Disgrâce de l’apparition est l’antinomie de l’esthétique de la disparition. Imaginons une scène : une baleine apparaît à la surface de l’eau puis disparaît. Dès qu’elle émerge, de quelques centimètres, seulement, elle est là comme si elle y avait toujours été. Elle appartient totalement au domaine de notre expérience. Puis la baleine s’enfonce dans l’eau et déjà nous regrettons sa disparition. C’est dans cette séparation que la baleine existe, dans ce souvenir puissant qu’elle nous laisse. Il y a toujours quelque chose de la perte, de la conservation pieuse du souvenir pour que la chose existe vraiment. Nous prenons des photographies pour cela, pour que vive le souvenir, et au travers de lui la chose même.

Ici, point de baleine, nous sommes au centre du Portugal.
La disparition des radars
Torre, Serra da Estrela, plus haut point du Portugal continental culminant à 1 973 mètres. Profitant de cette situation géographique, une station radar de l’OTAN y fut construite en 1957, mais abandonnée dès 1971, la menace et les technologies de surveillance ayant évolué. La station, reliée à un poste de commandement à São Romão dans la plaine, était composée de plusieurs bâtiments, dont le principal, en forme de « T », se termine en chapelle (construite ultérieurement) avec son porche à colonnade. On se demande ce que vient faire une étrange tour en pierre, circulaire, munie des créneaux décoratifs, bien au centre du dispositif, qui paraît si ridicule de par sa petite taille et son ambition historiciste. Les deux radars, bien plus hauts, fûts circulaires à deux registres surmontés d’une coupole, sont reliés à l’ensemble par des galeries souterraines, permettant la communication par temps de neige.
Désaffecté par l’unité 13 du Groupe de conduite, de détection, d’alerte et d’interception de l’armée de l’air portugaise, le site a été transmis aux municipalités concernées, en 2022, pour y développer un projet touristique.
La dictature de Salazar fut l’un des douze membres fondateurs de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1949. Elle confia son point culminant à la détection militaire dans un climat de guerre froide, climat en rapport avec le site.
Dans « De la nécessité des ruines et autres sujets », John Brinckerhoff Jackson, historien du paysage culturel américain, écrit : « Mais plutôt qu’à gloser sur la disparition de l’ancien, une approche plus sensée devrait selon moi s’attacher à découvrir le moment où certaines des caractéristiques de ce paysage sont apparues pour la première fois. L’obsolescence progressive de la traditionnelle grange à tout faire est moins significative que l’émergence d’un mode d’exploitation dans lequel la grange devient inutile, toute la production étant acheminée en camion vers une usine locale de traitement. »
Dans notre cas, l’obsolescence des radars est due au développement de la surveillance par satellite, surveillance militaire d’autant plus insidieuse qu’elle est désormais totalement invisible, bien loin des deux dômes de la Serra da Estrela.
L’apparition d’un château
C’est l’histoire de la maison Targaryen qui se déchire pour un trône, 200 ans avant les événements de Game of Thrones. Dans une autre dimension, HBO — Home Box Office — fut créé aux États-Unis en 1972, développant un modèle novateur de chaîne de télévision payante et diffusée par satellite pour de permettre aux foyers non desservis par le câble de pouvoir s’y abonner. HBO a produit des séries à succès international, telles que Game of Thrones. L’univers de cette dernière série est arrivé dans la cité médiévale de Monsanto (dans la Beira Baixa) par hélicoptère, en 2022, pour y installer les décors de la superproduction House of dragon. HBO a fait les choses en grand en privatisant le bourg pendant plusieurs mois. Il n’en fallait pas plus pour créer un parcours thématique touristique de 27 panneaux dans les ruelles du bourg pour suivre le dragon, combinant l’héritage historique avec l’univers de la série.
Monsanto est l’un des villages les plus connus du Portugal à la suite d’un concours remporté en 1938. Bien avant, au 12e siècle, le roi Alphonse Ier du Portugal avait conquis ce village aux Maures et accordé sa garde aux Templiers, puis à l’ordre de Santiago. C’est alors que fut entreprise la construction de la forteresse en hauteur. Au début du 16e siècle, le château possédait quatre tours, un donjon et une profonde citerne. Puis les remparts furent adaptés pour soutenir les tirs d’artillerie. Hélas, en 1815, une explosion de la poudrière entraîna la destruction partielle du château pour produire la ruine visible aujourd’hui composée de trois cours fortifiées.
House of dragon emploie le paysage de mégablocs granitiques du site. Dans sa version HBO, avec force de simulation numérique, le château possède une large grosse tour carrée entourée de hautes murailles. Dans la réalité, cela aurait été bien inutile au sommet de cette colline fortement escarpée. Bon, il faut dire que pour HBO, le château se situe au bord de la mer alors que Monsanto est au centre des terres ibériques. Alors, finalement, quelle est la forme réelle de ce château : celle des ruines ou la terrible forteresse retransmise par satellite dans le monde entier ?
La disparition d’un paysage
En août 2022, un mégafeu a embrasé la chaîne de montagnes Serra da Estrela, un parc naturel reconnu par l’UNESCO. Déjà en 2017, le Portugal avait perdu 442 000 hectares de forêts brûlés dans des mégafeux qui avaient fait plus de 100 morts. Entre les deux événements, la politique de prévention mise en place en urgence n’aura donc pas suffi tant la péninsule ibérique est particulièrement vulnérable face aux sécheresses et canicules, alors que ces dernières vont devenir plus intenses et fréquentes avec le réchauffement climatique.
Le pays connaît, comme partout en Europe, une désertification rurale. Les terres cultivées sont délaissées et les friches gagnent du terrain, favorisant la propagation du feu.
Ailleurs au Portugal, la cause principale des incendies reste la monoculture d’eucalyptus, originaire d’Australie, dont le bois, les feuilles et l’écorce sont très inflammables. Or, l’essence occupe un quart des forêts portugaises pour produire de la pâte à papier. Ici, la dynamique de la végétation, où la forêt s’étend, se confronte à plus d’urbanisations, d’activités humaines en lien avec la forêt.
Le Portugal a été le pays méditerranéen le plus touché par les incendies de forêt au cours des trois dernières décennies. Un mégafeu se caractérise par des grandes surfaces de propagation et l’impossibilité de contrôle. Déjà, en 2003 et 2005, 23 % de la surface forestière portugaise avait brûlé. Le Portugal et l’Espagne se retrouvant aux avant-postes du changement climatique. Les grands incendies font partie du fonctionnement des écosystèmes. Cependant, la fréquence et la taille des feux augmentent depuis le milieu du siècle dernier, du fait de l’allongement de la saison des feux et de l’augmentation de la fréquence des sécheresses et des épisodes de températures élevées.
Pas d’incendie en 2024. Mais des flancs de montagnes encore couverts d’arbres calcinés tandis qu’une végétation basse refait surface. Par endroit, les flancs se font lunaires suite à la déforestation, lézardés de pistes beiges pour faciliter les travaux de génie rural. À d’autres endroits demeurent encore des forêts entières d’arbres calcinés, donnant au paysage des airs fantomatiques. La résilience des milieux prend un temps qui nous échappe. Deux ans après un incendie ne suffit pas. Il faudra plusieurs décennies avant que la montagne ne se régénère. Mais que dire de la récurrence plus rapide des feux et de la propagation de l’eucalyptus ?
Je n’ai pas connu ces flancs de montagne avant l’incendie de 2022. Cela devait ressembler aux Vosges ou au Massif central. De petites montagnes recouvertes de forêt, ici, clairsemées par la chaleur. Il n’y a donc aucune possibilité pour moi de poser un regard conservateur sur un paysage du passé. Celui qui émerge là est en cours de formation. Nul ne peut vraiment dire à quoi il ressemblera. Ce paysage est nouveau, au-delà du caractère attristant de ses arbres calcinés, et nous devons l’attendre, dans le processus long qui suit toute catastrophe.
La réapparition d’un culte
À Belmonte, réside la dernière communauté dite de marranes, de 160-180 personnes, revenus officiellement vers le judaïsme orthodoxe dans les années 1989, mais qui survivait un crypto-judaïsme depuis plusieurs siècles. D’ailleurs, certaines familles refusent toujours d’aller à la synagogue et continuent d’observer les rites anciens.
La communauté juive est établie à Belmonte depuis le Moyen Âge, avec la fondation d’une première synagogue en 1297. L’Inquisition a persécuté les juifs du Portugal, mais cette communauté a conservé clandestinement les coutumes du judaïsme pendant 5 siècles. L’isolement a conduit à la perte de l’usage de l’hébreu et de certains rites religieux, mais la base religieuse du judaïsme fut maintenue. Les juifs de Belmonte vécurent sans rabbins, sans synagogue et sans livres. La transmission, exclusivement orale, se faisait par les femmes. Sur le plan social, ils participaient à la vie catholique du village : baptêmes, mariages et enterrements.
Les petites maisons de granit des rues Direita et Fonte da Rosa, l’ancien quartier juif de la ville, possèdent d’infimes signes témoignant de l’histoire de ces Juifs contraints de vivre dans le secret.
La Synagogue Bet Eliahu, conçue par l’architecte Neve Dias se trouve à côté du château médiéval et l’édifice est orienté vers Jérusalem. Son inauguration a eu lieu en 1996, 500 après l’édit d’expulsion des juifs du Portugal du roi Manuel 1er.
La disparition des thermes
« Donne vigueur et force à votre santé » promet l’étiquette de la bouteille d’Água radium, une eau issue des sources Curie (à Sortelha, Portugal), contenant de l’uranium dissous, parmi les plus radioactives au monde. Le succès de cet embouteillage lucratif incite dans les années 1920 à la création de l’hôtel Serra da Pena, qui devait compter 90 chambres, et, bien sûr, de ses thermes au radium. Depuis sa découverte quelques décennies plutôt, l’uranium avait suscité un engouement médical pour guérir les maladies de la peau, les rhumatismes, la goutte, l’hypertension artérielle, les maladies du système circulatoire, des reins, etc., bref, le remède quasi-miracle. En plus de la balnéothérapie à base de boue radioactive, les soins des thermes de Serra da Pena se diversifièrent avec des compresses électriques radioactives et la « chaise studa » pour le traitement du côlon. Dès les années 1930, le doute s’insinue, tout de même, sur l’innocuité de la radioactivité et l’eau de la Serra da Pena cesse d’être commercialisée. Les thermes continuent leur activité jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, où le doute n’est alors plus permis, et en 1951, seul l’hôtel fonctionne encore, exploité par une société minière — la Companhia Portuguesa de Radium — qui cesse officiellement son activité en 1961, mais le site avait été abandonné dès 1954, le gérant l’ayant dépecé méthodiquement avant sa faillite définitive. Le complexe thermal vendu aux enchères, au début des années 2000, devait être transformé en hôtel de luxe avec un terrain de golf, mais le site est tombé, depuis, dans un profond état d’abandon.
Voilà pour les faits. Que voit-on aujourd’hui ? Le complexe s’adosse au flanc sud d’un mont, en espalier, développant des terrasses successives (celle reliant les thermes aux hébergements s’est effondrée). Les pavillons présentent des variations à partir d’un style néo-médiéval, massif, et muni de créneaux tandis que les baies sont parfois en ogive, ou géminées, ou encore d’inspiration art déco, le tout en granit, ce qui confère à l’ensemble un caractère tellurique, les bâtiments se fondant, de loin, dans la masse montagneuse. Le bâtiment le plus haut s’est en partie effondré, offrant au vent son intériorité, un écorché anatomique. Seules demeurent les maçonneries, tout ce qui est bois et métal ayant disparu. Depuis son rachat au tournant du siècle, des travaux ont été entrepris, mais inachevés, ce qui renforce la puissance évocatrice de la ruine.
Des images de ces ruines sont très présentes sur Internet, entre urbex et Tripadvisor. Elles montrent toutes, pour peu, la même chose, le site se refusant au-delà de sa triviale apparence. Il est bien plus difficile de consulter des archives du temps de la splendeur des thermes, Internet semble les avoir oubliés, alors même que ce type de lieu appelait une promotion par la photographie. Son histoire reste obscure, faite d’hypothèses plus ou moins farfelues alors que les actes notariaux pourraient aisément préciser les choses. Les ruines fascinent par leur pittoresque. Nous n’en demandons pas plus. Pourtant, immanquablement, la ruine reste invisible puisque sa forme ultime est sa disparition. Ici, la véritable ruine n’est pas de l’ordre du visible, à l’image de la radioactivité. L’établissement thermal s’est implanté dans un endroit semi-désertique et il y retourne. Granit contre granit. Seul le ciment est en trop. La ruine qu’il faut observer avec attention se trouve dans le corps de ces pauvres malades venus se faire soigner et qui se sont fait patiemment irradier. Ruine du remède miracle, ruine de la science médicale mal appropriée. Pour tout dire, ruine de la vigueur et de la force, la leçon des thermes de Serra da Pena.
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