Pour mémoire
Dans un texte intitulé « Architecture Principe, Pour mémoire », Paul Virilio explique la naissance du groupe Architecture Principe dans un contexte de crise de la commande artistique où les artistes se regroupent en collectif pour répondre à des commandes rémunératrices de mosaïque, vitrail, tapisserie ou encore maquette d’architecture : « il était donc beaucoup de questions d’intégration des arts est en 1961–1962, je fondais avec quelques amis (Odette Ducarre, Jacqueline Pavlowky, Danic, etc..) Architecture Principe qui n’était alors qu’un groupe parmi tant d’autres comparables ». Le succès espéré n’est pas au rendez-vous, le collectif s’était distendu lorsque la commande de l’église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers arriva et pour laquelle un architecte était nécessaire. Le peintre Michel Carrade organisa la rencontre avec Claude Parent alors que Paul Virilio venait d’emménager dans un immeuble récemment construit par l’architecte avenue du Maine à Paris. Paul Virilio a tout juste trente ans alors que Claude Parent en a dix de plus et déjà une production architecturale derrière lui, exécutée au sein de l’agence d’architecture qu’il a créé en 1956, composée de logements collectifs et des immeubles tertiaires en région parisienne. Il vient de finir deux villas — la Villa Drusch (1963) et la Villa Bordeaux (1964) — qui marquent un tournant dans son architecture par le recours à des plans obliques et de porte-à-faux. Claude Parent était habitué aux collaborations avec Ionel Schein tout d’abord puis André Bloc (par ailleurs directeur de la revue Aujourd’hui). Les deux hommes ont en commun un caractère trempé, le goût de la polémique et l’ambition de produire une « révolution théorique » de l’architecture.
Un collectif
L’histoire officielle du groupe Architecture Principe se réécrit alors : le groupe Architecture Principe aura été fondé en 1963 et dissout en 1968 par Claude Parent (1923–2016) et Paul Virilio (1932–2018), avec la participation du peintre Michel Carrade et du sculpteur Morice Lipsi. Paul Virilio en est le président fondateur (comme c’est indiqué en 3e de couverture de la revue Architecture Principe). Le collectif se fera remarquer par une production architecturale audacieuse, une exposition « Exploration du futur » dans les salines d’Arc-et-Senans en 1965 et la publication d’une revue constituant « le manifeste permanent du Groupe Architecture Principe » (10 numéros entre 1966 et 1968).
Nous, nous sommes anti-esthétique.
Dans le film d’Éric Rohmer, Entretien sur le béton (1969), Louis-Paul Letonturier interviewe successivement François Loyer, Claude Parent et Paul Virilio. Claude Parent se pose en bâtisseur et pédagogue tandis que Paul Virilio emprunte au théoricien. Paul Virilio parle alors de l’effet de capacité du béton dû à sa capacité de circulation. Le Béton, dit-il à la suite de Parent, permet la continuité, le franchissement, la capacité du franchissement. Parlant de Perret et d’autres architectes, Virilio indique que les premières utilisations architecturales du béton l’ont été dans sa capacité d’effet d’échafaudage (de structure pourrait-on dire même s’il s’agit ici plus du béton comme décor). Letonturier Parle alors du lyrisme architectural et Virilio lui répond : « Nous, nous sommes anti-esthétique. Pour nous l’esthétique est une chose qui perd de l’importance au niveau de l’usage. Autrement dit, s’il y a un esthétisme dans l’architecture, c’est celui de la qualité du déplacement des individus dans un volume. Ce n’est pas celui de la contemplation d’un matériau ou d’une façade […] »
L’oblique
"[…] au bénéfice de l’axe oblique et du plan incliné qui réalisent toutes les conditions nécessaires à la création d’un nouvel ordre urbain et qui permettent également une réinvention totale du vocabulaire architectural."
Dès le premier numéro de la revue Architecture Principe (février 1966) s’affirme le concept de fonction oblique : Claude Parent commence par « l’abandon de la notion de hauteur sera d’une importance capitale : elle permettra enfin la matérialisation de la réalité de l’espace-temps. De ce fait, les principes originaux de cet art de l’espace qu’est l’architecture seront radicalement modifiés, ses buts et son pouvoir singulièrement amplifiés » et Paul Virilio lui emboîte le pas : « Et nous sommes donc devant l’impérieuse nécessité d’accepter comme un fait historique, la fin de la verticale comme axe d’élévation, la fin de l’horizontal comme plan permanent, ceci au bénéfice de l’axe oblique et du plan incliné qui réalisent toutes les conditions nécessaires à la création d’un nouvel ordre urbain et qui permettent également une réinvention totale du vocabulaire architectural ». Plus tard, Paul Virilio dira plus simplement : « la fonction oblique […] est une culture du corps qui joue sur le déséquilibre, qui considère que l’homme n’est pas statique, mais en mouvement et que le modèle de l’homme, c’est le danseur ». Il est possible que l’expérience des bunkers basculés de biais sur les plages donna l’inspiration de la fonction oblique comme il l’expliquait lui-même : « cette idée-là me venait aussi de mes recherches et, plus particulièrement, de ces bunkers abandonnés qui, avec le recul des dunes, s’étaient déséquilibrés pour venir finalement se planter à l’oblique dans le sable des plages de l’Atlantique ».
Une église, un centre de recherche…
Architecture Principe produira pour toute architecture deux bâtiments et plusieurs projets non réalisés. L’œuvre la plus emblématique sera l’église Sainte Bernadette du Banlay à Nevers (1966), située dans un quartier résidentiel de la reconstruction. Décriée pour son brutalisme, l’église Sainte-Bernadette a été classée monument historique en 2000 et labellisée patrimoine du XXe siècle en 2005. Son parti architectural — expliqué dans le numéro de la revue du collectif de juin 1966 — est le suivant : « le schéma architectural de l’église, est représenté par deux plans inclinés inverses. Au point le plus bas, à l’angle du dièdre déterminé par leur rencontre, se situe l’accès à la nef, large escalier central d’une seule volée. Exprimant ce schéma, deux demi-coques de béton s’imbriquent l’une dans l’autre en se décalant par rapport à l’axe longitudinal ». L’église apparaît comme l’expression de l’architecture cryptique sur laquelle Paul Virilio travaille à cette période :
« La conception architecturale cryptique est obligatoirement développée et comprise à partir de l’intégrité des corps autonomes qu’elle contient et au devenir desquels elle est liée. Ces corps, considérés eux-mêmes comme première architecture, sont mis par elle à partir de leurs orifices de communication, en rapport avec le lieu — à travers les zones médianes du vêtement, deuxième architecture « portative « et des objets, fonctions cryptiques innombrables — ceci, jusqu’à la notion de territoire, c’est-à-dire de mouvement dans un espace possible et à travers celle-ci jusqu’à la notion de temps. »
Il existe d’emblée chez Paul Virilio une appréciation cinétique du corps en mouvement et de la relation par le déplacement des corps entre le dedans et le dehors ici appelé territoire qui s’impose à travers le motif de « crypte permanente et génésique ».
Un projet, non réalisé pour un complexe d’expositions et de manifestations culturelles à Charleville Mézières expose encore le principe de la fonction oblique. Les deux architectes — notons que sur les plans d’exécution de Sainte-Bernadette, Paul Virilio signe comme architecte aux côtés de Claude Parent, sans en avoir ni la formation ni l’expérience — propose une infrastructure habitée enjambant la Meuse comme un « inclisite », « un nouveau relais artificiel du relief ». Ce projet joue sur « l’effet de capacité » du béton armé pour « abolir au niveau de la logique formelle, le vieil antagonisme architectural entre intérieur et extérieur, celui-ci ne subsistant plus qu’au niveau de l’usage » avec « l’abandon des façades-frontières [qui amène] à retourner et parfois à enrouler le plancher sur lui-même ». À plus petite échelle, le principe sera retenu pour la maison Mariotti elle-même non réalisée.
Le second projet réalisé par les deux architectes sera le centre Thomson-Houston (Thales) à Vélizy-Villacoublay, construit entre 1964 et 1971 et démoli dans les années 2010. Parallèlement, Claude Parent réalisera un centre commercial de Sens (1967–1970) pour la société GEM doté de rampes en béton brut, reprenant les principes de la fonction oblique qui sera lui inscrit au titre des monuments historiques en 2011.
Entrer dans le temps
"J’ai rompu avec l’espace pour entrer dans le temps"
Avec les évènements de 68, Paul Virilio passe à autre chose. À Sylvère Lotringer, il dira en 2011 : « il est vrai que lorsque j’ai rompu avec l’architecture en 68. J’ai rompu avec l’espace pour entrer dans le temps. J’ai commencé à travailler sur la notion de temps parce qu’il me semblait être un élément qui avait été laissé de côté ». Claude Parent dira lui : « Paul Virilio, qui lisait régulièrement la revue des Situationnistes (distribuée sous le manteau, ce qui n’était pas pour lui déplaire) appréciait leur position architecturale. J’ai mis longtemps à découvrir ses sources situationnistes, ainsi que celle de Lewis Munford, de Galbraith, qui l’ont merveilleusement préparé à aborder mai 1968. Il était, grâce à eux, très en avance ». L’engagement politique de Paul Virilio lors des évènements de mai 1968 entre alors en contradiction avec le désintérêt politique de Claude Parent et l’aventure collective s’arrête là. Une distension majeure apparaîtra quelques années plus tard entre les deux hommes à propos du nucléaire. Alors que Claude Parent accepte de prendre la tête du Collège des architectes du nucléaire (1974–1982) à la demande d’EDF, Paul Virilio s’y oppose au motif que « l’équilibre de la terreur bloqua la pensée et l’imagination dans les années d’après-guerre […] la bombe atomique devient une arme de dissuasion, garante de paix par une peur absolue, celle de la fin du monde ».
Exploration du futur
Revenons en arrière, le groupe Architecture Principe a conçu l’exposition « Exploration du futur » dans les salines d’Arc-et-Senans en 1965 qui restera exposée 7 ans de suite. C’est Michel Parent, inspecteur général des monuments historiques et frère aîné de Claude Parent qui avait introduit les deux architectes. Cette exposition, réalisée avec Patrice Goulet, se veut une confrontation des projets de Claude Nicolas Ledoux et de Étienne-Louis Boullée avec ceux d’Archigram, de Walter Jonas, de Paolo Soleri, des métabolistes japonais et des propres productions utopiques du groupe et en particulier les grands formats dessinés par Claude Parent. Composée de deux salles, la première salle d’exposition présente les travaux des architectes du XVIIIe siècle Ledoux, Boullée et Lequeu tandis que la seconde présentait des projets contemporains. Étonnamment, cette exposition n’a pratiquement pas laissé de traces, pas même un catalogue. « Lors de la conférence de Folkestone en 1967, qui réunissait des personnalités importantes de la scène architecturale comme Archigram, Han Hollein ou les métabolistes japonais, Claude Parent et Paul Virilio ont reçu un accueil mitigé ». Il faut comprendre par-là que les deux architectes activistes n’auront pas réussi à percer malgré leur production manifeste, qu’elle soit écrite ou bâtie.
Circulation habitable
"[…] demain, l’architecture sera essentiellement circulatoire."
Il reste de cette période, outre le principe désormais connu de la fonction oblique — qui sera abandonnée comme telle ensuite dans l’œuvre de Paul Virilio — celui de « la circulation habitable » qui fera l’objet du numéro 5 (juillet 1966) de la revue Architecture Principe. Le terme sera repris plusieurs fois par Paul Virilio jusque dans un de ses derniers livres « Le grand accélérateur » en 2010. Le terme apparaît dès le n° 3 de la revue sous la plume de Paul Virilio : « désormais deux tendances principales vont s’affronter : rendre l’architecture mobile « ou la circulation habitable : « […] demain, l’architecture sera essentiellement circulatoire, l’espace de stationnement perdra de son importance au profit de l’espace de transfert ; l’habitat comme la cité tout entière, seront « mobilisés « par la fonction oblique ». Or « ce bouleversement de l’ancienne philosophie de « l’habité « se répercutera d’autre part sur les arts plastiques, sur la peinture en particulier, celui-ci participant étroitement au viel univers mural, au monde des frontons et des palissades. Ces arts ne reprendront leur actualité qu’on s’intégrant, aussi, à une nouvelle définition de l’espace vécu ». Car déjà dans la pensée de Paul Virilio s’opère un basculement sociologique comme il le rappelle à Sylvère Lotringer : « À partir du moment où vous parlez de rythmologie, vous introduisez la question de la vitesse. Pas seulement des rythmes biologiques, mais des rythmes sociologiques, c’est-à-dire l’accélération » en ajoutant « Le point le plus important de l’architecture de la mondialisation est la compression temporelle. Évidemment, une fois que nous l’avons dit, cela signifie que nous allons parler de temps, contrairement aux années cinquante et 60 où tout le monde parlait d’espace. Maintenant, il faut parler de temps. La compression temporelle est un terme technique. Il illustre le fait que le temps réel est un élément ou une puissance déterminante ». S’opère dès les années 1960 une divergence entre les deux architectes du groupe Architecture Principe : Claude Parent tend vers la pratique ancrée dans l’espace tandis que Virilio pose les prémices d’un discours théorique sur le temps.
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