Le pouvoir, à travers toutes ses apparitions et disparitions, est un costaud, et il est fondamentalement hostile à la ville. De ce fait, nous, les citadins, sommes hostiles au pouvoir. Et pas seulement le pouvoir. Avec le pouvoir, il y a maintes forces qui travaillent pour l’isolement, l’exclusion et la séparation et en profitent pour se construire, eux aussi sont hostiles à la ville. Ça fait longtemps déjà que le monde entier se comporte dans une géopolitique funambulesque qu’on a pu voir jadis chez des écrivains comme Maurice G. Dantec (dans son roman cyberpunk de 1999, Babylon Babies, par exemple), et un peu partout dans le monde on peut voir des autocrates qui vont main dans la main avec des oligarques et derrière eux un long cortège de lèche-culs et des armées de collaborateurs.
Sharon Rotbard
Dernière partie de l'Épilogue de l'anthologie La guerre des rues et de maisons et autres textes sur la ville
Textes choisis, traduits et présentés par Sharon Rotbard
Tel Aviv, Babel, 2021.
ISBN 978-965-512-298-5
Hébreu, 544 pages
Cet ouvrage est dédié à la mémoire de Paul Virilio
Cet ouvrage a bénéficié du soutien du Programme d'aide à la publication de l'Institut français.
Dernière partie de l'Épilogue de l'anthologie La guerre des rues et de maisons et autres textes sur la ville
Textes choisis, traduits et présentés par Sharon Rotbard
Tel Aviv, Babel, 2021.
ISBN 978-965-512-298-5
Hébreu, 544 pages
Cet ouvrage est dédié à la mémoire de Paul Virilio
Cet ouvrage a bénéficié du soutien du Programme d'aide à la publication de l'Institut français.

Il n’est pas vraiment difficile de savoir qui est contre qui. Ces gens-là, les autocrates, les oligarques, les lèche-culs, les collaborateurs, ne sont pas nous. Et maintenant, avec la pandémie, nous sommes tous dangereux de toute façon et de la même façon, il est donc temps qu’on se rappelle qui sont ces « Nous ». C’est tout simplement nous — les citadins, les urbains. Ce n’est plus qu’une simple métaphore comme écrivit Lefebvre dans Le Droit à la ville*, et aujourd’hui c’est pratiquement tout le monde : bourgeois, travailleurs et bohémiens, salariés, indépendants et chômeurs, citoyens, immigrés et réfugiés — tous ceux qui habitent la ville, qui s’en servent, qui se lèvent chaque matin pour luter leur guerre journalière dans les rues et les maisons. Il y en a des millions, chantait Eti Ankri, peut-être des milliards et peut-être il y en aura davantage. Nous sommes les sujets de l’état policière, la masse silencieuse, matières premières de la statistique et du métadata. Nous sommes le plancton qui nourrit la baleine. Il vit sur le compte de nos rêves, de notre travail, il produit de la graisse, nos loyers lui financent sa part maudite. Il est facile de nous sous-estimer, mais quand le président socialiste François Hollande nous a appelé « des sans dents » on a rétorqué avec le slogan « descendons dans la rue ! », et finalement il l’a payé cher.
Qu’on soit à Paris ou à Bicêtre, à Tel-Aviv ou à Gaza, de quel côté du mur qu’on se trouve, on doit tous avoir la même stratégie de classe. On a tant voulu et on veut toujours être libre dans notre ville ; profiter de la pellicule protectrice de l’anonymat, simplement se balader en ville, aller dans chaque rue ou boulevard, aller où on veut, chez soi, au marché ou à la plage, sans qu’aucun policier, soldat ou agent nous en empêche ou nous arrête, sans que personne ne nous interpelle ou nous questionne d’où on vient et qui nous sommes et où et pourquoi on va. Dans toutes les villes qu’on habitait, on a toujours voulu croire qu’on a effectivement ce « droit à la ville », ce droit qui doit dépasser toutes les différences, les origines et les classes des citadins, car commun du simple fait d’être-en-ville. Non seulement dans chaque lieu et dans chaque ville ce droit peut se traduire par des traditions et rituels, conventions et arrangements, coutumes, gestes et habitudes qui appellent à la participation, parfois il génère des sentiments et des actions de solidarité et de mutualité. Ce droit, Lefebvre ne l’a pas vraiment inventé. Dans son livre On Revolution, Hannah Arendt dit que le principe fondateur de la polis grec n’était pas celui de la Démocratie, terme qui à l’origine était péjoratif et servait aux oligarques pour dire que le peuple soit le pire des despotes, mais celui de l’Isonomie**, de l’unique mesure à tous les citoyens, qui à crée le droit égal de chaque citoyen de s’exprimer. Ce droit égalitaire est aujourd’hui constitutif et fondamental pour la gestion de toute ville moderne. Il donne à la ville le droit de faire face aux pressions du royaume ou de l’oligarchie et ceci au nom du bien commun qui englobe tous ceux qui habitent la ville, c’est à dire tous sauf le roi ou l’oligarque, et d’assurer que la ville est ouverte à tous de manière égale. Ceci peut être possible du fait que l’espace est ouvert et que la ville n’appartient à personne, même pas au roi et surtout pas au roi. Le roi peut posséder le royaume, mais même si son château se trouve au cœur de la capitale et la capitale au cœur de son royaume, la ville ne lui appartiendra jamais. Par conséquent, hormis le roi et ceux qui agissent en son pouvoir, qui de toute façon font ce qu’ils veulent, chaque personne en ville a le même droit à la ville, y compris le droit de se promener librement et de dire ses pensées.
C’est exactement pour cette raison qu’on a pensé que c’est notre droit d’aller dans notre ville et de dire publiquement notre pensée, même dans ces jours de février 1848 quand le roi-citoyen pensait que c’est interdit, et après en juin quand on a failli devenir « une machine de guerre », ou quand on a marché dans cette protestation ou autres. La ville n’appartient à personne et c’est pour ça qu’elle appartient à tout le monde sauf au roi. Si le roi veut connaitre sa ville, il doit se vêtir en costume. S’il veut vraiment, il peut sortir à découvert, sans cortège ni gardes du corps, faire la queue à l’autobus et payer comme tout le monde et il lui est promis que par ce principe de l’isonomie, les autres respecteront la pellicule protectrice de son anonymat. C’est l’essence de la citoyenneté citadine, nous sommes tous des anonymes et que personne ne se prenne pour un roi, et même s’il y a quelqu’un qui se prend pour un roi, la ville sera toujours hors de sa portée, car elle n’appartient à personne, car son principe générateur et dominant est celui de l’isonomie.
C’est exactement pour cette raison qu’on a pensé que c’est notre droit d’aller dans notre ville et de dire publiquement notre pensée, même dans ces jours de février 1848 quand le roi-citoyen pensait que c’est interdit, et après en juin quand on a failli devenir « une machine de guerre », ou quand on a marché dans cette protestation ou autres. La ville n’appartient à personne et c’est pour ça qu’elle appartient à tout le monde sauf au roi. Si le roi veut connaitre sa ville, il doit se vêtir en costume. S’il veut vraiment, il peut sortir à découvert, sans cortège ni gardes du corps, faire la queue à l’autobus et payer comme tout le monde et il lui est promis que par ce principe de l’isonomie, les autres respecteront la pellicule protectrice de son anonymat. C’est l’essence de la citoyenneté citadine, nous sommes tous des anonymes et que personne ne se prenne pour un roi, et même s’il y a quelqu’un qui se prend pour un roi, la ville sera toujours hors de sa portée, car elle n’appartient à personne, car son principe générateur et dominant est celui de l’isonomie.
En Athènes ce principe s’appliquait uniquement sur des citoyens ayant droits, possessions et statut et non pas sur femmes ou esclaves, mais depuis la déclaration des droits de l’homme et l’abolition de l’esclavage ça s’applique à tout être humain. C’est pour cette raison-là que le préfet de la Seine Maurice Papon n’avait aucun droit de mettre nos voisins algériens sous couvre-feu sélectif, et c’était leur droit entier d’en protester le 17 octobre 1961 dans les rues de Paris et de se prononcer en leur propre voix en toute sécurité. Nous avons honte jusqu’à ce jour que nous ne marchions pas à leurs coté main dans la main, et que nous avons continuâmes de nous assoir à la maison ou au café pendant que les barbouzes de Papon massacrent nos voisins sur la place publique. Nous sommes de libres citoyens et de libres citadins, pas des soldats ni des policiers ni des agents de personne, surement pas de Maurice Papon, qui peut-être le préfet de Paris, mais aussi un criminel confirmé contre l’humanité et personne d’entre nous ne veut entrer dans sa tête. Ce n’est pas notre besogne de vérifier les papiers de nos voisins algériens. Au cas où Papon enverrait ses Harkis dans notre quartier, nous ne tarderons pas à cacher nos voisins dans les greniers. Car dans la ville il n’y a pas de comité d’admission. On peut y naitre ou arriver à cette ville juste récemment, nous avons a le droit à cette ville, d’y être, d’y travailler, être part d’elle et même de la changer un peu à notre tour, rien que par notre vie, par notre habitation. Et si les Algériens sont là, car ils ont choisi de vivre dans cette ville, c’est leur ville aussi, elle fait partie de leurs vies de même qu’ils font partie de sa vie.
Ceci est la vraie et unique signification d’un lieu de civilisation, où on peut voir instantanément que toutes les belles et bonnes choses qui y arrivent ne sont pas le résultat d’un jeu de potlatch imaginaire qu’un tel ou tel roi joue avec ses prédécesseurs, ou d’un tournoi international d’architecture, mais exactement le contraire, ce sont les fruits de toute une culture qui se tisse entre des gens libres et anonymes, et constituent un réseau subtil de savoirs, accords et ententes comme ceux qui régissent l’anonymat et le mouvement des gens dans le marché décrit par Colette Petonnet***. La ville peut être un poème ou une création comme écrivaient Lefebvre et Barthes****, mais sans tout ça, sans l’anonymat et la liberté et sans l’égalité des droits, sans cet espace vacant qui n’appartient à personne et peut donc être approprié et est par conséquent bienveillant à tout le monde, la ville n’est qu’une bergerie géante destinée au stockage industriel d’êtres humains.
* Henri Lefebvre, "Le droit à la ville". In: L'Homme et la société no. 6, 1967.
** à ce sujet, voir aussi plus haut le texte de Roland Barthes "Sémiologie et urbanisme ».
*** Colette Péronnet, L'anonymat ou la pellicule protectrice, in Variations sur la ville, CNRS Éditions, 2018.
** à ce sujet, voir aussi plus haut le texte de Roland Barthes "Sémiologie et urbanisme ».
*** Colette Péronnet, L'anonymat ou la pellicule protectrice, in Variations sur la ville, CNRS Éditions, 2018.
Nous ne voulons pas prendre le pouvoir, mais nous ne voulons pas non plus être pris par le pouvoir. Tout ce qu’on veut c’est être libre dans notre ville. Nous voulons voir que tous les droits et les devoirs se remplissent de manière égale, que toutes les lois s’appliquent de manière égale, que toutes les voix s’entendent de manière égale, que tous les êtres humains et toutes les communautés, dans tous les temps et tous les espaces profitent des mêmes droits et que nous sommes tous libres et anonymes également. Nous voulons voir par nos yeux et corps mêmes la liberté et la justice dans la ville ; nous voulons nous assurer qu’aucun pouvoir ou oligarque ne nous bloque la rue avec un écran noir, un mur de séparation ou une pile de droits de construction ; voir qu’on peut aller librement n’importe où et qu’aucun policier, agent ou poste de télésurveillance ou programme de reconnaissance faciale ne nous suive ou ne nous surveille. Nous voulons le pouvoir hors de notre cité, de nos téléphones, de nos ordinateurs, de nos corps, qu’il nous laisse vivre tranquillement. Nous ne voulons pas voir des flics dans nos rues et des maisons. Nous voulons être libres dans notre ville et que ça soit ainsi partout, dans toutes les villes du monde ; être dans sa rue et se sentir libre comme chez soi. C’est tout ce qu’on veut, toute cette guerre, ce n’était que pour ça.
C’est la raison pour laquelle nous, en tant que citadins, supporterons la ville chaque fois qu’il y a un état qui l’agresse ou un pouvoir qui harcèle des habitants. C’est un intérêt fondamental, une stratégie de classe, un instinct urbain basique d’une simple solidarité qu’on partage tous, car nous partageons le même destin. Si Camus a dit qu’entre la justice et sa mère il choisit sa mère, nous les citadins, entre le pouvoir et nos voisins nous choisirons toujours nos voisins, et ceci s’applique sur tous les pouvoirs et sur tous les voisins. En 1871 nous étions du côté de nos voisins parisiens qui s’opposaient au pouvoir de Bismarck et Thiers, en 1961 du côté de nos voisins algériens qui protestaient contre le pouvoir de Papon, en 1989 du côté des sud-africains qui luttaient contre l’Apartheid, et naturellement, en 2021 nous supportons nos voisins à Gaza qui se révoltent contre le pouvoir des drones. Nous serons au côté de chaque public qui se révolte contre la violence du pouvoir. Et en Israël ça arrive tout le temps et partout, à Al-Araquib comme à Givaat-Amal, à Sheikh-Djarach comme à Shehunat-Haargazim, au sud de mont Hébron et au sud de Tel-Aviv*.
Assez souvent il semble qu’effectivement l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. Surtout maintenant, alors qu’à Paris ou à Gaza et Tel-Aviv comme partout dans le monde, le pouvoir est partout et même dans le ciel et dans l’air et personne n’est plus vraiment libre, ni dans les rues, ni dans les maisons ni peut-être dans les corps. Tous ensemble, on est enfin arrivés au grand confinement et à la grande incarcération que Virilio a prédits**. Nous vivons déjà la séparation achevée, l’accident intégral c’est nous. Nous savons tous, chacun à notre place, depuis notre bunker ou notre cockpit, que notre liberté est en sursis et que jamais on n’a été aussi fermement agrippé.
Il y a de quoi à se décourager. Mais d’autre part, non seulement le glorieux échec de la Commune, aussi les petits succès ici et là prouvent que la révolte n’est pas toujours sans issue et qu’elle est toujours valeureuse. Nous savons bien déjà que le pouvoir est maudit, et il serait temps de nous rappeler que si nous voulons être de nouveau libres dans notre ville nous devrons attendre une longue guerre.
Il y a de quoi à se décourager. Mais d’autre part, non seulement le glorieux échec de la Commune, aussi les petits succès ici et là prouvent que la révolte n’est pas toujours sans issue et qu’elle est toujours valeureuse. Nous savons bien déjà que le pouvoir est maudit, et il serait temps de nous rappeler que si nous voulons être de nouveau libres dans notre ville nous devrons attendre une longue guerre.
* Al-Araquib — village bédouin au nord de Beer Sheva qui jusqu’à maintenant a été démoli et reconstruit 200 fois ; Givaat-Amal – dernier quartier populaire au milieu de la partie nord et riche de Tel-Aviv, ses habitants ont été évacués par la force et le quartier démoli pour faire place à des tours d’habitation de grand luxe ; Sheikh-Djarach – quartier résidentiel palestinien, objet de tentatives de colonisation dont les protestations étaient à l’origine de la guerre de Gaza en 2021 ; Shehunat-Haargazim — un bidonville à l’est de Tel-Aviv qui trouve le même sort du quartier de Givaat-Amal ; sud de mont Hebron est une zone peuplée de bergers palestiniens harcelés quotidiennement par l’armée israélienne et des colons juifs ; sud de Tel-Aviv — « la ville noire » de Tel-Aviv, comprenant la ville palestinienne de Jaffa et les quartiers populaires de Tel-Aviv.
** Paul Virilio (en conversation avec Giairo Daghini), "Dromologie: logique de la course", in: Multitudes, "Futur Antérieur", no. 5: Printemps 1991.
** Paul Virilio (en conversation avec Giairo Daghini), "Dromologie: logique de la course", in: Multitudes, "Futur Antérieur", no. 5: Printemps 1991.