Dans le Marais poitevin persiste la trace des îles du golfe des Pictons. Retirée en un millénaire, la mer pourrait revenir plus vite. Ces paléoîles sont les témoins de la récession passée et les sentinelles d’un futur prévisible.
Les dessins de Stéphanie Barbon peuvent être vus comme ceux d’une jeune femme s’étant baignée dans le golfe ou qui se baignera dans la lagune. Ils sont aussi la métaphore des îles elles-mêmes.
Dessins : série « Insulaire », encre et feutre, 2017.
Texte initialement paru dans la revue 303
Hors-série n°149, novembre 2017
Explorer l’archipel des Pictons
Ainsi divers indices paraissent établir que l’anse d’Aiguillon, de nos jours assez peu étendue, était, il y a deux mille ans, un golfe s’avançant au loin dans l’intérieur des terres, et que la Sèvre Niortaise se jetait dans la mer immédiatement à l’issue de sa vallée de collines. D’ailleurs, plusieurs anciens îlots, épars au milieu des campagnes d’alluvions, portent des traces d’érosion marine.
« Nouvelle géographie universelle, Tome II - la France », Élysée Reclus (1877)
Il y avait un archipel d’une trentaine îles et presqu’îles au milieu du golfe dit des Pictons ou du Poitou. Il suffit de les visiter les unes après les autres pour comprendre leur variété. Certaines affleurent à peine du sol alors que d’autres émergent à plus de 20 mètres. Lorsqu’elles ne sont pas repérables par leur élévation, ces anciennes îles se caractérisent par une urbanisation rendue possible par leur sol calcaire, seul endroit dans le marais où des constructions peuvent être implantées avec sureté.
À quelques centaines de mètres du rivage actuel de l’anse de l’Aiguillon, l’île de La Dive est un promontoire de 15 mètres entouré de falaises nues. Du fait de sa position, La Dive fut la dernière île du Golfe à être rattachée au continent vers la fin du XVIIIe siècle. Plus au sud, Charron est constituée de 4 îlots d’une petite dizaine de mètres. Ici, comme sur les autres îles, des fouilles ont révélé une présence antique et on trouve encore dans les textes de 1099 la trace de « l’Isle de Charron », preuve d’une insularité au moins jusqu’à cette date. Bien plus tôt, vers le VIIe siècle, les moines bénédictins de Noirmoutier avaient entrepris des travaux d’assèchement autour des îles de Marans et de Saint-Michel-en-l’Herm. Cette dernière est surtout réputée pour son influente abbaye créée dans la foulée dont la richesse fondée sur le commerce du sel financera nombreux travaux de génie civil propres à rendre cultivable les anciens fonds marins. Triaize, elle, compte en réalité trois îles. L’Île du bourg, plate et basse, n’est reconnaissable que par l’urbanisation qui la recouvre entièrement.
Champagné-les-Marais est une île surprenante, toute en longueur et très basse, qui rejoint par un isthme l’île voisine. Si plusieurs haches préhistoriques n’y avaient été retrouvées, il serait bien difficile de croire à une occupation humaine ancienne tant ces deux îles sont à peine perceptibles. Sur l’île voisine, Puyravault se signale par une commanderie templière toujours visible qui rappelle la concurrence des ordres religieux dans la conquête de ces terres incultes. Se promenant dans les rues de Sainte-Radegonde des Noyers, on remarquera toute une architecture de pierres sèches qui rappelle que la matière première n’est jamais loin.
En s’éloignant un peu plus de l’anse, se trouvent les îles de Grues, Moreilles, Chaillé-les-Marais, ou encore l’Île d’Elle. Les îles constituées par Chaillé-les-Marais, dénommée anciennement île Carriot, Aisne et Le Sableau possèdent une topographie prononcée qui leur donne une présence forte dans le paysage avec des hautes falaises mortes, bien visibles, orientées vers le sud et l’ouest, tandis que les côtes nord, en pente douce, font ressembler ces îles à des collines isolées. Il est difficile de définir le moment où la mer s’est retirée, mais il est évident que les puissantes abbayes ont ici réuni tous leurs efforts pour assécher les marais avec le creusement en 1217 du canal des cinq abbés. L’église Sainte-Marie-Madeleine trône fièrement en haut du rocher, comme pour marquer le pouvoir triomphant de l’église sur les lieux environnants. L’urbanisation de l’Île-d’Elle s’étant étalée sur les terres basses, son caractère insulaire n’est pas immédiatement perceptible et pourtant il s’agit d’une des îles les plus vastes de l’archipel. Le village n’en occupe d’ailleurs qu’une petite partie. Son occupation est ancienne comme l’attestent des traces de villas gallo-romaines. L’appellation du village, Insula de Ella, daterait du XIe siècle. Son littoral ouest montre ici aussi une longue et belle falaise calcaire.
Vouillé-les-Marais est une île basse connue au Moyen Âge pour son pèlerinage à Saint-Maixent. Passant par la Taillé, sorte de village-rue bâti sur un isthme étroit, on rejoignait le Gué de Velluire qui culmine à 40 m. Son nom vient de l’existence d’un gué empierré par les romains pour accéder aux autres îles. L’île de Vix voit sa partie la plus haute occupée par la culture et les vignes tandis que le bourg s’est établi sur une partie plus basse. Les îles de Taugon, la Ronde, Chalogne et Margot représentent la limite sud-est de l’ancien golfe. Enfin, l’Insula Malleacensis, devenue Maillezais, est connue pour son abbaye bénédictine édifiée sur un promontoire. Maillezais figurait encore comme île dans les chartes de concessions du XIIe siècle. Il est dit qu’un soulèvement du socle terrestre vers 1460 vit la mer soudainement se retirer : un matin, les moines n’entendirent plus la mer battre les murs de leur abbaye et il leur fallut marcher longtemps vers l’ouest pour la retrouver. Jusqu’au XIXe siècle, la mer remontait encore les rivières - la Vendée, les Autises et la Sèvre Niortaise - faisant ressentir l’influence des marées jusqu’aux portes de l’ancien golfe.
Atterrissage et oubli
La dépression du Marais poitevin doit son origine à l'érosion d'un vaste plateau calcaire lors de la glaciation du Quaternaire : avec l'importante baisse du niveau marin, environ 100 m plus bas que le niveau actuel, de grands fleuves ont érodé les terrains superficiels et mis à jour des formations géologiques composées de calcaire et de marnes. Au milieu de cette cuvette subsistent alors des buttes, les futures îles, qui correspondent à des calcaires plus résistants. Puis, il y a environ 10 000 ans, le niveau des mers a amorcé une lente remontée et la dépression s’est transformée en golfe, au milieu duquel dominaient les îles. Cette transgression a finalement conduit à un comblement du golfe par des sédiments provenant des cours d'eau et de la mer : essentiellement une argile, le bri, et des dépôts coquillés. Sans l’action humaine, le marais serait toujours un marécage ou une mangrove, alternativement recouvert par la mer et inondé par les pluies des bassins-versants voisins.
Le golfe tire son nom d’une tribu celte, les Pictons, originaire d’Écosse, qui traversa la manche sept siècles avant notre ère pour s’installer sur ces rivages. Suivra l’occupation gallo-romaine des îles. Il faudra attendre le Moyen Âge pour que les ordres religieux viennent évangéliser ce qui reste du golfe, bâtir des abbayes et entamer les premiers travaux d'assèchement. La plupart de ces aménagements furent réduits à néant par les guerres de Religion ou la guerre de Cent Ans et ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle qu’un important programme d'assèchement du marais lui donne sa physionomie actuelle. L’histoire de la conquête de ce milieu hostile pour en faire un œkoumène chrétien, triomphe de l’homme sur la nature, néglige l’histoire qui l’a précédée. Or ces îles et îlots étaient habités de longue date et rien ne dit qu’on y vivait mal comme le montre la permanence de leur occupation.
Cheminant d’île en île, on se prend à rechercher les signes d’une insularité passée : un isolement relatif, un particularisme culturel, l'exiguïté des lieux ou encore la rareté de ressources. Des signes maritimes se rencontrent avec le banc d’huîtres de Saint-Michel-en-l’Herm ou l’accumulation de débris coquilliers et de galets représentant un ancien cordon littoral dans l’ancienne sablière du Sableau. Mais les signes les plus évidents restent la présence des falaises mortes comme à Chaillé-les-Marais, falaises subverticales de presque 20 m. Mais ici la réalité est trompeuse. Les falaises de calcaires durs ont surtout servi de carrières à ciel ouvert que permettait une extraction facile de matériaux de construction. Tout le pourtour de l'île de la Dive a été exploité pour le besoin des villages avoisinants. Il en va de même pour la falaise de Chaillé ou de celle d’Aisne. Rares aujourd’hui sont les paléo-falaises visibles, amoindries par des fronts de taille.
L’exiguïté des lieux se lit bien en revanche par l’urbanisation puisque tous les villages du marais desséché sont bâtis sur les anciennes îles, même basses, et il n’est pas rare de repérer qu’un hameau isolé est en fait un îlot à peine affleurant. L’urbanisation sur îlots rocheux représente à lui seul un particularisme. Mais c’est certainement avec la toponymie que survit le mieux l’insularité passée. Le nom de Marans pourrait venir de Mar’ain pour lieu de mer. Triaize rassemble trois îles d’où son nom, Triacia. Chaillé vient de l’ancien français du Bas Poitou chail qui signifie caillou ou rocher. L’Île d’Elle ou Vendôme se passent d’explication. Il y a aussi les noms explicites des lieux-dits : le Perrier, la Coupe du Rocher, le Bout du Rocher, l’île Bernard (entre Marans et Sainte-Radegonde), Mouillepieds (près de Moreilles), les Grande et Petite-Île (sous Tangon), l’Îleau (à l’ouest de La Taillé), ainsi que de nombreux Terré ou Thairé, signifiant atterrissage ou encore La Porte de l’île pour accéder à Maillezais.
Demain, la mer
L’élévation du niveau de la mer du fait de la fonte du permafrost s’accélère depuis trente ans et le scénario le plus pessimiste du groupe d’experts international sur le climat (GIEC) fait état d’une élévation d’un mètre du niveau de la mer à l’horizon 2100. La montée de son niveau moyen combinée à la modification du régime des tempêtes aura pour effet une accélération de l’érosion de certaines parties du littoral, des submersions temporaires plus fréquentes et la submersion prolongée des terres les plus basses. L’augmentation des intrusions salines dans les aquifères côtiers entraînera le développement de nouvelles lagunes et l’appauvrissement des sols agricoles côtiers. La diminution des eaux douces souterraines deviendra problématique pour l’occupation littorale et ses différents usages (urbain, touristique et agricole). De plus, les récentes tempêtes dont Xynthia (2010) ont mis en évidence les faiblesses des ouvrages de défense côtière. Malgré les récents efforts de renforcement en hauteur et en solidité des ouvrages de protection, ils seront sollicités jusqu’à leur rupture et il faut s’attendre dans les prochaines décennies à des évolutions majeures du littoral avec le déplacement du trait de côte et la perte de certains paysages pittoresques. Concernant l’ancien golfe des Pictons où certaines terres basses sont déjà sous le niveau marin actuel, une simple simulation statique d’élévation du niveau de la mer de 2 m, après effacement des défenses côtières, montre que le golfe serait à nouveau sous les eaux et que seules les îles surnageraient. Par extrapolation des scénarios du GIEC, les 2 m d’élévation pourraient être atteints au XXIIe siècle : à l’échelle de la constitution du Marais poitevin, qui s’est développée sur plus d’un millénaire, c’est demain.
Les paysages culturels représentent pour l’UNESCO les œuvres conjuguées de l'être humain et de la nature, ils expriment une longue et intime relation des peuples avec leur environnement. Le Marais poitevin est un paysage créé intentionnellement par l’homme et un paysage évolutif résultant d'une exigence initialement religieuse tout en conservant un rôle social et économique actif. Sur ce territoire totalement anthropisé, tout est paysage culturel car modifié par la main de l’homme de longue date. Mais avec l’hypothèse d’un retour de la mer, il s’agit surtout d’un paysage culturel appelé à disparaître.
Le retrait de la mer fut un phénomène lent et inégalement réparti. Il faut imaginer dans cette vaste cuvette que peu à peu des zones occupées par la mer sont devenues des marécages saumâtres. Il faut imaginer l’émergence lente de terres à certains endroits, accompagnée des efforts d’assèchement de l’homme, alors qu’un peu plus loin l’influence de la mer se faisait toujours sentir. D’où la perte d’insularité de chaque île à différents moments de l’histoire. Il y a eu les passages à gué antiques, l’action monastique médiévale puis les travaux modernes. Il s’est toujours agi d’un paysage en transition, appelé sans cesse à évoluer, et non du paysage relique comme on pourrait croire qu’il est. Il est à peu près certain que dans les siècles prochains, la mer remontera en premier lieu le cours des rivières, inondant certaines zones tandis que d’autres continueront à être protégées. Un jour, la mer viendra à nouveau lécher la falaise sur laquelle est édifiée l’abbaye de Maillezais. Alors que le retrait progressif de la mer s’est déroulé sur plusieurs siècles, il est très possible que son retour soit bien plus rapide tout en s’échelonnant au rythme de la soutenabilité des protections côtières et de l’acceptation des populations.
Les îles sont aujourd’hui les témoins d’une insularité perdue mais aussi les sentinelles du retour de la mer. Qu’adviendra-t-il lorsque la mer sera revenue ? Il est possible que le marais poitevin devienne une lagune où une Venise du XXIIe siècle émergera. Mais il serait souhaitable que l’urbanisation se retire sur le continent. L’accès à la lagune ne serait que temporaire sans occupation permanente. Il s’agira alors d’un développement plus responsable tirant l’expérience des méfaits de l’urbanisation littorale du XXe siècle et proposant un nouveau rapport à la nature. La lagune deviendrait même un parc naturel marin.
Bientôt, il ne restera plus de l’ancien golfe du Poitou qu’un vague souvenir, à moins qu’une nouvelle crise ne détruise à nouveau le travail des siècles et des hommes.
« Géographie historique des côtes charentaises », Auguste Pawlowski (1901 à 1908).
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