CIST 2020 — Session Q
2020 : rythmes de vie, rythmes de ville, quelles perspectives pour les politiques temporelles ?
Les territoires font aujourd’hui face à de profonds changements qui se manifestent d’abord d’un point de vue morphologique mais aussi temporel. Ces changements se traduisent par la transformation des rythmes et des rites. Celle-ci fait apparaître de nouveaux agencements temporels qui entrent en tension et tentent de cohabiter à l’intersection des différentes sphères de la vie quoti- dienne. D’un côté, certaines populations répondent aux injonctions multiples à l’activité et sont soumises à différentes formes d’accélérations. De l’autre, certains groupes recherchent un ralentissement du rythme de vie dans la perspective d’une meilleure qualité de vie. Bien que des initiatives de politiques temporelles émergent depuis le début des années 1990, les politiques publiques doivent s’adapter pour faire face à la pluralité des rythmes individuels et collectifs et aux nouvelles formes d’injustices et de vulnérabilités temporelles qui tendent à apparaître dans la mesure où le temps devient une ressource de plus en plus rare dans les sociétés occidentales.
La session se propose de réinterroger les politiques temporelles à plusieurs niveaux. Il s’agit d’abord de discuter des dispositifs et des outils d’observation des rythmes et des temporalités sociales, puis d’explorer les leviers d’actions potentiels pour une politique de gestion et de régulation des rythmes urbains. Dans cette perspective, la session propose d’ouvrir la discussion à plusieurs champs des politiques publiques: mobilité, travail, politiques de la famille, services publics, parité, logement et insertion sociale. Les propositions attendues sont d’ordre théorique, méthodologique et empirique et peuvent se référer aux différentes disciplines des sciences sociales. La session est également ouverte aux professionnel·le·s et aux praticien·ne·s.
Introduction
Les politiques temporelles françaises ont pour objet d’intégrer les rythmes de vie dans le fonctionnement des services publics, mais aussi en matière de mobilité et parfois même dans le fonctionnement de certains bâtiments. Comment la recherche architecturale peut-elle s’y inscrire ? Cette contribution veut proposer quelques pistes de réflexion pour aborder l’intégration des rythmes dans l’architecture en partant de constats simples vécus sur un littoral urbanisé de la façade atlantique : la description de trois situations de bord de mer permet d’en déduire une quatrième qui éclaire ce sujet. Pourquoi le littoral atlantique ? Les rythmes naturels et sociaux s’y expriment avec force tandis que la frontière maritime contraint l’aménagement urbain.
Cette contribution s’intègre dans la recherche doctorale en architecture en cours intitulée Tempo Virilio sur l’écologie grise du philosophe Paul Virilio.
1. Première Situation : la permanence indéterminée
Souvent, l’étude des plans des édifices anciens frappe par l’indétermination programmatique de leurs espaces. De nombreuses pièces n’y sont pas nommées et leur caractère répétitif laisse à penser à une vacance de programme. Prenons l’exemple du fort Boyard dans la mer des Pertuis qui est un bâtiment de l’époque moderne (achevé au cours du XIXe siècle). Sa forme géométrique abstraite abrite des petites cellules. Ce dispositif sériel n’aura jamais réellement servi comme élément de fortification mais plutôt comme prison ; il accueille maintenant et depuis plusieurs décennies un célèbre jeu télévisé.
Une certaine indétermination spatiale des espaces intérieurs a permis d’accueillir ces diverses fonctions dont l’imprévisible jeu. Les études historiques montrent que le patrimoine monumental bâti se révèle adaptatif avec des programmes qui se succèdent au fil des époques. L’autre trait d’un monument reste naturellement sa permanence qui aujourd’hui est renforcée par les politiques de protection et de conservation. D’anastylose en restauration, ils perdurent et il faut comprendre que leur permanence n’est due qu’à des campagnes de restauration sans lesquelles ils seraient tombés en ruine. On retiendra de cette première situation la permanence du monument mais aussi une ouverture programmatique aidée en cela par une forme d’indétermination.

2. Seconde Situation : la fluctuation rythmique
Observons le paysage littoral urbanisé tel que nous le fréquentons en hiver avec des logements inoccupés aux volets clos. Cette situation est en réel contraste avec l’exubérance balnéaire estivale. Les rythmes sociaux se ressentent particulièrement sur le littoral urbain, or, cette fluctuation rythmique rend flagrante la spécialisation des lieux. Remarquons que ces résidences dites secondaires peuvent représenter 80 % du parc immobilier pour un usage qui souvent ne dépasse pas quelques semaines dans l’année. Il en va de même pour les commerces et les activités de bord de mer.
Cette spécialisation produit arithmétiquement un stock immobilier au faible taux d’occupation. La situation devient problématique lorsqu’il s’agit de maintenir du logement à l’année pour une communauté locale dont l’activité économique serait moins dépendante du tourisme. Les documents locaux de planification s’y cassent souvent les dents. De manière plus générale, cette spécialisation semble peu adaptable aux évolutions de la société comme à celles du climat.
La variation des rythmes de vie est prise en compte depuis les années 1970 avec les travaux sur la time-geography et ceux de Kevin Lynch complétés par ceux de Henry Lefebvre en 1992. Une nouvelle spatialité se révèle au regard, se centrant sur la perception de l’individu et ses déplacements quotidiens, et avec elle une autre manière de voir l’usage des constructions. Si ces fluctuations rythmiques sont en partie intégrées dans les politiques temporelles, elles ne se retrouvent pas dans la planification urbaine française.
3. Troisième Situation : l’accident irréversible
Voici 10 ans exactement, la tempête Xynthia frappait le littoral atlantique français et provoquait des pertes humaines dues à une urbanisation incontrôlée. Dans les zones de solidarité fortement touchées par l’événement climatique, l’État français a imposé la déconstruction des habitations pour limiter la vulnérabilité littorale. Or, les dernières projections de l’élévation du niveau des mers montre à l’échelle du monde que 300 millions de personnes pourraient affronter des inondations ou submersions une fois par an d’ici à 2050. Les côtes françaises ne seront pas épargnées malgré une politique volontariste de défense côtière. En parallèle, la balnéarisation et son imprenable « vue sur la mer » ont considérablement renforcé la vulnérabilité urbaine. Il faut s’attendre à des catastrophes dans les prochaines décennies ou anticiper la déconstruction et l’éventuelle relocalisation des biens.
Le philosophe Paul Virilio a fondé une partie de son approche révélationnaire sur la finitude, nous enjoignant à regarder la fin irréversible pour mieux penser le début de toute chose. Son principe consistant à « partir de la fin » rappelle ce qui se pratique en matière d’analyse de cycle de vie et de backcasting. Le gouvernement français a annoncé le 12 février 2020 la création d’un nouveau permis de construire autorisant « des constructions non pérennes et démontables » dans des zones dites de transition. Ce n’est donc plus ici la réversibilité programmatique qui est en jeu mais bien celle de l’existence même de l’architecture. Ce type de réversibilité doit s’envisager dans ces cas à forte vulnérabilité et la conception architecturale s’en trouve irrémédiablement changée.

4. Quatrième Situation : des formes relationnelles
Croiser maintenant ces 3 situations pour en faire émerger une quatrième.
Nous peinons à percevoir les rapports d’échelles temporelles car la matière même du temps a changé au cours du XXe siècle. Les régimes spatio-temporels ont été considérablement perturbés du fait de la désynchronisation des structures temporelles tant individuelles que collectives comme l’a démontré le sociologue Hartmut Rosa. Alors que l’incertitude grandit, il convient de se demander si la surspécialisation de nos environnements bâtis ne se fait pas obstacle à elle-même.
L’observation des modes de vie des populations nous conduit à une rythmanalyse qui serait plus centrée sur l’activité que sur les lieux, à la manière dont les structuralistes envisageaient l’architecture et l’urbanisme. Le rapprochement entre les cycles courts du quotidien et le cycle de vie des constructions devient intéressant lorsque nous en venons à considérer des ensembles urbains plus que des objets. En revenant à l’approche de la time-geography centrée sur l’individu, nous observons que la mobilité quotidienne de chacun forme un système de lieux fréquentés. Plus que de rendre souples ou adaptables des programmes isolés, c’est un travail sur les relations de mitoyenneté, de combinaison et d’association qui est attendu et qui peut se comprendre comme la résonance développée par Hartmut Rosa.
Nous pourrions reprendre le chemin de la théorie métaboliste japonaise qui se définissait comme un processus régénératif entre architecture et planification urbaine où les choses sont considérées comme des formes en perpétuelle évolution dans le temps. Les métabolistes japonais avançaient dès 1964 l’existence de master forms, qui sont au temps ce que les constructions sont à l’espace. S’ouvre avec la notion de masters forms associatives entre elles un vaste champ de recherche en architecture propice à répondre aux contingences littorales. Ce travail doctoral en cours sur l’écologie grise entend apporter des voies d’action à la croisée de la conception architecturale et de la planification urbaine. Il s’agit, ici, d’étendre le périmètre des politiques temporelles à l’architecture et à l’urbanisme.
Retour au début