Le monde sort ébranlé de la pandémie de COVID-19. Si l’origine de l’épidémie n’est pas clairement déterminée, les scientifiques s’accordent sur deux facteurs essentiels. Le premier est lié à la colonisation toujours plus importante des écosystèmes par les activités humaines partout dans le monde. Cela a favorisé l’apparition de la zoonose dans la province du Hubei, en Chine centrale. Or, sa capitale Wuhan est aussi un important lieu de production d’objets manufacturés et un hub du commerce international. Le second facteur veut que l’épidémie ait pu se répandre à travers le monde en quelques semaines en utilisant le vecteur des liaisons aériennes. La pandémie est avant tout une crise du débordement des activités humaines dégradant l’environnement ainsi qu’une crise de la vitesse de nos sociétés hyper mobiles. Dans De la démocratie en pandémie (2021), Barbara Stiegler explique qu’il s’agit plus d’une syndémie, une maladie causée par les inégalités sociales et la crise écologique entendue au sens large issue d’un modèle économique aberrant.
D’autres risques nous menacent avec l’évolution inéluctable du climat. Les vagues de chaleur vont affecter durablement les productions agricoles, susciter le développement de nouvelles maladies, produire des sècheresses qui produiront à leur tour des mégafeux comme en Australie en 2019, mais aussi des inondations meurtrières comme en Allemagne et en Belgique en 2021, etc. Avant tout cela, nos pratiques modernes — urbaines et agricoles — avaient déjà bouleversé les écosystèmes et appauvri la biodiversité. La situation de la planète Terre est donc grave. Le propos n’a rien de pessimiste, mais, pour reprendre les termes du philosophe Paul Virilio, il est grand temps de regarder la méduse dans les yeux.
–l’accident intégral
Le même Paul Virilio annonçait que nous étions entrés dans l’ère de l’accident intégral après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 et la pollution radioactive de grande ampleur qu’elle engendra. Les économies mondiales sont tellement interconnectées qu’il n’est désormais plus possible de parler d’accidents locaux et que leurs répercussions sont fatalement globales. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine provoque une incertitude alimentaire mondiale du fait de l’impossible exportation des céréales dont ce pays est un producteur majeur jusqu’à engendrer un risque de famine en Afrique. Il ne faut donc pas se tromper d’échelle d’autant que les risques sont désormais cumulatifs. En 1999, le virus Nipah est apparu en Malaisie, or il fut transmis aux porcs puis à l’homme par des chauves-souris qui avaient trouvé refuge dans ces élevages suite à des feux forestiers. Ulrich Beck a théorisé dans La société du risque (1986) la gestion infrapolitique des risques dégagée de tout réel débat démocratique. Il est donc urgent que nous nous exprimions sur ces sujets et que les projets Europan s’en saisissent. L’accident intégral dans lequel nous sommes désormais plongés nous impose de prendre en compte la simultanéité des évènements et leurs combinaisons. Oui, il s’agit bien là d’une vision apocalyptique pour reprendre le terme employé par les détracteurs de Beck ou de Virilio. Mais souvenons-nous alors que l’Apocalypse biblique n’est pas une destruction, mais une architecture en mouvement, pour reprendre les termes de Jacques Ellul, qui conduit à la révélation du Tota simul, donc du tout en même temps. Alors que les systèmes urbains sont devenus complexes et dépendants de réseaux technologiques vulnérables, il n’est plus possible d’entreprendre une approche analytique visant à résoudre un seul problème à la fois. Désormais nous devons prendre en compte le tout en même temps qui inclut nécessairement l’interdépendance aux écosystèmes.
Lors des débats entre les membres du jury Europan 16, le concept du One Health, pouvant se traduire par une unique santé, est apparu fédérateur de nombreuses propositions des candidats. Ce concept mis en avant depuis le début des années 2000 aux États-Unis propose une prise de conscience des liens étroits entre la santé humaine, celle de la biodiversité et l’état écologique global. Elle vise à promouvoir une approche pluridisciplinaire et globale des enjeux sanitaires. Par extension, One Health incite à la conservation des différents milieux dans un bon état sanitaire. Cette attention croise la philosophie pratique du Care qui englobe le soin, mais aussi l’attention portée aux êtres et le concernement de tous les acteurs. Le principe s’est lui ainsi déplacé à l’ensemble des êtres vivants pour veiller au fonctionnement ordinaire du monde. Ce réalisme ordinaire au sens que propose Cora Diamond dans L’Esprit réaliste (2004) met le Care dans une perspective éthique et très pragmatique.
Dès lors, la nature en ville apparaît comme un concept stérile. La naturalité est partout et nous habitons la nature. Il se joue ici une indifférenciation entre les espaces de centralisés fortement urbanisés, les espaces intermédiaires et périphériques ou encore des espaces ruraux et naturels. Il n’est plus question de quelques mètres carrés d’espaces verts ou même de services écosystémiques dont les tentatives récentes de valorisation économique sont une impasse idéologique. Ici, nous parlons de la grandeur nature, la dimension nécessaire à la nature, dont nous faisons partie, pour survivre. Elle nécessite la compréhension profonde des relations entre les choses : les relations entre le moindre fil d’eau et les aquifères profonds, la possibilité de migration géographique des cortèges animaux et encore bien d’autres choses. La grandeur nature nous entoure puisque c’est notre milieu de vie. Elle intègre une chose aussi élémentaire que le droit à la nuit, donc à l’obscurité, utile pour les insectes et les animaux nocturnes, mais aussi pour l’équilibre mental des sapiens que nous sommes. Comme le rappelait Felix Guattari dans Les trois écologies (1989), les questions environnementales sont en étroite relation avec la santé mentale des hommes.
– agir sur la grandeur nature
La conscience de l’accident intégral ne conduit nullement à l’inaction. Laissons la sidération et le déni à ceux qui ont trop d’intérêt à maintenir un capitalisme de court terme dans son état d’accélération. Chaque intervention compte telle l’action du colibri de Pierre Rabhi, mais il ne faut pas se tromper sur la portée de nos actes. Nous ne pouvons pas tout faire et les projets Europan doivent avoir l’humilité d’agir imparfaitement. Il nous faut aussi accepter la réalité d’un paysage sinistral ou l’accident intégral est latent.
Afin de préserver la grandeur nature qui abrite la diversité biologique, nos actions doivent tendre vers la sauvegarde de la dimension nécessaire à la vie de tous les êtres vivants et à la restauration des milieux lorsque ceux-ci sont dégradés. Les moyens sont multiples : sanctuarisation de certains espaces, rétablissement des relations écosystémiques par des actions ordinaires, etc. Mais cela touche aussi la santé mentale des humains en leur offrant des expériences de nature et en ménageant leur chronobiologie. Le concept de One Health nous pousse à préserver la bonne santé de tous les milieux pour les rendre robuste à la déflagration de l’accident intégral. De nombreux projets d’Europan 16 ont été dans ce sens en aménageant le temps ou en ayant une approche écoféministe du ménagement des espaces à l’opposé d’une pratique par trop interventionniste, d’ailleurs, en avons nous encore les moyens ?
L’important est bien d’avoir des actions de sauvegarde et de restauration qui, bien que locales, s’intègrent dans une compréhension globale des phénomènes. Elles doivent surtout être capables de produire des formes d’intervention transversale. Jana Revedin propose dans Construire avec l’immatériel (2018, p. 11) de révéler le potentiel d’une situation plutôt qu’à la maîtriser et le projet devient alors une expérience en œuvre ouverte. La robustesse qui nait de la bonne santé des écosystèmes, y compris anthropisés, nécessite une observation incessante du déroulement des évènements et une adaptation en continu de nos modes d’action. Ce qui est trop rigide n’est pas robuste et Paola Viganò y oppose même des ajustements successifs, pour ne pas dire provisoires ou réversibles dans Métamorphose de l’ordinaire (2013, p. 61). Il est intéressant de voir comment certaines équipes candidates à Europan ne proposent pas de projet d’aménagement sur l’ensemble des périmètres, mais des boîtes à outils pouvant s’appliquer au cas par cas, ou des tableaux périodiques agissant sur les chronotopes. Ces actions ciblées visent alors la robustesse des milieux pour qu’ils puissent par eux-mêmes réagir aux aléas.
– l’encore là
La décolonisation du langage technique qui doit désormais nous fait proscrire des expression comme « nature en ville », « repli stratégique », etc., doit aussi s’attaquer au « déjà-là » qui est donné comme un état des lieux. Tout est toujours déjà-là. Au-delà du jeu sémantique, il faudrait plutôt s’intéresser à l’encore là et au à venir, c’est-à-dire à ce qui a déjà résisté et qui nous est parvenu, ainsi qu’aux évènements qui vont arriver et fatalement modifier cet encore là. Tout est une question de détermination de la bonne dimension laissée à la grandeur nature pour créer des villes sur-vivantes.
Les oppositions entre la ville et la campagne ou entre l’industrie et la nature n’ont plus cours. Déjà, les projets de la session précédente d’Europan, intitulée Ville productive, avaient mis en avant la synergie entre les activités anthropiques et les écosystèmes à partir d’un urbanisme mutable, les utilisations énergétiques des phénomènes naturels ou encore de la constitution d’une économie locale symbiotique voire agropolitaine. Continuons à prendre parti, il y a urgence, et épousons une forme de radicalité tota simul pour rétablir la grandeur nature. Sinon, pour reprendre les mots de Léon Tolstoï, ce qu’il faut de terre à l’homme, par cupidité, sera notre tombeau.