
Entretien à distance entre Alain Fleischer et Jean Richer
Pouvez-vous nous raconter les circonstances de votre rencontre avec l’architecte Hala Wardé et votre participation à l’exposition ‘A roof for silence’ pour le pavillon du Liban à la biennale de Venise ?
J’ai tourné un film sur le Louvre Abou Dhabi, et c’est ainsi que j’ai rencontré Hala Wardé, responsable du chantier et principale collaboratrice de Jean Nouvel. Face à diverses difficultés, elle nous a facilité le travail, c’est elle qui a rendu le film possible, et c’est elle qui m’a encouragé à en développer certains aspects comme, par exemple, la relation avec le grand artiste italien Giuseppe Penone. Par la suite, j’ai appris qu’Hala Warde était lauréate d’un concours international d’architecture pour la création d’un musée d’art moderne à Beyrouth, et que d’obscures manœuvres l’avaient dépossédée de son succès. Je lui ai proposé alors de faire exister son bâtiment par les moyens de l’infographie et de la réalité virtuelle, et de le faire vivre comme un musée réel, dans son site, avec ses expositions et ses visiteurs. Et aussi avec les aventures qui peuvent s’y produire, et les fictions que le cinéma peut y tourner. C’est ainsi que nous avions déjà commencé à nous transporter en imagination vers le Liban. Lorsqu’elle a remporté le pavillon du Liban pour la biennale d’Architecture de Venise, elle m’a proposé de travailler avec elle aux images et cela nous a permis d’entrer dans la réalisation d’un projet concret.
Vous avez filmé de nuit les oliviers millénaires du Liban pour cette exposition. Pouvez-vous nous expliquer comment la lumière artificielle a pu révéler cette épaisseur de temps ?
Hala Wardé m’a expliqué que les oliviers étaient magnifiques mais que le site était pollué par quelques constructions médiocres, le passage d’une route, un transformateur et des poteaux électriques, etc. J’ai alors imaginé de filmer la nuit, avec des sources de lumière artificielle, qui permettent de n’éclairer que ce qui est intéressant (les oliviers), et d’enfoncer le reste dans l’obscurité. La lumière effaçait le temps ou, plus exactement, les accidents du temps. J’ai aussi proposé que les projecteurs soient mobiles, placés sur des grues : en déplaçant la lumière, on produit l’impression que ce sont les sujets éclairés qui bougent, qui évoluent à vue d’œil. Les oliviers millénaires apparaissaient clairement comme des organismes vivants qui évoluent à vue d’œil. Il est arrivé que, pendant la nuit du tournage, les éléments se sont déchaînés : orage, éclairs, déluge, vent, neige. Tous ces événements naturels ont donné l’impression d’une succession des saisons, dans un temps légendaire.
Vous avez aussi filmé les anti-formes de Paul Virilio, prémices de sa dromologie. Il s’en expliquait auprès de Marianne Braush (Voyage d’hiver : entretiens, 1997) : « ce que je découvre à travers mon travail sur la nature morte, c’est qu’en changeant ma position dans l’espace par rapport à des objets quelconques, ce que j’appelle l’anti-forme, l’intervalle si vous préférez, va diverger et se métamorphoser. Les objets restent ce qu’ils sont ; ils sont pour la plupart symétriques et quand on tourne autour, cela ne change rien. Mais par contre, la forme entre les objets, elle, va se modifier : c’est une figure du déplacement. Pour le dire autrement — et c’est cela qui m’intéresse : l’anti-forme est la forme du trajet ». Comment appréhendez-vous la forme du trajet dans votre travail plastique ?
Le cinéma est un art qui cultive le trajet comme forme à travers tout le vocabulaire des mouvements de caméra, et notamment les travellings. Alain Resnais en a fait une modalité expressive et une figure de style, déjà dans son célèbre documentaire Nuit et brouillard, puis dans son chef-d’œuvre L’année dernière à Marienbad. Le trajet que fait la caméra jusqu’à son sujet, ou pour l’accompagner, ou pour le parcourir, devient une forme au moins aussi importante que celle de ce qui est filmé. Les technologies d’aujourd’hui permettent une souplesse et une fluidité extrêmes des mouvements de caméra que j’aime beaucoup employer comme la cursivité graphique d’une écriture. Aux anciens travellings sur rails avec une Dolly, ont succédé les steadycams et, aujourd’hui, les extraordinaires stabilisateurs qui font de la caméra un œil sans corps, sans poids, comme en apesanteur. Peu à peu, les mouvements de caméra comme le panoramique (à partir d’un point fixe), ou le zoom (purement optique), sont disqualifiés. Le mouvement d’un trajet réellement filmé dans l’espace, devient une forme à la fois visible et immatérielle.
Paul Virilio avait une fascination pour l’eschatologie ou pour le dire autrement l’apocalypse comme révélation. À l’occasion de l’exposition L’Aventure générale, vous déclariez récemment au micro de France Culture : « Dans l’une des installations, la lumière qui a permis de saisir une photographie est aussi ce qui la menace de disparaître. Là, je travaille sur l’apparition et la disparition. Je n’arrête pas de manipuler les images, de les faire apparaître et disparaître, de les redistribuer, de les morceler : ça me fascine, et je suis à la recherche à la fois d’un tout, et de sa disparition ». Pensez-vous que la disparition de l’image puisse être une révélation ?
Toute disparition, y compris celle d’une image, laisse forcément la place à autre chose. Quand une photographie argentique non fixée est brûlée par la lumière, c’est le noir qui apparaît. Le noir peut être aussi une révélation. Quant au blanc laissé par une image effacée, il est à son tour une révélation. De toute façon, toute disparition pose une question. Et la réponse à cette question révèle toujours une réalité cachée jusque-là.
Paul Virilio avait forgé le terme d’écologie grise face à la pollution de la grandeur nature, celle-là même « qui fait qu’à un moment donné, là où je me trouve et où je ne vois qu’une chose ordinaire, apparaît une chose extra-ordinaire » (Voyage d’hiver : entretiens, 1997) — l’écrasement de la géographie selon lui — dans l’accident des technologies du temps réel. Pensez-vous qu’une nouvelle écologie puisse advenir suite à l’accident viral que nous vivons actuellement ?
Je crois qu’il y a un certain temps déjà qu’une nouvelle écologie est en train de naître. L’épisode que nous vivons et qui nous impose une réduction de l’espace, entraîne aussi un ralentissement du temps. L’écologie à venir nous poussera à une économie générale de l’espace et du temps. Être moins gourmands de grandeur et de vitesse.
Dans une société en accélération constante, comment vivez-vous aujourd’hui l’inertie du confinement ?
Pour le moment, je la vis comme un jeu d’enfants qui change les règles et qui dispense de certaines obligations courantes. Quand j’étais enfant, j’adorais les pannes d’électricité. Cela avait des inconvénients mais bien des avantages, et c’était une expérience, une aventure.