ENSAB 2020
Pour aborder l’intégration des rythmes dans l’architecture, voici quelques constats d’un praticien travaillant sur un littoral urbanisé, celui de la Charente-Maritime : La description de trois situations construites de bord de mer, présentant « des architectures sans architecte », permet d’en déduire une quatrième, par association des trois précédentes, qui éclaire ce sujet.

Figure 01
Légende : Plan du rez-de-chaussée du Fort Boyard, Génie (non daté), archives UDAP 17.

Figure 02
Légende : Capture d’écran d’une version étrangère du jeu télévisé Fort Boyard (2018), crédit photographique Jean Richer.
Une certaine indétermination spatiale des espaces intérieurs aura permis d’accueillir ces diverses fonctions dont l’imprévisible jeu. Les études historiques montrent que le patrimoine monumental bâti se révèle étonnamment adaptatif avec des programmes qui se succèdent à fil des époques avec des modifications architecturales souvent sommaires par rapport aux bouleversements programmatiques. L’autre trait d’un monument est naturellement sa permanence qui aujourd’hui est renforcée par les politiques de protection et de conservation. Si beaucoup de monuments ont disparu (irrémédiablement dénaturés ou détruits), une forme de survivance monumentale peut surprendre même durant les périodes historiques les plus troublées. D’anastylose en transformation, les monuments perdurent et il faut comprendre que leur permanence n’est due qu’à des campagnes de travaux régulières sans lesquelles ils tomberaient rapidement en ruine.
On retiendra de cette première situation la permanence du monument parfois renouvelée par la reconstruction mais aussi une ouverture programmatique aidée en cela par une forme d’indétermination.

Figure 03
Légende : Saint-Jean-de-Monts (hiver 2012), crédit photographique Jean Richer.


Figure 04a et 04b
Légende : Pulsations nationales d’après les données de téléphonie mobile, mai et août 2014, crédit Pierre Deville (2014).
Cette spécialisation produit arithmétiquement un stock immobilier au faible taux faible occupation. La situation devient problématique lorsqu’il s’agit de maintenir du logement à l’année pour une communauté locale dont l’activité économique serait moins dépendante du tourisme. Les documents locaux de planification (PLU et SCoT) s’y cassent les dents. De manière plus générale, cette spécialisation semble peu adaptable aux évolutions contemporaines car la société évolue vite. La croissance des jeunes retraités actifs qui désirent résider au bord de mer à l’année bouleverse aujourd’hui la donne. Certains services, y compris de santé, sont inexistants en hiver. L’évolution du climat avec le renforcement des phénomènes de tempête ou des épisodes de fortes chaleurs va nécessairement influencer ces mêmes rythmes sociaux.
La variation des rythmes de vie est prise en compte depuis les années 1970 en géographie humaine et en sociologie avec les travaux de Torsten Hägerstrand sur la Time Geography (1970) ou ceux de Kevin Lynch (1971) complétés par ceux de Henry Lefebvre (1992). Cette école de pensée se rattache à la phénoménologie de Martin Heidegger (« Être et Temps », 1927) et de Maurice Merleau-Ponty (« La Phénoménologie de la perception »,1945). En se centrant sur la perception de l’individu et ses déplacements quotidiens, une nouvelle spatialité se révèle au regard et avec elle une autre manière de voir l’usage des constructions. Pourtant le chrono-aménagement, né des politiques temporelles en Europe, est une discipline qui peine à émerger. La démarche est portée en France par la Ville de Saint-Denis, le Grand Lyon ou la ville de Grenoble.
On retiendra de cette seconde situation la nécessité de prendre en compte les rythmes sociaux dans l’aménagement tout en notant que la spécialisation est souvent source d’une détermination dont l’adaptabilité peut être questionnée.

Figure 05
Légende : Maison à La Faute-sur-Mer suite à l’évènement Xynthia (2010), crédit photographique Jean Richer.

Figure 06
Légende : Chantier de déconstruction en zone de solidarité à La Faute-sur-Mer (2012), crédit photographique Jean Richer.
« Accidents are already in every building – it is just that we may choose to not see them » (Adrian Forty, 2019), et la catastrophe qui conduit à la destruction d’une construction peut venir de la guerre, d’un risque naturel ou d’un accident technologique. Le philosophe Paul Virilio a fondé une partie de son approche « révélationnaire » sur la finitude, nous enjoignant à regarder la fin irréversible pour mieux penser le début de toute chose. Le principe consistant à « partir de la fin » rappelle ce qui se pratique en matière d’analyse de cycle de vie et de backcasting. Cette dernière méthode (dite aussi analyse rétrospective normative) se distingue donc de la prospective (forecasting) qui projette dans l’avenir les tendances du passé. Elle se définit selon son inventeur, John B. Robinson (1990) comme une méthode normative, orientée vers le design, qui fonctionne « en partant d'un point final déterminé vers le présent afin de déterminer les mesures politiques qui seraient nécessaires pour atteindre ce point ». Initialement employé pour atteindre un but voulu, le backcasting peut être employé pour échapper à la catastrophe en réorientant les décisions à différents moments. Déjà, des constructions temporaires sont imaginées sur les falaises d’Ault pour anticiper l’érosion galopante. La proposition de loi « Adaptation du littoral au changement climatique » (abandonnée en 2018) prévoyait des outils juridiques novateurs comme les zones d’activité résiliente et temporaire (ZART) : une manière de prévoir « la fin de partie » des zones urbaines les plus vulnérables. Cette disposition sera bientôt reprise avec un nouveau permis de construire autorisant « des constructions non pérennes et démontables » dans des zones dites de transition.
Ce n’est donc plus ici la réversibilité programmatique qui est en jeu mais bien celle de l’existence même de l’architecture qui doit restituer le site tel qu’il était avant l’édification. Ce type de réversibilité doit s’envisager dans ces cas précis, à forte vulnérabilité, et la conception architecturale s’en trouve irrémédiablement changée. Elle appelle dès lors des logiques anticipées de démontage, de recyclage ou de réemploi.
Posons que certaines architectures sont faites pour demeurer tandis que d’autres doivent être pensées dans leur réversibilité. Remarquons au passage que l’industrie aborde la question sans complexe en concevant des bâtiments à la durée de vie déterminée relative à une production spécifique qui s’accompagne de plus d’une forte flexibilité dans l’adaptation des lieux. J’observe déjà cette situation avec l’entreprise aéronautique Stelia Aerospace à Rochefort-sur-Mer qui construit des bâtiments industriels à durée de vie courte (parfois moins d’une décennie).
L’observation des modes de vie doit nous conduire à une rythmanalyse qui serait plus centrée sur l’activité que sur les lieux ; ces derniers devenant des réceptacles un peu à la manière dont les structuralistes du groupe Team X (Aldo Van Eyck en particulier) envisageaient l’architecture. L’analyse des rythmes quotidiens et leur intégration dans le cadre bâti pourraient définir, pour chaque contexte, un agenda des usages en fonction des lieux. Pour illustrer ce propos, observons que les établissements scolaires (écoles, collèges et lycées) sont vides au moment même où la pression estivale s’applique fortement sur une frange littorale pourtant si étroite. Ne pourrions-nous pas imaginer de mutualiser certains équipements littoraux en foisonnant les usages locaux et balnéaires ? Il réside ici une économie flagrante d’espace et une ambition de prise en compte des rythmes qui seraient amenés à repenser l’architecture. Une expérience, bien que modeste, est en cours sur l’Île-d’Aix pour transformer un ancien centre de vacances en lieu d’accueil à l’année avec des formations hors saison et l’hébergement des travailleurs saisonniers l’été.
Nous devons changer notre manière de voir l’architecture en favorisant son caractère associatif. Loin du discours dominant qui privilégie l’objet isolé, nous devons rechercher la musicalité et le biorythme des milieux habités. Plus que de rendre souples ou adaptables des programmes isolés, c’est dans un travail fin sur la relation entre ce qui existe déjà et ce qui manque que se trouve la solution. Ce travail sur la relation et sur la combinaison des processus peut se comprendre comme la résonance développée par Hartmut Rosa. À côté de l’architecture de l’espace se déploie dès lors l’architecture du temps.
Cela nous amène à la théorie métaboliste japonaise qui se définit comme un processus régénératif entre architecture et planification urbaine où les choses sont considérées comme des formes en perpétuelle évolution dans le temps : « La théorie métaboliste est basée sur deux principes : la diachronie ou la symbiose des différentes périodes de temps […] L’objectif principal du mouvement métaboliste était de présenter ce processus de régénération dans l'architecture et l'urbanisme avec la conviction qu'une œuvre d'architecture ne doit pas être gelée une fois terminée » (Kurokawa, 1992, p. 1). En opposition à la planification statique, les métabolistes proposaient de passer du master plan au master program pour lequel différentes voies sont possibles pour atteindre ses objectifs. L’architecte japonais Fumihiko Maki avançait l’existence de master forms, qui sont au temps ce que les constructions sont à l’espace : « Notre préoccupation n'est donc pas un ”master plan”, mais un ”master program”, puisque ce dernier terme inclut une dimension temporelle. Donné comme un ensemble d'objectifs, le ”master program” suggère plusieurs solutions possibles pour y arriver, le choix de l'une ou l'autre est décidé dans l’écoulement du temps en fonction de ses effets sur le concept initial. Comme corrélât physique du ”master program”, il y a les ”master forms”, qui diffèrent de bâtiments car elles répondent elles aussi aux impératifs du temps » (Maki, 1964, P4).

Figure 07
Légende : Frise du faisceau des pensées du temps perçu (2020), crédit Jean Richer.

Figure 08
Légende : Vue du vélum urbain de Rochefort-sur-Mer (2018), crédit photographique Jean Richer.
L’urgence environnementale bouleverse nos habitudes. À la suite du « Manifeste accélérationniste » de Nick Srnicek et Alex Williams, il nous revient d’accélérer nos modes de pensée pour créer de nouvelles infrastructures d’action propices à « libérer nos horizons en les ouvrant vers les possibilités universelles du Dehors ». Nous devons rapidement inventer le cadre d’une Deep Adaptation, pour reprendre les termes de Jem Bendell, qui soit résiliente, créative et qui réponde à la non-linéarité des phénomènes à l’œuvre. Il faut dès lors ouvrir l’architecture à une dimension relationnelle et l’inscrire dans le temps. Face aux effets du changement climatique, l’architecte doit dès lors modifier ses modes de conception pour participer à l’adaptation profonde du littoral urbanisé.
Deville P., 2014, Dynamic population mapping using mobile phone data, Proc Natl Acad Sci USA, également sur le site de l’Université de Lorraine Première cartographie dynamique de la population à l’échelle nationale à partir de données de téléphonie mobile.
Forty A., 2019, Structural failure : accidents waiting to happen, Architectural Review, Issue 1458, February 2019.
Kurokawa K., 1992, From metabolism to symbioses, Londres, London Academy Editions.
Lefebvre H., 2019 , Éléments de rythmanalyse : Introduction à la connaissance des rythmes, « Collection « Rhizome », Paris, Eterotopia.
Lynch K., 1976, What time Is this place ?, Cambridge, MIT Press.
Maki F., 1964, Investigations in collective form, Washington, Washington University.
Robinson, John B. 1990. Futures under glass : a recipe for people who hate to predict Futures, vol. 22, issue 8, pp. 820 – 842.
Rosa H., 2010, Accélération, une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
Virilio P., 1977, Vitesse et politique : Essai de dromologie, collection « L’espace critique », Paris, Galilée.
Williams A., Srnicek N., 2014, Manifeste accélérationniste, Multitudes, vol. 56, no. 2, pp. 23-35.