« L'essentiel est qu'il y ait une fracture de cette machinerie trop bien conçue de la représentation (…)
et que (…) le monde surgisse comme une évidence insoluble. »
BAUDRILLARD

6 novembre
Dans le Paris - Boston. Les passagers incroyablement indifférents à l'avion. Ont-ils peur? Sont-ils blasés? Je regarde au hublot le fonctionnement complexe de l'aile, et la couche de nuages ou de brume que nous survolons, nimbée de soleil. Au dessous, le blanc perlé traversé de quelques filets bleus. En dessous, Paris. De la crème fouettée. De la crème chantilly aux mouvements inexplicables mais réguliers. L'avion, le blanc, le bleu, le soleil. Cela s'effiloche par endroits et cela se creuse de petites vallées d'ombre bleue et violette. Il y aussi les ombres d'autres nuages situés plus hauts sur le matelas crémeux. C'est beau. C'est quelque chose de tout à fait exceptionnel et parfaitement banal. C'est quelque chose que l'on ne voir pas, ou qu'on ne voit plus, ou qu'on ne peut ou doit pas voir. Ce n'est pas d'un commerce humain. A tout prendre, mieux vaut ces quelques lignes, mieux vaut le brouet des mots plus ou moins anodins que l'étrange nage crémeuse. Pourquoi les hublots sont-ils aussi petits, est-ce à dessein? Immensité des choses inconnues des hommes, dont ils ne s'occupent pas et qui le leur rendent bien. Ce qui occupe tout le monde, pour l'heure, c'est le retard de l'avion et le lunch. C'est grêlé aussi par endroits, verruqueux, fractal. Filandreux, étiré, arborescent. C'est ce qu'on veut, c'est ce qu'on y projette, comme les astronomes arabes du moyen-âge qui voyaient des figures fantastiques dans les constellations. On créé ce que l'on voie pour le voir, comme ces mots. C'est aussi vaporeux à l'horizon en dégradé vers le bleu. Je suis bien content de faire ce petit trip, comme libéré de prison, comme absout de mes fautes de terrien. Ah, on voit maintenant un genre d'arc en ciel comme projeté sur les nuages. On va à l'inverse de la marche du soleil, de sorte que l'on arrive à l'heure on est parti. J'ai vu au Whitney une photo d'Eggleston sans doute dans les années quatre vingt. Eh bien c'est ça: le hublot, cette étrange matière plastique blanche et amorphe des avions, ces formes molles de cénotaphe volant. Le hublot, la tablette, la main, le verre de whisky avec un rai de lumière dans les glaçons. Et puis, le soleil, les nuages, le bleu, le mystère. Voir tout ça, le penser, en jouir. Quelle liberté ce serait alors, aller, venir, écrire, photographier. Quel rêve.
Il y a des petits écrans incrustés dans les dossiers des fauteuils, sensiblement de la même taille que les hublots. Tous rivés dessus. Cela ne s'éteint pas, ou plutôt cela se rallume insidieusement une fois qu'on l'a éteint. Il faudrait en parler à George Orwell. Rien à faire, il faut regarder. Perversion suprême, on peut choisir soi-même. Télévision, films, jeux, actualités. Nouilleries de comédies romantiques hollywoodiennes d'une stupidité confondante, quoique poisseusement fascinante. Ma voisine scotche sur un jeu genre « Qui veut gagner des millions ». Une teenager s'absorbe dans un zapping sans fin, doublant la chose de son I-pod, de son téléphone portable. Frénésie d'écrans de cette jolie fille, l'air absent, boudeur. Il y a vraiment ce côté hypnotique de l'avion, qui a été travaillé à fond depuis presque un siècle. Que faire de ces gens agglutinés sans espoir de s'échapper avant des heures. Que faire de leurs corps, de leurs âmes. Manger. Boire. Visionner maladivement n'importe quoi. C'est comme si on laissait son esprit à l'enregistrement avec ses bagages. Le mouvement , le voyage, l'avion, la vitesse même ont raison de vous. On est plus que du fret. On nourrit les gens, on les fait boire, on les immerge de télévision continue. Que je ne m'étonne pas après ça qu'ils ne regardent pas les nuages. Ce serait étonnants si à la place de toute cette bouillie ils diffusaient les images des nuages. Ce serait peut-être effrayant, ou inconvenant. Peut-on sciemment regarder quelque chose qui ne nous renvoie pas une image humaine. Quelque chose sans signe ni signification, sans promesse ou sans commentaire. Quelque chose qui procède strictement du monde sans nous, qui n'a pas besoin de nous, qui s'étend dans une dimension tellement supérieure à la nôtre en temps et en espace qu'elle en vient à nier notre existence même? Non, c'est par trop effrayant. Non, parce que cela renvoie à une condition humaine si seule que cela en devient intolérable. Il nous faut de signe et des signaux, il nous faut à chaque minute le réconfort de la signification, du renvoi, du reflet de quelque chose. Il faut le confinement du sens, du langage pour ne pas être aspiré par le vide.
Le problème doit être que pendant le temps du voyage il faut bien faire quelque chose des gens. Avec les bateaux transatlantiques, les trains, il y avait encore une micro-société, des espaces différents, on pouvait oublier qu'on était avant toute chose un corps à transporter. Le voyage comme temps de plaisir, comme fin en soit existait encore. Maintenant qu'il y a cette batterie de gens, et puis cette abstraction absolue d'un voyage sans paysage Je me demande bien comment se passeront les voyages vers Mars. Est-ce qu'on plongera les gens dans un sommeil artificiel? Est-ce qu'on dissociera leur esprit de leur corps? Est-ce qu'on les bombardera de Toscane lyophilisée, de champagne frelaté, de video games comme ici?
On voit maintenant des terres basse, brunes, environnées de fjords, de bras de mer, des lacs. Ce doit être Terre Neuve. Depuis le début une marée de nuages, de milliers de kilomètres de crème fouettée, nappée. Et puis les côtes. Une nappe bleue pétrole unifiée par un friselis de soleil. Quelques lignes remarquablement nettes, une jetée, une route, puis un tapis brun vert extraordinairement uni. Terre. Hommes. Quelque chose à voir enfin véritablement, à comparer qui fait que les gens tendent le cou, se détachent du petit écran maléfique. Peut-on raisonnablement regarder le ciel, les nuages, la mer? Oui à condition d'y voir des hommes. Au hasard de l'immensité, nous nous avons les mots, les formes, les figures. Peut-on regarder ces choses comme un Dieu? Alors d'autres formes, d'autres symboles, d'autres figures. On ne peut pas regarder le rien, l'immense, l'infini ou l'immortel. Au pire au invente un dragon pour le voir, un dieu pour le voir à notre place. Ce qui nous est donné pour appréhender le monde, c'est le langage, c'est la recherche éperdue de l'autre comme miroir.
texte jean-philippe doré
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Cendres – bribes
 10 décembre
Dans Lexington Ave un dimanche après-midi les feuilles volent comme dans une musique de John Coltrane. Beauté absolue de cette ville. Son côté Venise, paradis perdu, ruines d'une beauté déchirante.
Whitney Museum. William Eggleston. Edward Hopper. Beauté des choses seules. L'Amérique et les choses. Vanité. Vacuité. Puissance. Mystère. Solitude.
Tout cela appartient au terrain vague et au hangar. Grillages, bouts d'asphalte, confins indécis et solutions rustiques. Fonctionnel et utilitaire, d'où la dimension mythique et symbolique n'est pas absente: ce sont simplement d'autres choses qui sont mythifiées.
A New-York, c'est une ville brutale dans un décor de théâtre fantastique. Ici à Boston c'est une forme de banalité qui est mythifiée. C'est le quotidien qui devient héroïque. Des marques de ketch-up, des hamburgers, toutes sortes de produits à la fois délirants dérivés consuméristes et porteurs d'une forme de tradition, d'une forme d'histoire.
Shopping mall à Boston. Sidération de l'espace fluide, des lumières égales, des sourires engageants. Choix infini pour chaque article, marketing agressif à force de sollicitude compassionnelle, fraternelle.
Grand comme une ville souterraine avec sa géographie, ses classes sociales. Fontaines, piazzas, clairières, avenues, rues, allées. Cafés, food courts, magasins à perte de vue et des sens. Gardes, flics, livreurs, nettoyeurs. Comme une réplique du monde en mieux huilé, en plus sécurisé, en mieux maîtrisé.
Contrôle permanent de la sollicitude. Sollicitude permanente du contrôle sous la forme d'un bourdonnement chaud et rassurant, légèrement hystérique.
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Ruines
 «Grands sont les déserts, et tout est désert.
Il faut plus que quelques tonnes de pierre ou de tuiles dressées
pour déguiser la terre, cette terre qui est vérité.
Grands sont les déserts, désertes et grandes les âmes,
désertes parce que nul ne les traverse qu'elles mêmes,
grandes parce que là tout est visible, et tout est mort.»
PESSOA

30 décembre
Philadelphie. La grandeur est là, mais les trous sont énormes. Des splendeurs baroques de toutes tailles s'érodent, s'effondrent, pèlent au point de révéler la fragilité de leur structure métallique. De véritables temples (banques, compagnies d'assurance, galeries marchandes, cinémas à la dérive) tendent leurs façades murées, leurs vitres crevées dans les rues rectilignes. Des façades somptueuses comme une extrapolation monstrueuse de l'Italie de la Renaissance, des corniches altières et noircies se lancent dans de vide des rues, abandonnées comme des étraves folles. Est-ce Rome après le passage des barbares? Quelle mer s'est retirée de là laissant ces épaves? Les longs murs de brique perpendiculaires aux rues racontent une autre histoire. Les coulisses. L'envers du décor, car tout ça n'est qu'un décor. Là-dessus on voit d'autres traces noircies. Les climatiseurs côtoient les anges baroques. Le collage est hallucinant. Une tour des années soixante-dix percute le Panthéon de Rome. Un castel hanté à la Blanche Neige, recouvert sauvagement par la façade d'un magasin, lui-même en faillite. Le vide brusque des parkings comme taillés dans la matière de la ville. Une espèce d'Atlantide en temps réel, où l'on construit à côté des ruines, où l'on oublie sans cesse plus vite, où l'on recommence toujours plus rageusement dans l'oubli de l'histoire. A New-York, la grille qui serre les bâtiments les uns contre les autres, et l'étroit corset des rivières Hudson et East ne donnent pas ce sentiment d'abandon, cette perte de de substance. Philadelphie, Chicago, Boston donnent cette impression de fuite, de dépressurisation de la ville, de perte de substance. En Europe, les limites de la ville historique agissent comme une cocotte minute qui cuit lentement le centre, laissant les périphéries dans de flou de l'ailleurs. A Chicago, à Philadelphie la grille tient jusqu'à ce qu'elle craque alors le vide surgit. Les rues rectilignes vont droit à l'infini, à l'indéterminé, nulle muraille ne les garde. Des environnements de suburbs surgissent au détour d'une quartier bien léché: une station service décatie dans des flaques d'essences et de boue, des grillages tordus, des appentis de planches pourries. Ici, la monumentalité est toujours suspecte, comme soufflée, trop rapidement montée, appuyée sur rien. Les rues sont goudronnées à la hâte, les maisons mal foutues, bordées de grillages de travers. Balloon frame des années quarante ou cinquante, elles semblent fragiles, à bout de souffle, à même d'être soufflées par un coup de vent. Peut-être comme Melvin Webber ou Baudrillard le pensaient, la ville physique n'a plus beaucoup d'importance. Peut-être que tout n'est plus que flux d'information, rites, imaginaires, ou bien process automatiques comme le shopping qui semble la pierre angulaire de tout, avec la gravité du religieux et la frénésie d'une drogue.
Le ciel est trop vaste. L'espace est trop vaste et mange les entreprises humaines. Foin des fières villes et des highways étincelants: c'est le ciel menaçant qui gagne, c'est l'espace qui triomphe. Cette même impression nous hante tout au long de l'interminable highway qui descend de Boston à Philadelphie. L'espace triomphe et les établissements humains ne sont pas de taille. Tout semble démontable, étrangement furtif et peu établi, malgré les fantastiques machineries de décor mises en œuvre tout autour de nous.

texte jean-philippe doré
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Méduses
13 Février 2009
 « La représentation n'est pas décalque du spectacle du monde, elle ce dans et par quoi se lève, à partir d'un moment, un monde. »
CASTORIADIS
2 janvier
Entre New-York et Boston. On roule dans le noir, dans le brouillard. La route est longue, l'espace immense, tout est noir. Autour de nous les énormes voitures américaines bondissent mollement comme des éléphants de mer. Aux abords des villes surgissent des publicités violemment éclairées, des bandeaux luminescents suspendus par de hautes potences métallique que l'on devine à peine dans le ciel noir. Nourriture. Voitures. Téléphones. Services divers. Aussi les "convicts" en photo avec le fameux "WANTED". Un violeur et une femme recherchée pour meurtre s'intercalent avec les pizzas, le real estate, les vacances aux caraïbes, la bière Bud Light, les compléments alimentaires qui font maigrir, le site de rencontres en ligne. Tout est mis sur le même plan, exposé bien à plat dans la même lumière, le même graphisme. Ultimement, une publicité pour la publicité occupe les panneaux vacants. Le vide n'existe pas, ne doit pas exister dans un environnement pareil. On traverse tout cela comme dans un rêve, un cauchemar. On traverse dans le noir dans ces étranges voitures à la fois lentes et rapides, on happe silencieusement ces lumineuses méduses d'information, on n'est plus que rétine et vitesse à la manière du capitaine Bowman en route vers Jupiter dans son vaisseau, rétine hallucinée. L'impression d'irréalité ne diminue pas à mesure qu'on entre dans l'alpha et l'oméga d'un monde si furieusement matérialiste qu'il en devient fantastique. Toute cette violente nature est tenue à distance par un imaginaire plus violent encore, un ordre plus impérieux, un mythe plus étrange. Ce n'est pas seulement qu'il ne reste plus que les choses, les produits qui semblent vivre leur vie propre en dehors de nous. C'est qu'il ne reste plus que leur trace, leur image, leur artefact de méduse qui flotte dans le brouillard noir. Tout, chaque chose est réduite à son résidu sec d'information, si finement diffusée et grainée qu'on a désormais affaire à un plancton d'information que l'on happe, que l'on gobe presque inconsciemment en lieu et place du monde. Mais c'est ça le monde. C'est ce que nos branchies humaines peuvent filtrer du monde.

texte jean-philippe doré
Logan Airport
7 janvier
Boston. Translation. Je saute plus ou moins habilement dans la neige mouillée, de voiture de louage en métro, de navette en aéroport. Ça rend un peu hagard. Suis-je comme le héros d' «Alice dans les villes» de Wenders? Eh bien, ma voiture a moins d'allure que ces longues berlines américaines des années soixante-dix, ces longs squales carrés qui étaient déjà des films à eux tous seuls. Et moi je ne ferme pas les yeux en pleine highway pour voir si c'est réel; je regarde bien devant moi. Pas de rencontre troublante, pas de jeune femme égarée mystérieusement avec un enfant. Logan, Terminal E, c'est une longue halle de granit, de faux bois et d'inox. Cent cinquante mètres de long, dix de haut, vingt-cinq de large.
Pris dans ces fameuses chaînes de mobilité on est plus que voyage, vitesse. Légère tension intellectuelle et nerveuse pour correctement sauter d'un mode à l'autre. Effort pour comprendre la langue, lire un plan de métro. A part ça on n'est plus rien, que le mode de transport lui-même; que le paysage qui défile. On devient une sorte de fret. Le parfait mode de transport voudrait qu'on enregistre son corps avec ses bagages et qu'on laisse ses pensées voler directement vers Paris. Peut-être y arrivera t-on un jour pour rallier les planètes lointaines. Mais qu'arriverait-il en cas de dysfonctionnement du système de récupération des corps? Usurpation d'identité corporelle, détournement de pensées, ghosts effrayants d'aéroports, zombies. Que faire des corps que personne ne demande? Autre solution plus commode et conformes aux temps: laisser aussi ses pensées au vestiaire.
Ombres humaines subordonnées au mouvement. Pensées même subordonnées au mouvement, centrifugées, dispersées, saupoudrées. Wire transfert, téléchargement, piratage, qu'adviendra-t-il d'elles?
Vision d'un voyage interstellaire dans une mer de souvenirs étrangers, un magma de fragments mentaux, éclairs, instants, plancton de pensées humaines qui ont déserté leur corps.
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