
« Inventer le bateau, c’est inventer le naufrage. »
disait Paul Virilio. Il citait aussi régulièrement Hannah Arendt pour laquelle le progrès et l’accident sont les deux faces d’une même médaille. Mais, faut-il le préciser, la thèse de Paul Virilio n’est pas la catastrophe, mais bien l’accident intégral.
Il aura décrit durant quatre décennies cet accident qui est au centre de son oeuvre. La décennie 1970 finalisera sa recherche sur le mur de l’Atlantique et lui fera commencer une histoire de la vitesse. Les deux décennies suivantes seront consacrées aux machines de vitesse, dont le cinéma, et la dernière décennie lui permettra d’exposer l’accident du temps.
La finitude dans l’accident intégral
Paul Virilio part de la philosophie aristotélico-scolastique de Saint Thomas d’Aquin ou l’accident s’oppose à la substance ou à l’essence. Mais, pour lui, « C’est donc bien le passage dans le Temps, autrement dit la vitesse de surgissement, qui accomplit la ruine de toute chose, chaque “substance” étant, finalement, la victime de l’accident de la circulation temporelle. » L’accident prend pour lui une dimension holistique, comme si la somme des accidents était mise en fusion par leur vitesse de surgissement pour devenir notre unique habitat que deviendrait l’accident généralisé « de la circulation temporelle ».
Une pollution de La Grandeur nature et la crise des dimensions
La vitesse pollue l’étendue du monde. Cette philosophie de l’accident est issue de la conviction spirituelle de Paul Virilio dans la sacralité de la Grandeur nature de la Terre-mère, souillée par les phénomènes de hautes vitesses.
Ses commentateurs s’intéressent aux contaminations des derniers avancées d’une technologique désormais numérique aux implications individuelles et sociales nouvelles. Mais rappelons que Virilio ne se limitait pas à la technologie en citant couramment Héraclite et, entre autre, son aphorisme
« Il faut éteindre la démesure plus qu’un incendie. »
Au-delà de l’accident symbolisé par l’incendie se pose la question majeure pour lui de la démesure, soit le manque de mesure et de dimension qui prive l’être de repères spatiaux. Paul Virilio oppose une écologie grise. La couleur gris est une référence à l’ontologie grise de Descartes mais aussi au disque de Newton. Il en disait :
« Cette écologie n’est pas perçue, parce qu’elle n’est pas visible, mais mentale. »
Une phénoménologie
L’accident se tapit dans l’ombre d’un progrès qui a vu l’humanité se construire une infrastructure technologique si avancée qu’elle a perdu le contact avec le monde physique qu’elle habite. La pollution dénoncée par Paul Virilio est bien celle qui, sous la tyrannie de la vitesse, nous empêche l’appréhension de « l’horizon externe » husserlien. Le second concept que Paul Virilio prend chez Edmond Husserl est celui du « présent vivant » qu’il cite à plusieurs reprises dans l’Inertie polaire (1990). Un antidote à l’accélération.
L’invention philosophique de Paul Virilio est « l’être du trajet » : un être du trajet physique, l’appel au développement d’une habileté de transition entre nos différents régimes d’expérience qui rejoint la métaphysique phénoménologique du rapport que la substance de l’être entretient avec ses accidents.
Le logicisme en question
Le conflit entre l’augmentation des capacités permises par la technologie et le « retour aux choses mêmes » de la phénomènologie provoque une expulsion du monde sensible et du mystère qui relie l’homme au cosmos. Cette séparation est due en grande partie à l’accélération des structures de l’expérience induite par les technologies avancées qui dépasse l’entendement humain. La technologie produit donc son propre accident du temps.
Paul Virilio montre comment la militarisation de la science et du progrès technologique a fonctionné comme le prolongement de l’art de la guerre qui opère non pour, mais sur l’humanité. Un effort de décolonisation doit aussi être fait sur « la colonisation de l’intérieur » du pouvoir militaire sur le pouvoir civil et la restauration de notre milieu de vie nécessite une « recivilisation », que d’une certaine manière le paracivil conquière totalement sa civilité.
L’eschatologie
Une partie de l’œuvre de Paul Virilio fut écrite durant la guerre froide et que la menace nucléaire était présente dans les esprits au point d’envisager l’extermination de l’humanité sans dramaturgie excessive. La latence de l’accident devient dès lors un accident, une sorte d’accident de l’attente.
Paul Virilio expliquait :
« Aujourd’hui, on ne peut plus partir du commencement pour aller vers la fin. Il faut partir de la fin pour aller vers le commencement. »
L’accident peut être pris comme une ressource immatérielle pour faire autrement en consommant moins de ressources matérielles et accepter la finitude de toute chose. La rythmanalyse de Vladimir Jankelevitch qu’appelle Paul Virilio concerne l’individu lui-même par une approche phénoménologique, mais aussi sa relation à l’autre. Elle peut être comprise comme une réponse à l’accident du temps.
Vers une écologie politique
L’écologie ne se réfère pas simplement à la surconsommation, à la toxicité et aux déchets ; elle fait également référence à l’équilibre et à la diversité. Or, l’augmentation exponentielle de l’information est une réduction de la diversité des perspectives. Le monde surdéveloppé a quitté l’économie biopolitique, celle de la gestion des corps, pour entrer dans celle de l’énumération et de la prédiction des comportements. Nous vivons déjà l’accident intégral dans la mesure où il existe déjà et « implose dans les mentalités », mais il est également « révélationnaire » permettant une certaine forme d’action.
Sur la fin de son œuvre, il réclamait la création d’un « ministère du temps » au côté de « l’université du désastre » :
« Je ne crois pas que la vitesse soit un progrès qui nous libère. […] Il serait urgent que se mette en place une économie politique de la vitesse, et pas seulement de la richesse. »