Deux corps féminins sont sur scène, un duo se fait à la fois face, symétrie et gémellité, autour d’un crépitement de néons central, à savoir une fragilité lumineuse et sonore. Deux corps ne pouvant se séparer ; un abandon difficile ; une éclipse délicate.
Inspirée par les écrits de la philosophe Simone Weil, notamment son livre « La Pesanteur et la Grâce », la pièce chorégraphique de Gianni Joseph, Ékleipsis, est conçue en trois temps/trois états, comme un va-et-vient permanent entre Soi et l'Autre, oscillant entre les hauts et les bas de l’existence.
D’un moment confortable à une transformation subie, de la transformation à l’acceptation de soi, la chorégraphie se présente comme un dialogue à la fois bienveillant et éprouvant, indécis et déterminé, instinctif et conscient, avec soi-même. Si le titre donné à la chorégraphie rappelle le phénomène astronomique qu’est la disparition du Soleil ou de la Lune, il est surtout question dans ce duo d’une occultation éphémère, autrement dit d’une alternance entre force et fragilité, élans et chutes, subis par le temps qui passe ou encore par les interactions humaines.
« Ékleipsis », étymologiquement « abandon, disparition, désertion, défaillance ».
Désertion d’un corps et d’un Moi, pour mieux revenir.
Gianni Joseph mêle ici danse et arts visuels avec nuance.
Si le danseur a été invité à présenter sa chorégraphie aux deux institutions exposant l’œuvre du sculpteur Antoine Bourdelle — le Musée-jardin départemental Bourdelle d’Égreville et le musée Bourdelle de Paris —, ce n’est pas un hasard. Antoine Bourdelle s’intéressait à la danse. Tout comme la sculpture, cette discipline reste une maîtrise de la forme, un équilibre parfait des pleins et des vides, une virtuosité de représentation de la dimension psychologique du modèle/danseur par un modelé, une lumière et une matière.
Dessinateur, Bourdelle a tracé de nombreux croquis d’Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne du début du 20e siècle. Aussitôt après l’avoir admirée à la scène, il esquissait chez lui, de mémoire, toutes les attitudes qu’elle avait prises. On y voit la danseuse s’animer, tournoyer, virevolter, bondir avec frénésie, onduler avec langueur. Elle a également inspiré le sculpteur dans l’exécution de ses bas-reliefs pour la façade du théâtre des Champs-Élysées, érigé entre 1910 et 1913, sur lesquels il représente la Danse, la Comédie, la Tragédie, la Musique, la Sculpture et l’Architecture. S’il la fait apparaitre à plusieurs reprises dans des poses différentes, elle fait face, dans le bas-relief personnifiant la Danse, à un autre chorégraphe magistral de ce début de siècle, Vaslav Nijinsky.
Ce duo sculpté, contraint dans un cadre exigu dans lequel il se contorsionne, envahissant l’espace, sans pouvoir se dérober, n’est pas sans rappeler les danseuses d'Ékleipsis. Leur jeu est simple et évident. Le rythme est lent, vif, irrégulier, homogène et hétérogène. Il s’exprime à la fois dans l’affirmation du mouvement et dans l’expression d’un espace limité. Les danseuses signifient sans décrire. Elles peignent un équilibre délicat entre l'attraction terrestre et la quête d’élévation, à l’image des différentes étapes menant à l’acceptation d’un Soi, assumant l’abandon d’un passé estimé.
Le corps se confronte au temps, lequel passe vite ; il est en duel avec lui-même. Dans Ékleipsis, après un rythme lent, ralentissant métaphoriquement la transformation d'un Soi tant redoutée, la musique s’accélère — tel un battement de coeur en fin d’effort —, les néons s’activent — tel un embrasement —. Dans ce monde où tout va vite, se résigner à la lenteur, au vide et au détachement permet de se préparer à un Soi en mutation. Le(s) corps s’empare(nt) de l’espace, il(s) exprime(nt) abattement, impuissance, espoir et aspiration. Comme dans un instinct de (sur)vie, il(s) reprend(nent) vie avec ferveur, sérénité et bienveillance.
Antoine Bourdelle déclarait que non seulement le statuaire se pétrissait lui-même dans la matière, mais il y fondait également son moi inconscient. Et si la danse n’était autre que sculpture, à savoir jeux de perspectives, d’ombre et de lumière, de force et d’apesanteur, de douleur et de volupté, ou tout simplement un abandon de soi, passager, à l’intention d’un public ? L’effort, la dureté des ébauches, la maturité, l’agilité, la perception de l’espace et du temps, avec, au final, des visiteurs/spectateurs recueillant chacun les bribes d’une âme laquelle se confie, sont le matériau commun du danseur et du sculpteur, soit « rendre sensible le mouvement de l’être » 1.
Ce rapport à la technicité et au temps, cette force donnée au corps et à la performance, et cette implication mentale du visiteur/spectateur, renvoient aux installations vidéo ou environnements sonores de l’artiste contemporain américain Bill Viola, lesquels sont, à l’instar des oeuvres d’Antoine Bourdelle et de Gianni Joseph, dans un processus de théâtralisation. Privilégiant les thèmes universels tels que la naissance, la mort, les quatre éléments, l’oeuvre du vidéaste est construite autour de trois questions : Qui suis-je ? Où suis-je ? Où vais-je ?, questions que Gianni Joseph pourrait subtiliser pour décrire Ékleipsis. Le duo ne fait qu’un corps, l’Autre étant un Soi lui échappant. L’attirance des danseuses, au commencement de la chorégraphie, vers le puits lumineux central, aveuglant, et leur renoncement, au final, à cette même source, s’éteignant progressivement, montre la difficulté à se détacher d'un Soi avec lequel on a toujours vécu pour enfin tolérer ce départ, cet abandon inévitable, à savoir accepter un renouveau, lequel sera inévitablement différent du passé. « La métamorphose la plus profonde et la plus radicale est totalement intériorisée, invisible, sauf qu’elle modifie la substance même de la personne, qui finit par rayonner et transformer tout ce qui l’entoure. » 2
Savoir accepter l’Ékleipsis ou l’anatomie d’une renaissance.
Stéphanie Richer-Barbon
Le 15 août 2024
Crédit photographique : Patricia Géraud