Octave Debary

Je me souviens… des grands fauteuils rouges de mon enfance où je me lovais confortablement le soir, comme s’ils avaient été destinés à recevoir mon corps. Pour enfin, me reposer. Annonces d’histoires à venir. Les trois coups résonneraient comme une évidence. Celle d’un rendez-vous avec une histoire déjà vécue. Je m’y rendais comme dans un repas de famille où il n’y a rien à manger. Mon grand-père venait toujours en retard. Et là, ouvrant violemment une porte, il déboulait, toujours maquillé, déguisé, paré de beaux habits. Il s’élançait dans de longues tirades, parfois des dialogues. Criait, gesticulait, tombait par terre, embrassait des femmes devant leurs maris, racontait qu’on l’avait trahi, qu’il était ruiné, qu’il était devenu riche… il racontait des histoires folles.
Je me tenais avec le reste de ma famille en face de lui, aux premiers rangs. Je ne comprenais pas pourquoi nous ne pouvions pas lui parler, pourquoi mon père restait silencieux face à autant de révélations, de scandales ? Je me demandais qui étaient ces gens autour de nous, tous assis et bien habillés. Je savais que certains avaient payé pour être là, que d’autres étaient invités. Il s’agissait certainement d’une grande famille, inconnue. Je les entendais tousser, rire (souvent à des moments qui n’avaient rien de drôle). À la fin, tout le monde applaudissait, comme s’ils disaient merci. Je me demandais pourquoi nous devions attendre des heures et emprunter des portes dérobées, le long des couloirs étroits, presque interdits, pour pouvoir enfin rencontrer mon grand-père et lui parler…
J’ai beaucoup dormi dans les grands fauteuils rouges de la Comédie française, profondément. J’ai beaucoup rêvé. L’urgence d’être à l’heure, l’impossibilité de bouger, de parler, les lumières qui s’éteignaient ont fait de ces moments des rendez-vous avec mes histoires intérieures. En toile de fond, des spectateurs, par dizaines, des acteurs, des souffleurs, des décors, des lumières, parfois des entractes… Tout cela n’était qu’un décor, bien réglé. Je savais qu’un (grand) metteur en scène avait préparé ce moment des mois à l’avance. Je m’endormais relativement tôt, mais avant de fermer les yeux, une image se répétait. J’écoutais avec bienveillance ces raconteurs d’histoires. Je les voyais s’exprimer avec entrain, animés par une passion à la mesure qu’ils savaient que tout ceci n’était que du théâtre, que des histoires ! Mais, à force de jeu, de vie, venait l’instant où sur la joue d’un comédien, une perle de sueur coulait. Défaisant une infime partie de son maquillage. C’est à ce moment que je m’endormais, je faisais tomber le rideau sur le monde extérieur pour enfin venir vers moi. Quelqu’un était venu. J’avais aperçu sa peau. Mon veilleur de nuit s’était révélé, apportait un message : il me donnerait du temps.
Bien plus tard, il m’a fallu trouver un métier, pour continuer de rêver. J’ai suivi une route qui m’a conduit à l’anthropologie, celle que l’on nomme « du proche ». Une anthropologie du près proche, au plus proche de moi. J’ai continué de me rendre dans des théâtres du songe, ceux des musées d’ethnographie et d’art. J’ai retrouvé des spectateurs un peu perdus déambulant silencieusement dans la pénombre des salles. À la recherche d’un sens ? Se frayant un chemin entre les objets qui barrent leur progression, pour enfin trouver. La sortie ? Dans ces théâtres de l’histoire, le temps est scellé. L’enfermement des objets (pour raison conservatoire) pèse sur les visiteurs. Dans ces « maisons de l’incohérence », l’accumulation et l’entassement des objets conduisent à ce que « les œuvres se dévorent l’une l’autre » ; tout ceci est « inhumain » conclut Valéry en sortant du Louvre en 1923*. L’artiste Christian Boltanski raconte ses souvenirs : « Quand j’étais enfant, le dimanche, mes parents nous mettaient au Louvre, mon frère et moi, et venaient nous chercher une ou deux heures après. (…) Pour un enfant c’est parfait : ce n’est pas dangereux. Il ne peut pas se sauver… j’ai beaucoup traîné au Louvre. Et comme je m’ennuyais, j’ai trouvé une manière intéressante de visiter le Louvre, plus tard quand j’étais adolescent : je choisissais une femme et la suivais. Donc ce n’est pas moi qui décidais, c’était le désir de l’autre que je suivais »**.
Poursuivre des muses pour s’occuper, passer le temps. Même le « mauvais temps » comme l’a montré Stanley Jevons en 1881 dans une étude qui souligne la corrélation entre les courbes de fréquentation des musées et celles de la pluviosité***. Des lieux où le temps cesse de s’écouler, un espace hors du temps. Le musée s’engage à conserver ses objets pour toujours, les condamnant à mener une vie éternelle en les rendant juridiquement inaliénables. Il défie la finitude en nous confrontant à notre « part d’éternité » pour reprendre la formule de Malraux****. Quoi de plus normal que de trouver le temps long dans des lieux qui mettent en scène notre rapport à l’éternité. Dans une histoire de sociétés marquées par des ruptures et des violences historiques, le musée apparaît comme un espace pacifié. Un calmant qui aide à croire que tout s’est bien passé, que tout peut passer. Une histoire qui se raconte sans heurts. Le paradoxe du musée tient au fait d’être un instrument d’oubli davantage que de souvenir, un déni d’historicité qui a peur de raconter que l’histoire est traversée par ses blessures, ses accidents.
Chemin faisant, sur la route de la vie, j’ai fini par retrouver des artistes, des théâtres et des musées merveilleux. Je m’y rends régulièrement, parfois je leur écris (des lettres ou des livres). J’y rencontre des veilleurs qui s’affairent à raconter des histoires si fortes qu’elles m’empêchent de dormir. Des veilleurs de jour. Pour enfin vivre en paix la violence de l’histoire. La dramaturgie de la vie.
* Paul Valéry, « Le problème des musées » in œuvres, « Pièces sur l’art », 1, Gallimard, Pléiade, [1923], 1960, p. 1290-1293.
** Christian Boltanski, Récits, Conversation avec Laure Adler, Flammarion, 2021, p. 34.
*** Cité par Bernard Deloche et François Mairesse, Pourquoi (ne pas) aller au musée, Aleas, 2008, p. 176.
**** André Malraux, La métamorphose des dieux, Gallimard, [1957], 1977, p. 35.
** Christian Boltanski, Récits, Conversation avec Laure Adler, Flammarion, 2021, p. 34.
*** Cité par Bernard Deloche et François Mairesse, Pourquoi (ne pas) aller au musée, Aleas, 2008, p. 176.
**** André Malraux, La métamorphose des dieux, Gallimard, [1957], 1977, p. 35.