Le chat
Le chat erre insatisfait d’une maison à l’autre, il rampe dans les herbes hautes avec un air lamentable. Qu’on l’approche et c’est un concert de sons déconcertants, cris, sifflements, grondements. Ce n’est pas qu’il ronronne, non, c’est plutôt un grelottement, un claquètement creux de mécanique usée. De chat, il n’a plus que l’enveloppe et quelques gestes ataviques exécutés en automate : cette patte derrière l’oreille, ces étirements, ces quelques modestes bonds, ce n’est déjà plus lui, c’est l’inertie de l’espèce qui se continue en lui. Il attend, voilà, il attend ses maîtres comme un chien, comme une femme de marin, comme une maîtresse délaissée. Il se fout de perdre toute dignité à attendre comme cela, il n’est plus que cette attente, comme ennuyé d’avoir encore cette carcasse de chat à s’occuper, ce destin de chat encombrant et tout à fait inutile dans cette attente.
Regarde ce que tu ruines
Sur la lande déserte, dans la forêt maigre, dans mes pensées. Dans la lumière du jour, des constructions fragiles, des architectures changeantes, des ombres, des frémissements. Cette toile d’araignée qui apparaît et disparaît à la cavalcade des nuages, cette sourde angoisse que l’on apprend à aimer, ces battements du cœur. Ces mille fils qui te relient à tout et à tous, et qui apparaissent et disparaissent, qui te tirent et te propulsent. Ces machineries invisibles, ces cathédrales de crainte, ces dragons. Et inexplicablement, dans le blanc du jour si fidèle, dans le rien pourrait-on dire, dans la lumière argentée qui hante les bancs de sable, brusquement le bonheur absolu d’être en vie.
Village de vacances
Structures à la dérive, châteaux de cartes de murs blancs posés là comme des épaves ou résonnent des rires d’enfants, des ombres de couleurs en polaroïd, ou s’effeuillent d’interminables romans aux pages remplies de sable. Observatoires de couchers de soleil inconnus d’eux-mêmes, volets clos, hologrammes. J’imagine l’hiver, la nuit, les choses sagement rangées qui battent, qui luisent, qui racontent un mystère qui nous dépasse. Et les filets de pêche accrochés au mur, et les mouettes d’émail bleu sur les assiettes, et les bateaux dans leur bouteille.
A l'arrière du scooter
Ce matin vers neuf heures j’étais à l’arrière du scooter, nous traversions Paris, il y avait cette agitation paisible qui précède les heures de grande chaleur. Je regardais le ballet des livreurs, et les terrasses des cafés, et les passantes en robe légère. Tout à coup rue du Renard sans que rien de spécial ne se soit produit, j’ai été dans le mystère du monde. J’ai été dans le mystère du monde, dans une compréhension immédiate des choses, sans mots, sans noms, sans significations. Tout à coup une sorte de clairière, très vaste, s’était établie dans le monde fourmillant de signes, de lettres, de détails, d’expressions de visages, de façades, de machines. Tout le réel s’était brusquement plié et je voyais à nu le bord de la clairière, la machinerie de l’envers, des décors, toutes la superstructure des masques. Cela a duré un moment, oscillant fantastiquement entre langage et matière brute, entre image et lumière, entre signes et aplats de silence. Quand le scooter s’est arrêté, tout s’est remis en place.

Kramer n'est rien
Kramer n’est plus rien, me dites-vous, c’est fini. Regardez, chaque soir on le repêche un peu plus bas, un peu plus loin. Finie, cette brillance insolente des soirées de la rue de Lisbonne, fini ce panache mêlé d’autodestruction qui fascinait tout le monde, finies ces promesses, ces chèques tirés sur le rien, cet emprunt gigantesque sur tout et sur tous. Et ce paquet de femmes et d’enfants, rompus, enchevêtrés, embrouillés au possible : qu’allons-nous faire de tout cela ? Car ce n’est pas à nous, tristes commissaires du chaos, ennuyés de nos missions, qu’ils ont envie d’avoir affaire. Otages troubles qui réclament toujours plus que leur part du drame, tout en disant le contraire. Le sens de Kramer, sa fin en quelque sorte, c’est justement ce crédit insensé qu’il puisait partout dans les regards, dans un rayon de soleil, au fond des verres, dans un air de jazz. Aujourd’hui c’est comme si le monde cessait de croire à tout cela – mais alors plus rien n’a de sens, la réalité entière bascule dans la banqueroute. Car tout est comme Kramer, et il ne faut jamais cesser d’y croire. Kramer n’est rien, d’accord, mais ce rien est nôtre, c’est notre existence, c’est avec ça qu’il faut nous débrouiller du monde. Et c’est précisément ça que nous détestons et adorons en lui.

Au Rosa B.
O make me a mask and a wall to shut from your spies
DYLAN THOMAS
Tenez-vous à l’écart, distant des choses. N’appréciez rien, ni la douce frondaison des arbres, ni les jambes des filles, ni la musique délicieusement décadente, ni le cocktail au fond de votre verre en plastique qui se réchauffe lentement, encore moins le décor rose et sucré. Soyez là comme par hasard quand bien même vous avez patienté des heures dans l’indifférence narquoise des videurs distingués. A la rigueur, soyez votre costume, c'est-à-dire soyez jeune, soyez mèche de cheveux, soyez lunettes de soleil, soyez montre. Soyez costume de pêcheur dont tout le monde semble se moquer alors qu’il n’y a que ça, à cette minute, qui compte. Soyez extrêmement attentifs à l’intérieur de vous-même, à l’affût, et à l’extérieur veillez à n’être vu que de profil, de trois-quarts, soyez mèche en mouvement perpétuel, soyez éclat de dents dans l’espace apparemment anodin, friendly, où toute faute se paye. Faute ? Quelle faute ? Eh bien, par exemple, jouir innocemment du moment, d’un verre de bière, d’un décolleté, d’un air de musique. Baisser la garde de l’indifférence rieuse qui n’est en réalité qu’anxiété vigilante. C’est le même combat depuis toujours : c’est le combat du ridicule et de l’atroce de la vie, le combat de l’inquiétude, la même depuis l’enfance, des autres, du monde, de cette petite conscience qui bat follement sans même le savoir un soir d’été dans un parc du dix-neuvième arrondissement de Paris.
Les vautours 
Il faut d’abord dire les relents d’huile chauffée et poussiéreuse qui prennent à la gorge dès l’entrée. Un réduit au fond d’une cour, logé dans l’épaisseur des immeubles. Le sol et les parois sont noirâtres, l’ensemble est violemment éclairé aux néons. Quelques machines noires, luisantes, des outils dans des caisses de bois crasseuses, dans un coin des tas d’épreuves traînent encore là. Je lis : L’INTERNATIONNALISTE, Journal d’analyse marxiste. Et nous sommes là, avec nos bières tièdes, avec nos charcuteries fripées, avec nos gueules de bois de la veille. Les gens arrivent par petites grappes, invariablement s’extasient tout en cherchant avec une légère angoisse un coin propre pour poser qui son sac à main, qui le casque de son scooter, qui les talons des escarpins achetés le jour même. Une imprimerie, rendez-vous compte, une vraie imprimerie avec des machines et de la crasse. La petite assemblée se tient un peu raide parce qu’il n’y pas d’endroit où s’appuyer, mais leurs yeux et leurs mines font le reste et peu à peu s’installe la même ambiance de négligence narquoise que partout ils emmènent avec eux, que continûment ils créent comme le milieu dans lequel il faut vivre. La bière est tiède, je me sens aussi peu à l’aise que possible mais je regarde leurs yeux, fasciné. Leurs yeux sont comme des pinces qui dissèquent, qui discrétisent toute chose pour l’emmener dans leur monde où elle errera interminablement sous forme d’image, de référence, de citation, d’allusion, de plaisanterie. Aussi je vois partir, impuissant, le tabouret en bois maculé d’encre, la rotative HEIDELBERG si fière, le massicot. L’imprimerie toute entière est sur le champ découpée, détachée d’elle-même et flotte sous forme de projet de loft. Je comprends quelque chose qui m’effraie : incapables de jouir du monde réel, il faut qu’ils en tuent un à un les objets pour les digérer, les transformer en ghosts vidés de leur sang. Diable, me voilà à la fête des vampires, vampirisé moi-même : il faut que j’écrive, il faut que je sorte de là, sur le boulevard, dehors, enfin anonyme, oublié, calé au fond d’un taxi chinois, dans le noir.
Shopping
Graves, le regard perdu, le visage résolu dans une moue forcée d’indifférence. Longs flottements entre les portants, les étoffes qui bruissent comme une forêt. Regards extrêmement obliques vers les miroirs qui sont des ennemis à prendre par surprise. S’il y a cérémonie, ce n’est pas pour les autres filles qu’elles évitent comme des poissons, avec une indifférence de sœurs, des congénères finalement peu séparées d’elles-mêmes. Pas non plus pour les quelques hommes qui traînent là, fantômes à l’œil creux, encombrés d’eux-mêmes, fatigués mêmes de regarder les collections de jambes, de seins qui se proposent là comme en coulisse alors que dehors, le jeu de la séduction reprend avec ses règles. Les plus hypocrites font semblant de s’intéresser mais ils n’y comprennent rien, c’est impossible, il faudrait passer de l’autre côté… Non, non, non, la cérémonie c’est autre chose, c’est… L’ordre immuable du monde aussi implacable et réglé que la course des astres, c’est la Nature et le Caché et le Profond et le Depuis Toujours. C’est le monde qui se dit là, un samedi après-midi de septembre rue Réaumur chez Kookai, à Paris.
Courir, ha courir
Au matin, tout est parfaitement en place. Autour du parc, la ville se déploie, se module en toits, en variations grises. Nous sommes contenus par mille choses, cette vague rumeur est notre milieu dans lequel on flotte. Et là, dedans, quelque chose s’ouvre qui est le parc. Et dans le parc, il y a encore cette excitation spéciale qui est l’espace du week-end. Il faut courir ; Il faut que ce besoin énorme de courir s’accomplisse. On court donc. On tourne tous ensemble sur le bitume luisant, sur les chemins, entre les plates-bandes, sous les arbres. Implacable mécanique. Il y a de rutilants costumes de sport et d’autres plus incertains, plus empruntés. Il y a des corps sublimes livrés à eux-mêmes, rendus au monde, à leur allégresse et qui semblent échapper à leurs occupants. Il y a ceux qui souffrent et qui aiment ça, il y a ceux ui souffrent et qui souffrent, il y a ceux qui font semblant. Il y a ceux qui croient qu’ils font, et encore ceux qui savent qu’ils ne font pas vraiment mais qui y croient quand même un peu, comme moi. Les bons jours on arrive à penser à autre chose, on laisse là son corps qui monte et qui descend, on est monté dessus comme sur un cheval, comme en voiture. Alors on regarde autour, on voit les saisons qui défilent, tac tac tac tac, à une vitesse effrayante. Ce n’est pas la nature, non, plutôt une poche dans la ville, un stade avec des arbres, un décor. C’est esthétique, sanitaire, plaisant, limité, prévisible, rassurant.
Canal blues 
Qu’avons-nous là ? Des dimanches après-midi de souvenirs, avec l’intelligence des choses. Des quartiers déserts, des canaux, des boutiques, tout un souple décor de ville qui luit doucement dans une lumière de vapeur, dans un rayon de soleil de printemps. Souvenirs. Sont-ils réels ? Et les faits mêmes dont ils sont les souvenirs fragmentaires, de quelle réalité étaient-ils ? D’aucune, sans doute, mais de la fragile respiration, du fil délicat de l’affect, de l’étrange palpitation, surgie de rien et pour rien, de la vie. Et la femme qui était à côté de vous, en ces beaux jours, et qui n’était que robe claire, rire et promesse de plaisirs ? Disparue, évanouie, son souvenir rangé quelque part, son sourire flottant dans quelque espace temps.
Ode aux boulevards déserts
Boulevard Serrurier, c’est comme un éternel dimanche de septembre. Les choses sont comme je les aime : blanches, grises, poudreuses, immobiles, suspectes. C’est un tronçon de boulevard courbe qui relie l’hôpital Robert Debré à la Porte des Lilas. Des objets hétéroclites ont été jetés là, juxtaposés à la hâte pour faire qu’il y ait un boulevard et pas rien. Un pigeonnier stérilisateur de la Ville de Paris. Un réservoir d’eau, derrière des grilles, sous une vaste pelouse râpée. On ne voit rien, on imagine un monde de cuves souterraines, de tuyaux, de galeries, d’employés secrets. De petites zones de jeux ceintes de grillage vert. De petites familles viennent jouer au ping-pong là. De l’autre côté un front d’immeubles de toutes époques se tient serré. Tout cela manque de fond, cela ne retient pas l’espace, cela ne fait pas rue. Le chantier du tramway, qui est censé finir le travail, participe à cette irréalité ; tranchées, canalisations, engins de chantier à l’arrêt, palissades de guingois. Là, toutes les choses réelles s’épuisent, là cette lumière blanche les érode. Tout cela part, s’échappe fantastiquement dans cette poésie des dimanches, dans le souvenir de l’ancienne plaine, de l’ancien néant qui toujours nous hante.
Elle de la tempête,
et moi de la mer plus lente
Brusquement une sorte de vide dans les yeux gris, puis le tremblement de la lèvre supérieure sous un ciel d’orage qui de plus en plus vite s’assemble, la fontaine des pleurs sur le canapé gris qui devient radeau dans la tempête, les sanglots entrecoupés d’un hachis de mots que patiemment je décode, je déchiffre. Et moi, parti de si loin, lentement j’appareille vers l’angoisse. Je prépare le vaisseau, je cherche les motifs, je cherche les raisons, je lève les voiles tout en sachant que comme toujours j’arriverai trop tard, mais je pars quand même, je lève les marées les plus lentes. Et me voici, toutes voiles dehors, tristesse, mais c’est à chaque fois pareil, à mi-chemin je vois ses yeux qui pétillent, alors, qu’est-ce qu’on fait cet après-midi, mais non, j’arrive tristesse, j’échoue encore sur le sable le plus lent.
Méduses
Entre New-York et Boston. On roule dans le noir,dans le brouillard. La route est longue, l'espace immense, tout est noir. Autour de nous lesénormes voitures américaines bondissent mollement comme des éléphants de mer. Aux abords des villes surgissent des publicités violemment éclairées, des bandeaux luminescents suspendus par de hautes potences métallique que l'on devine à peine dans le ciel noir. Nourriture. Voitures. Téléphones. Services divers. Aussi les "convicts" en photo avec le fameux "WANTED". Un violeur et une femme recherchée pour meurtre s'intercalent avec les pizzas, le real estate, les vacances aux caraïbes, la bière Bud Light, les compléments alimentaires qui font maigrir, le site de rencontres en ligne. Tout est mis sur le même plan, exposé bien à plat dans la même lumière, le même graphisme. Ultimement, une publicité pour la publicité occupe les panneaux vacants. Le vide n'existe pas, ne doit pas exister dans un environnement pareil. On traverse tout cela comme dans un rêve, un cauchemar. On traverse dans le noir dans ces étranges voitures à la fois lentes et rapides, on happe silencieusement ces lumineuses méduses d'information, on n'est plus que rétine et vitesse à la manière du capitaine Bowman en route vers Jupiter dans son vaisseau, rétine hallucinée. L'impression d'irréalité ne diminue pas à mesure qu'on entre dans l'alpha et l'oméga d'un monde si furieusement matérialiste qu'il en devient fantastique. Toute cette violente nature est tenue à distance par un imaginaire plus violent encore, un ordre plus impérieux, un mythe plus étrange. Ce n'est pas seulement qu'il ne reste plus que les choses, les produits qui semblent vivre leur vie propre en dehors de nous. C'est qu'il ne reste plus que leur trace, leur image, leur artefact de méduse qui flotte dans le brouillard noir. Tout, chaque chose est réduite à son résidu sec d'information, si finement diffusée et grainée qu'on a désormais affaire à un plancton d'information que l'on happe, que l'on gobe presque inconsciemment en lieu et place du monde. Mais c'est ça le monde. C'est ce que nos branchies humaines peuvent filtrer du monde.
Les phalènes
Chaque chose était posée dans une petite nuée d'espoir réfléchi et vorace, et eux régnaient sur ça, il me regardaient avec leurs yeux de Bambi, avec leurs yeux de phalènes à ceci près que les lumières autour d'eux étaient candides elles aussi, il me regardaient avec déférence, avec effroi, avec amusement, et nous parlions je crois, et nous riions, et nous échangions précautionneusement des éléments de langage, des mots, des idées, des souvenirs peut-être que nous glissions poliment sur le formica, que nous nous passions un peu timidement avec comme des poignées pour les saisir, mais non, ce n'est pas possible me disais-je si bois moi seul sera ivre, et personne ne comprend ce moment comme eux, et les lumières et les cris sur le boulevard veule sont pour eux, cette promesse, et non, nous ne sommes pas dans la même nuit.
Carrefour
C'est le jour où je ne crois plus en rien, où plutôt, où tout se disloque brutalement à la fenêtre; le je et le croire misérablement vaincus, repartent en déroute sous l'œil du Rien rieur. La station de métro, en bas, crache ses êtres étrangement bidimensionnels, noirs, pliés. Les voitures escaladent la rue en glissant sans effort, en tanguant légèrement comme des vaisseaux soyeux. On imagine les conversations, les diodes, le soir, le couple, la radio. Et je fixe toute chose comme à travers une brume stupide. Et j'attends patiemment quand tout le reste de ma vie s'offre vacant. En bas, tout attend inventé, d'invisibles rouages tournent, d'invisibles crans me scandent.
Code inconnu
Une longue file se forme devant la machine qui émet des sons désapprobateurs et l'angoisse de chacun naît du fait que, malgré l'attente relativement longue, on n'ait pas assez de temps pour comprendre, pour se faire une idée de ce qu'y se passe, et surtout de ce qu'il faudra faire devant la machine quand ce sera son tour. Il n'y a rien à faire d'autre, en vérité, que subir la pression de la colonne, de l'attente, de la machine. On pavoise, on raille avec son voisin. Et quand vient son tour quand il est temps d'obéir aux petites diodes impérieuses et aux bips exaspérés, il y a ce mur des regards dans son dos, d'une densité de loups où la peur de l'individu se mêle au plaisir de la meute. On va, on tape sur l'écran alors que l'intelligence mouline comme un écureuil fatigué et piteux, on s'acquitte de sa petite épreuve, penaud quand survient une agente elle aussi au bord de la crise de nerfs, on ramasse ses emplettes soudain curieusement honteuses sous le scan des regards et des lecteurs laser, on ose à peine un sourire de connivence avec le suivant et on s'éclipse, serrant son sac en plastique, bien en peine de trouver une contenance. Ah civilisation, société, souvenirs: salles de classes, salles de bals, salles d'armes, on rentre, on rentre tous la tête basse, qu'est-ce qu'on mange ce soir.
Le rideau
Oui, nous connaissons la règle, mais c'est plus fort que nous. Devant nous le rideau fait le monde et nous nous sommes devant à regarder, à éprouver. On ne touche à rien, on ne s'appesantit sur rien, on ricoche, on accélère dans les reflets, on reflète même avant eux, on anticipe: c'est le sens. Nous avons les mots et les images, cela glisse luminescent, facile et élégant sur l'écran. La maille souple, de rêves tissée, de chimères établie, est notre monde. Aussi malheur, malheur à celui qui perce, qui creuse, qui file la maille. Qu'y a-t-il de l'autre côté?
Fragment
Il ne nous sera pas donné de profiter du monde. Nous ne verrons ni les brumes, ni les vapeurs du matin, nous ne saurons pas les mystères. Faussaires nous sommes. Toujours nous devons fabriquer en nous, ou entre nous, un double du monde ravaudé d'images et de mots, d'affects et de sensations: et nous présentons cela plein d'espoir en face du vrai. Jamais ça ne coïncide. Partout nous voyons des hommes. Nature, animaux, ciels: même le rien nous en faisons de l'homme. Aussi, cette infrastructure que nous traînons partout comme un invisible cadavre. Ces choses que nous fabriquons pourtant pièces à pièces et qui peu à peu finissent par constituer un nouveau monde, que toujours nous ne voyons pas.
What a grand city it is
Precious little girls
Stroll with
Cautious little men
Daring little velvet legs
O
With calm little cautious eyes
Drachen
J’ai vu Gucci hanté de qataris
Et ils m’ont dit
Transforme l’argent en or
J’ai vu Dieu flotter sur des herbes vagues
Et il m’a dit
Construis là où il n’y a rien
J’ai lu Rainer Maria aux sueurs sublimes
Et il m’a dit
Mais aime-les, tes dragons
J’ai cru Love aux pelouses de Neuilly
Et il m’a dit
Qu’était-ce donc que tu cherchais avec moi ?
A Auteuil
A Auteuil, les enfants déjà frémissent d’arrogance, et les balles de tennis voyagent dans l’air sous contrôle, et les Rolls ronronnent de silence sous leurs housses, et les jeunes filles sont des armes, et les chiens sont des rois, et les gardiens d’immeuble règnent sur le marbre et les chromes, et les systèmes d’alarme gardent des balcons vides de fleurs et d’ennui, et Dieu lui-même est convoqué par le silence et l’ordre.
Ligne 9 
Ligne 9, c’est la raréfaction vers le plaisir, le chariot mystique cahote vers Babylone. Long glissement vers l’Ouest, et peu à peu le vide se glisse entre les choses, les articule. La diction du vide, la saveur de l’hébétude, des rayons de soleil traversent une poussière de limbes. Toutes choses et êtres se gardent, se regardent, attendent. Les pelouses confidentielles attendent, et sur le périphérique les voitures en pleine course attendent aussi, et le balancement des arbres, et les vitrines impeccables tendues sur le vide attendent aussi patiemment.
Inexplicablement
Boulevard d'Auteuil un rayon très oblique vous frappe, un étroit cône d'or liquide entre les feuilles vertes des arbres dans lequel tourne au ralenti une cohorte de plancton. Bon. Avant il n'y avait rien et là subitement dans l'air quelque chose gonfle, non subitement est là depuis toujours et infini, et il y a même de la musique et des odeurs qui sont déjà un film. Ce n'est qu'un instant peut-être, mais vous sentez bien qu'il relie des choses très anciennes et familières qu'il essaie de dire quelque chose alors que vous êtes presque aveugle et sourd. Au fond de votre perception bat une porte mystérieuse.
Sur le canapé blanc
Elle me regarde, et il y a le bichon aussi sur le canapé blanc, frétillant. Dans vingt minutes les enfants, oui. Le café dans ma tasse, la scansion des heures, des terribles heures d'Auteuil sous ce gris que je ne sais pas nommer. Je vois ce visage ravagé près du mien, je vois cette main de squelette dans ce décor de série télévisée des années quatre-vingt. Le bichon gronde, une horloge invisible me compte, la peau se dégrade lentement, dans une extase de nouveau monde des créatures échappent à toute pesanteur, s'échappent à une vitesse vertigineuse vers la fiction pure, vers le paradis, vers la puissance et le désespoir.
Dans ces grands cônes violets
Porte d'Auteuil, tout ce que vous voulez. Symphonies, grandes vagues,  orgues, ors. L'air du matin est un grand cône violet, friselé d'or. Sur ces boulevards s'étire la richesse qui est la paix et le calme. Et le calme est la danse précise des livreurs et les majordomes qui lustrent des limousines ou balaient des trottoirs de marbre. Tout cela en silence, absolument, si ce n'est le cliquetis de désir des jeunes filles qui sont les Gardiennes et les Muses et le Contrôle.
Porte d'Auteuil, tout ce que vous voulez: orgues, symphonies dorées, oui. Dans ces grands cônes violets, nulle autre musique que la rosée du matin, lustrale, inconnue, seule, divine.
Dedans
Chaque cité était une grande famille que la peur unissait.
RENE CHAR
Les âmes, les esprits, dans les corps. Les corps et leurs yeux fatigués, ou amusés, dans les maisons assemblées avec un soin passionné qui délimite le dedans et le dehors Et le dehors, c’est encore une espèce de dedans sans recoin où Dieu voit tout. Quand bien même subsiste un recoin de brume bleue plus sombre, plus inconnu, dans une forêt qui s’effraye elle-même, il reste contenu par quelque chose, avant les montagnes, sous le ciel, dans l’Ordre.

Jean-Philippe Doré

Mythologie contemporaine : le doigt de dieu

Mythologie contemporaine : le 7ème jour

***
Poème Iphonien
8 Avril 2010

A Auteuil, les enfants déjà frémissent d'arrogance, et les balles de tennis voyagent dans l'air sous contrôle, et les rolls ronronnent de silence sous leurs housses, et les jeunes filles sont des armes, et les chiens sont des rois, et les gardiens d'immeuble règnent sur les marbres et les chromes, et les systèmes d'alarme gardent des balcons vides de fleurs et d'ennui, et Dieu lui-même est convoqué par le silence et l'ordre.
A Auteuil, c'est la sidération et la coercition et l'hébétude.
***
Autres fastes brefs
2.
21 octobre. « On peint, on sculpte, on écrit et de plus en plus on se sent comme le premier homme devant un miroir inouï, l’initiateur timide et téméraire qui avance sans savoir où, rien ne semble entamé : les choses vierges attendent les princes qui viendront les transformer en étoiles. » RILKE
3.
Octobre, la nuit tombait. Normal restait à la fenêtre, il regardait les petits carrés jaunes des fenêtres s’allumer un à un, à mesure que les gens rentraient du travail. Voilà, il était l’un d’eux, pour quelques instants, pour un soir, en apparence mais cela seul comptait. Il s’était glissé dans un peignoir, dans une vie qui aurait pu être la sienne. Dans les cadres de plexiglass un peu poussiéreux sur les étagères, il souriait avec une femme, dans la lumière blanche, cinématographique du souvenir. Là, maintenant, il aimait en toute innocence cette heure paisible où les lampadaires s’allumaient, jaunes et blancs. Des cloches sonnaient quelque part, et une vague odeur de feu de bois piquait l’air frais.
4.
Au théâtre. La foule s’accumule, le drame monte si elle ne se calme pas, ne se résume pas rapidement à une ambiance rassurante, où elle disparaît dans sa multitude pour devenir chose.
5.
Le suicide supposé des lemmings (l’hiver).
Eh qu’attendez-vous de nous ? Que nous nous jettions enfin de nos froides falaises, tout criant, apeurés et agitant l’air de nos pattes ridicules ?
6.
BAUDELAIRE. Les Foules
7.
‘Cause everything is moving too fast, dit la chanson. Qui et où suis-je ? Peut-être sommes-nous, juste une erreur dans le rêve d’un chien, où le rêve devenu fou d’un ordinateur. Soyons ivres et rions, tant que cela est possible.
8.
Le 3 mai 2002 
Premier jour chômé depuis longtemps. Erré dans les rues : lumière blanche et grise, assez vive. En voiture, à pied, comme une hallucination du regard, l’impression de ne plus regarder, détailler, mais d’être envahi par un flux d’information, de sens. Comme si l’écriture venait frapper à toute force derrière mes paupières. Comme une dilatation surprenante, inattendue, de moi-même dans le monde.
L’étrange calme de ce vendredi après-midi, l’organisation étourdissante des choses qui gisent, s’étalent, palpitent devant moi.
Sensation d’aventure, un peu ridicule, mais aventure tout de même.
L’extraordinaire organisation du monde.
La multitude.
9.
hauts miroirs
je l’ai égarée
dans les miroirs de l’appartement
cet après-midi d’ennui et de luxe
ce rire cristallin et vide, de pièce en pièce
a disparu
10.
9 mai 2002
Comme un rêve que l’on aurait en réalité imaginé, comme un souvenir indéfinissable que l’on aurait pas vécu, comme le fragment d’un film ou d’une photographie que l’on aurait jamais vus : un pur fantasme, un rêve d’architecture. J’ai déjà vu ce bâtiment quelque part, j’ai quelque part en moi ce reflet doré au soleil couchant, mais ce n’est peut-être qu’une erreur, un reliquat des heures de télévision de l’enfance, de l’immense mouture imaginaire et rêvée du monde ; un débris flotté immémorial sur une plage qui n’existe pas. Quel vertige ! Nous sommes de l’étoffe dont on fait les rêves, dit Shakespeare. Nous transportons avec nous, de part et d’autre de nos yeux, la matière mouvante du rêve qui se reconstitue devant nous. Nous projettons devant nous des rêves rétroactifs ou futurs, ou des rêves des autres, ou des rêves impossibles. Des fragments de vies inconnues dont mystérieusement, nous nous souvenons.
La lumière, dorée, du souvenir.
11.
13 décembre 2003
masques
visages
imaginaire social
théâtre permanent des visages
Dubuffet (les Chimères)
12.
dans le métro ligne 13, 18 décembre
Deux filles parlent avec animation sur une banquette. Ballet des mains allant au devant l’une de l’autre, se réfugiant dans les cheveux ou sur une cuisse qu’elles lissent machinalement, esquissant mille mouvement en une seconde. Je n’entends pas la conversation. Paysage incroyablement mouvant des visages, mimiques des yeux, de la bouche, du nez, extrordinaire mobilité de la tête faisant songer au jeu d’esquive d’un boxeur.
Voilà, un instant d’humanité sous la froide lumière bleue. Les autres, pour la plupart, fermés, cadenassés dans leur journal, leur livre, leur souci, leur vie ou l’hébétude du matin.
13.
Etonnant comme les œuvres d’art sont avant tout des exercices d’expression sociale parfaitement délimités, quand on voudrait y voir des formes d’aventure personnelle. Fausse solitude, une fois de plus – voir « les Foules » de Baudelaire -, et nouvel indice sur les mystérieuses régulations du monde social, qui rattrappe tout, même ses dérivatifs, ses marges.
14.
East side, West side, Melvin Le Roy, 1949.
Toujours cette impression que les rues de New York sont plus qu’un décor, un milieu naturel dans lequel les personnages évoluent. Ava Gardner en robe de soirée, James Mason en costume sans chapeau, ne sont pas nus, ils sont entourés par la ville comme par un vaste vêtement, une extension d’eux-mêmes, de leur élégance.
15.
mai 2003
Des gens, des amours, des amitiés disparaissent de nos vies. C’est abstrait, incompréhensible, irrémédiable. Ils se transforment en fantômes, hantent nos souvenirs et nos rêves. Et toujours, ils nous renvoient à d’amers reflets de nous-mêmes, à nos regrets, nos erreurs, nos manquements et nos défauts.
Ils ne disparaissent pas, ils ne peuvent pas disparaître : ils nous hantent irrémédiablement. L’amour lui aussi reste sous cette forme bizarre d’ectoplasme, il tourne encore à vide dans nos têtes juqu’à la folie, et nos bras aussi se tendent pour serrer le vide. Qui, qu’aimons-nous alors ? Une image ? Une idée ? Un souvenir ?  Une projection de nous mêmes à travers l’être aimé ? Nul ne le sait. Mais toujours, elle reviendra vous hanter, elle reviendra habiter vos souvenirs et vos rêves, elle reviendra, en surimpression, voiler votre regard et s’interposer entre vous et le monde.
16.
24 mai 2003
En bas, il y a le carrefour qui dort avec les arbres qui bruissent doucement. Il y a quelque part un moteur qui ronronne, quelques voitures passent au ralenti sur le pavé. J’aperçois la tour Monparnasse qui agite quelques petites lumières, au loin. Sous les lampadaires, les choses luisent, tranquilles, insoucieuses de mon regard, c’est le début de l’été. J’ai quelque chose de bizarre dans la poitrine, une oppression, un manque. Je ne sais pas.

17.
il faudrait être un ordinateur transgénique
il faudrait être un altermondialiste actionnaire dans le pétrole
il faudrait être un fondamentaliste intermittent
il faudrait être un vieillard transplanté dans son propre clone
il faudrait être un misocrate ou un un phallogyne ou que sais-je
il faudrait être immobile comme une pierre et en même temps
il faudrait être l'aventurier ubiquiste en vol nocturne suspendu
dans le grand Rien comme ce petit poème dans un instant
il faudrait être l'ultime mutant social
il faudrait vivre la dernière compression de toutes ces figures symboles
déments identités multiples indices pervers
il faudrait traverser le miroir dans la lumière blanche du bug
il faudrait être l'ultime mutant
***
Lumières
2 Octobre 2008
J’ai pris la voiture par lassitude, par ennui, par manque d’idée. Peut-être était-ce les deux doubles cafés, peut-être cette magnifique lumière grise qui embrassait Paris après des jours de soleil inattendus. En tout cas, je ressentais une espèce de jubilation du regard à marcher, puis à rouler dans la ville humide et froide, sur les rues bombées et presque désertes. Les gens disait-on suite aux «événements », redoutaient de sortir de chez eux, répugnaient même à se divertir, et, plus grave, à consommer. Je commençai une circulation errante dans la ville, gardant juste ce qu’il faut d’attention pour conduire, me jetant au hasard dans les rues, rive gauche, puis rive droite, les boulevards, les rues tortueuses et magnifiquement sinistres. Je regardais avec passion les grandes façades noires et grises, comme frottées de pluie, d’ennui, de misère relative des jours. Raccrochées, reprises, comme des étraves de tragédie dans la brume des jours. Je tournais, l’esprit vide, un regard. La radio passait un programme sur Rimski-Korsakov, et je ne sais pourquoi, je repassais mentalement ce nom, réjoui de le trouver en accord avec la brume, le froid, le gris, la nuit presque déjà tombée à quatre heures de l’après-midi.
Dans le sombre surnagent de magnifiques lumières. Aux tuileries, d’abord, puis dans un parc inconnu, entrevu les derniers éclats des feuilles, éclats de feu rouge jaune au bord de la dissolution dans le gris granuleux – la nuit tombe déjà. Et en haut de la ville, d’autres éclats d’or, dômes, statues anges dans le gris- quelle beauté ! Puis, dès trois, quatre heures de l’après-midi, les lumières. Phares, clignotants des voitures serrées contre la mienne – le visage des conducteurs dans les rétroviseurs. Les enseignes, déjà les décorations de Noël, les cafés qui commencent à se remplir. Je scrute, de plus en plus absorbé, les façades qui se succèdent, formant comme un gigantesque travelling sur l’écran de mon pare-brise.
A cet instant, j’aime profondément la ville, ces immeubles, les habitations, masses sombres aussi loin que porte mon regard. En dehors de tout souci d’architecture, de composition.
A mesure que je me rapproche du seizième arrondissement, je vois les strates du temps évoluer. Les années soixante, soixante dix, quatre vingt, quatre vingt dix. Je pense soudain à l’architecture comme le fruit d’une expérience chimique. On m’a dit je crois que le diamant est issu de la conjonction d’une forte pression et d’une intense chaleur sur le carbone. Ainsi l’architecture est le fruit de la pression du sociale et de quelques éclairs. Architectes, nous sommes : un peu de culture commune, un peu d’obsessions particulières, et fatalement, la marque de notre époque, de la mode disons, que nous faisons, et qui simultanément nous influence. Emporté dans cette voiture d’emprunt je ressens fortement cette poussée, cet effort du social. Je ressens cette poussée des immeubles avec la vie plus ou moins contrainte à l’intérieur. Je vois la ville comme une éruption lente, une coulée de lave épaisse et lente qui se fige par inadvertance dans un style. Ces façades. Pathétiques, criantes. Chacune racontant une histoire, la confiance d’un moment, d’une compréhension, une naïveté.
Toutes ces façades portant au delà d’elles-mêmes, le message, la clé, le code. Toutes ces façades voulant désespérément signifier quelque chose, nous dire quelque chose. C’est cela qui est magnifique avec l’architecture : cette ligne de crête entre la chose et le signe. Les bâtiments, tantôt message, tantôt chose brute, sourde, obstinée, immortelle, indifférente à nous.
Il y a ce crépuscule énorme qui tombe sur la ville, un dimanche après-midi froid et humide de novembre. Un cataclysme, un naufrage, la résurgence de peurs anciennes, la nuit. Nous, nous courons les lumières, nous nous serrons dans le fluide matriciel d’or, des lumières, des enseignes, des fenêtres des appartements, des vitrines de café. Nous brillons, donc nous sommes vivants. Comment ne serions-nous pas désespérés, si nous n’avions inventé ce monde des signes, cet autre monde, cette promesse, cet espoir.
Ces choses, ces choses qui redeviennent des choses et s’éloignent vertigineusement de nous, qui s’érodent dans la marche du temps, sans nous, quelle existence peuvent-elle avoir, sourde, inconnue, mystérieuse ?
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