générée sur place par l'une des plus grandes installations photovoltaïques du Moyen-Orient.
Le cœur de la ville avait été un moteur d'innovation. Pour cela, la ville avait développé ses quartiers autour de l'Institut Masdar des sciences et technologies, une université de recherche dédiée aux solutions de pointe dans les domaines de l'énergie et de la durabilité. Le partenariat entre les entreprises et l'université avait stimulé la croissance économique et accélérer la mise sur le marché de technologies révolutionnaires.
40 000 personnes vivaient à Masdar et 50 000 personnes supplémentaires s’y déplaçaient chaque jour pour aller travailler et étudier.
Songdo, Corée du Sud

Crédits : Jun Michael

Il était ensuite passé en Asie pour admirer la green smart city de Songdo. La ville nouvelle de Songdo avait été achevée dès 2018 pour loger 65 000 Coréens à 68 kilomètres de Séoul.
À Songdo, tous les immeubles possédaient une toiture végétalisée et étaient bioclimatiques. Les espaces verts (façades, toits, parcs…) occupaient 40 % de l’ensemble de la ville. À partir de différents écrans tactiles, présents dans tous les appartements, les résidents surveillaient et réduisaient leur empreinte énergétique. La gestion des consommations d’eau, d’électricité, de gaz… était à portée de doigt depuis une tablette ou un smartphone. La société Cisco avait mis au point les différents logiciels qu’utiliseraient les habitants.
Ce modèle avait déjà considérablement vieilli est il en était reparti déçu.
Maidar, Mongolie

Crédits : RSAA (formerly Rheinschiene architects)

Au pied des montagnes, à 30 km au sud d’Oulan-Bator, un consortium d’entreprises mongoliennes associé à l’urbaniste Stefan Schmitz (de l’agence allemande RSAA qui avait notamment travaillé sur le projet de l’éco-cité Chinoise Tianjina) avait créé une éco-cité de 300 000 habitants autour d'une statue de Bouddha de 54 mètres de hauteur.
Alors qu’Oulan-Bator collectionnait les records de pics de pollution et connaissait un développement anarchique, sa voisine Maidar est rapidement devenue un exemple de cité verte et harmonieuse. Avec l'aide des ingénieurs du bureau d’études Transsolar (concepteur du schéma énergétique de Masdar), cette ville nouvelle a vu l’installation systématique de panneaux solaires thermiques en toiture et – dans une région où les pluies sont rares – l’alimentation par deux réseaux d’eau, l’un potable et l’autre pas.
Maidar se voulait également exemplaire sur la qualité de l’air. De manière à limiter l’usage de la voiture, la ville est polycentrique et chaque résident de Maidar trouve à moins de 400 m de son habitation commerces et services quotidiens. Dans une région où la température moyenne est inférieure à 0°, des voies de circulation couvertes sont réservées aux piétons, aux cyclistes et transports urbains électriques. Un téléphérique relie cette nouvelle cité verte à la capitale du pays.
Cette ville un peu étrange l’avait enchanté par son exotisme et la monumentalité de la statue centrale.
Belmont, USA
Il avait ensuite changé de continent pour se rendre en Amérique du Nord.
Bill Gates, le fondateur de Microsoft et l’homme le plus riche du début du XXIe siècle, avait voulu créer une « ville intelligente » fondée sur la communication et les infrastructures technologiques de pointe : sur 101,17 km2 (presque la taille de Paris), dans le désert de l’Arizona, à quarante-cinq minutes en voiture au sud-ouest de Phoenix.
La ville, nommée Belmont, compte 80 000 unités résidentielles sur 200 000 hectares. À cela s’ajoutent 190 hectares dévolus aux écoles et 1 500 hectares aux bureaux et espaces commerciaux. Cette ville a créé une communauté avant-gardiste, fondée sur la communication et les infrastructures technologiques de pointe, conçue autour des réseaux à haut débit, des centres de données, de nouveaux modèles technologiques de distribution et de fabrication, de voitures et centres logistiques autonomes.
Belmont avait été judicieusement placé dans l’axe d’une nouvelle autoroute reliant la ville de Reno (Nevada) à la ville de Mexico en passant par Las Vegas et Phoenix. Les mauvaises langues avaient argué des faibles ressources en eau de l’Arizona et du changement climatique. Mais tout s’était passé dans la perfection technologique.
Cette initiative été bien plus impressionnante que le laboratoire Sidewalks Labs qui fut créé par Google à Toronto. L'ancien géant du Web avait signé un partenariat avec la ville canadienne pour créer et gérer le quartier de Quayside. Cette « ville Google » avait été une tentative de « laboratoire urbain vivant » où expérimenter les technologies du groupe.

CITE, USA

Crédits : CITE - Pegasus Global Holdings

Il n’avait pas pu résister à la visite de cette ville mythique qui restait de l’avis de tous comme la ville durable parfaite.
Dans le désert du Nouveau-Mexique (États-Unis), la Pegasus Global Holdings a construit une ville sans habitant qui a servi de banc d'essai pour les différentes technologies liées à l'urbanisme et au développement durable sans interférence humaine. La ville expérimentale aurait pu accueillir 35 000 habitants mais l'ensemble des bâtiments, rues et infrastructures avait servi, et servait toujours, à tester de nouvelles technologies en toute sécurité.
Le « Center for Innovation Testing and Evaluation » (CITE) s’étalait initialement sur 1,6 km², modelé d'après une ville américaine moyenne (précisément Rock Hill en Caroline du Sud), avec mairie et tours de bureaux, banlieues résidentielles, grand centre commercial, église et même un petit aéroport régional. Des installations industrielles sont venues compléter le dispositif ainsi que de vastes zones agricoles. En plus de la ville laboratoire, d'autres districts ont été créés pour la gestion de la ressource eau ou pour la production d'énergie verte à partir de différentes sources (biomasse, solaire, éolien et géothermie). L'ensemble du projet s’étale aujourd'hui sur près de 39 km² et provoque une impression de pureté chez le visiteur.
Les nouveaux micro-états

Crédits : JackDayton

Avant de finir son périple international, il avait voulu visiter une de ces folies du début du XXIe siècle.
Le milliardaire Peter Thiel (à l’origine de PayPal) avait lancé avec succès le projet Seasteading Institute, qui visait à créer des micropays flottants dans les eaux internationales. Les plus grands hommes d’affaires de la Silicon Valley avaient énormément investi dans ce projet d’îles artificielles pour s’émanciper du fisc scélérat.
Le milliardaire avait réussi un premier coup en construisant une île artificielle au large de San Francisco et de sa côte californienne, pour accueillir ses bureaux. Ce micro-État avait grossi jusqu’à accueillir 10 millions d’habitants. Cette île artificielle tout comme les autres qui suivirent eurent un statut d’État bien que n’étant pas totalement autonomes. En effet, chaque île trouvait ses ressources dans l’activité agricole que son environnement, mais elle dépendait tout de même du commerce avec les autres États. Elles étaient par ailleurs mobiles.
Les micropays flottants proposeraient encore un fonctionnement très particulier : les contraintes et obligations y étaient bannies : les habitants ne payaient pas d’impôts, payaient leurs factures en bitcoins, l’enseignement était uniquement en ligne, les colis reçus par des drones… Tant de particularités qui répondaient à un unique objectif : découvrir de nouvelles façons de gouverner un État.
31 décembre 2059
Son travail consistant à s’intéresser aux villes terrestres lui donnait l’impression d’être un antiquaire. Cette dernière décennie, l’enjeu s’était déporté sur la lune et des satellites artificiels. Les multinationales et milliardaires de tout poil rivalisaient d’inventivité pour créer des Smartcities extraterrestres. Les premières expérimentations se révélaient probantes et déjà des pionniers vivaient dans des bases lunaires.
Mais une autre chose occupait ces derniers jours l’actualité : la prémonition de la fin du monde pour 2060 selon des calculs réalisés par Isaac Newton à partir de la Bible. Dans une société chérissant la technique, les calculs de Newton ne pouvaient laisser personne indiffèrent. Après tout, Newton était celui qui avait révolutionné la physique, les mathématiques et l’astronomie aux XVIIe et XVIIIe siècles, définissant notamment la loi de la gravité universelle. Mais contrairement à son image publique, la plupart des travaux de Newton n’étaient pas consacrés à la science mais davantage à la théologie, au mysticisme et à l’alchimie. En lisant entre les lignes du Livre de Daniel de l’Ancien Testament, Newton était parti de la date symbolique du sacre de Charlemagne, en 800, et lui avait additionné la prémonition de Daniel de 1 260 ans : la fin des temps était bien pour 2060.
Laissant son tempérament d’antiquaire s’exprimer, il s’était mis en quête des moindres détails de la vie d'Isaac Newton. Il découvrit que Newton était devenu maître de la monnaie en 1697, fonction dans laquelle il s'impliqua beaucoup. Newton estima que 20 % des pièces de monnaie mises en circulation étaient contrefaites. Comme la contrefaçon était alors considérée comme un acte de trahison, Newton rassembla des faits de manière rigoureuse et dix prisonniers furent exécutés en 1699.
L’exemple de Newton le hantait maintenant. Les villes durables rencontrées durant son voyage l’avaient étonné par leur perfection au point qu’il est eu soudain la révélation : combien d’entre elles avaient été construites par des faussaires. 2060 ne serait pas la fin du monde mais la fin de cette supercherie.
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