
Une ville étroite et stupéfiante. Assez ennuyeuse dans l’ensemble. Intérieurs hollandais toujours impeccables entr’aperçus derrière ces grandes fenêtres sans rideau qui donnent sur les rues. Moiteur des canaux qui fait remonter sur les façades un peu de cette fluidité aqueuse propre à l’Europe du Nord-Ouest et qui transforme insensiblement les rues en de longs travellings monotones au rythme du courant. Absence remarquable de la nuisance du trafic automobile (bien que ce facteur de bordel pourrait apporter le désordre nécessaire à qui voudrait respirer l’air d’une métropole). Voici pour l’ambiance. Mais l’événement était certainement dans la préparation de Noël et plus précisément dans le Shopping effréné qui l’accompagnait. Une ville anachronique à l’excès, décréter romantique et par là vouée au tourisme (je considère le quartier rouge et ses vitrines à « dames » comme l’élément polisson maître de ce jeu romantique qui consiste à s’empourprer en faisant semblant d’y toucher). Donc à Amsterdam il y a les dames et des rues commerçantes noires d’une foule de badauds très actifs.
Je regardais cette foule dense, chargée de sacs multicolores. Une frondaison d’enseignes électriques pour guide et le mouvement lent, quasi processionnel de chacun qui rappelait irrésistiblement le courant des canaux voisins. Dans cette ville comme gelée par le temps dans un dix-septième siècle fané, je me retrouvais en proie à un conflit intérieur : le refus de voir cette société du shopping décrit par Rem Koolhaas dans Mutations, la vivacité et l’excitation du moment présent, la contradiction entre usage et aspect d’une ville musée. Je décidais alors de donner raison à Koolhaas et me laissais absorber par ce formidable spectacle. Plus de sentiment patrimonial, exit les images fugaces entrevues au Rijk Museum de scènes populaires et pittoresques. Reste une sorte de parc d’attractions. Ou peut-être non, bien plus subtilement, un décor que l’on sait vrai, historique même, mais un usage bien plus présent, totalement déconnecté de la précédente réalité. Une histoire sans poids, rester là par inadvertance.
En quelques décennies, nos activités ont changer si rapidement sans l’accommodation de la tabula rasa, laissant loin à la traîne le cadre bâti, qu’il s’est opéré une disjonction formidable contredisant totalement l’injonction des modernes « form follows fonction ». À Amsterdam mieux encore qu’à Venise cela se ressent. Le fait que ce soit la capitale d’un pays riche atteste de l’ampleur du phénomène ; et étrangement je trouve cette révélation très positive. Voir au moment si particulier de Noël ce délire consumériste dans le décor de ces étroites maisons à pignons fut comme une libération : la possibilité de voir la ville européenne telle qu’elle est : décadente, nerveuse et excitante.
Je ne crois plus au contexte. Je ne suis plus sûr de croire encore au structuralisme. Le fonctionnalisme est mort. Alors quelle architecture pour aujourd’hui ? Est-ce que les théories ont encore cours ? Ne sommes-nous pas las d’elles ? Oui et dans notre nouvelle liberté s’impose un nomadisme de la pensée, une attitude flottante. Et même si le prix à payer est un certain sentiment d’exil, de bannissement hors des certitudes, nous apprenons que tout est légitime et qu’Amsterdam n’est qu’un rêve, une image septentrionale de l’archétype urbain actuel : n’importe quoi si seules se maintiennent les règles usuelles de l’éloquence, d’un minimum de politesse, et de la séduction.
Après plusieurs décennies de recherche sur la capitalisation des expériences, la science cognitive a retourné le problème : et si le phénomène de la mémoire était celui de l’oubli ? Comme si nous enregistrions absolument tout et qu’instantanément ou avec quelques minutes de retard, nous décidions de ce qu’il n’est pas important de retenir. Une mémoire en négatif en quelque sorte. Et si l’architecture actuelle était de la sorte.