
Paul Virilio à propos de Rudolf Steiner, une conversation avec Andreas Ruby et Mateo Kries
Une traduction de l’allemand par Jean Richer
Il existe de nombreux parallèles entre l’architecture de Rudolf Steiner et celle que vous avez réalisée avec Claude Parent et Architecture Principe dans les années 1960. Dans les deux cas, l’architecture est liée à la terre — lourde, physique et durable dans son aura. Steiner était à peine connu en France à l’époque. Comment en êtes-vous venu à étudier Steiner ?
J’ai découvert Rudolf Steiner au cours de mes dix années de recherche sur les bunkers allemands des murs de l’Atlantique. Le Goetheanum me semblait s’inscrire dans ce retour au tellurisme, c’est-à-dire à une architecture de la lourdeur et de la solidité. L’architecture de Steiner était un anachronisme à son époque, qui était dominée par la recherche de la transparence. L’architecture de Steiner est liée à la gravité du sol sur lequel se trouve un bâtiment. Il a découvert la terre au moment même où d’autres architectes s’enthousiasmaient pour les avions et les gratte-ciel. Pour moi, l’anthroposophie ou écosophie, qui détermine la vision du monde de Steiner, anticipe déjà certains aspects du Land Art, dans lequel la forme de la terre elle-même devient une œuvre d’art. Sur le plan architectural, Steiner était un franc-tireur qui avait très peu de points de référence par rapport aux autres architectes. L’un d’entre eux, à mon avis, est Antoni Gaudi et sa Casa Milà est un monument de gravité inspiré des formations géologiques — un rocher habité. Son parc Güell est également un morceau de land-art anticipé, un retour physique au sol que l’on retrouve d’une manière différente dans les bâtiments de Steiner à Dornach. Erich Mendelsohn est pour moi un autre point de référence important de Steiner. L’architecture de Mendelsohn combine masse et dynamisme ; sa tour Einstein est lourde d’un côté, néanmoins chargée d’un mouvement latent. Dans les bâtiments de Steiner, avec leurs lourdes toitures qui ne volent pas, mais semblent s’enfoncer dans le sol, la statique et le mouvement sont combinés d’une manière différente, mais liée.
Steiner voyait également son architecture comme un lieu spirituel où toute sa vision du monde pouvait être discutée et concrétisée en collaboration avec des scientifiques et des artistes. Quel rôle cet aspect a-t-il joué pour vous dans l’œuvre de Steiner ?
Steiner était un esprit transdisciplinaire, un homme de la Renaissance dans l’âme. Et tout comme à la Renaissance, l’art et la science ne sont pas pour lui des opposés, mais des canaux interconnectés de connaissance créative. Cette interconnexion transdisciplinaire était très importante pour nous. Architecture Principe était un groupe composé d’un peintre, d’un sculpteur, d’un architecte et d’un urbaniste. Nous avons fait partie d’une époque où les groupes d’individus étaient plus importants que les individus en tant que tels. Je suis convaincu que les révolutions culturelles ne sont pas le fait d’individus, mais d’équipes. Ce qu’il faut, c’est une communauté créative qui fonctionne comme une salle de ressources, dans laquelle les idées des individus se renforcent et peuvent réagir les unes aux autres. Et l’approche anthroposophique de Steiner allait certainement dans ce sens.
Comment jugez-vous l’évolution de la pensée de Rudolf Steiner après sa mort ?
Steiner était sur la voie d’une philosophie de l’écologique, ce que Félix Guattari appelle écosophie dans son livre Les trois écologies (1989). Il entend par là un mode de pensée qui abolit les divisions entre les différentes disciplines du savoir humain. Mais à mon avis, les élèves de Steiner étaient trop respectueux de leur maître et ont pris ses enseignements trop littéralement, au lieu de les interpréter et de les développer correctement. Cela s’est produit davantage au sein du cercle Steiner. Un monument comme le Grand Rocher de Vincennes, par exemple, construit entre 1932 et 1934 par Charles Letrosne dans le zoo de Vincennes, a pour moi beaucoup plus de l’esprit de Steiner que les nombreuses œuvres de ses épigones qui circulent sous le nom de Steiner. Il s’agit d’un environnement entièrement artificiel qui par sa programmation en tant que réservoir d’eau et habitat d’escalade pour les singes, représente son propre type d’écologie.
Quelle est la pertinence de l’architecture de Steiner aujourd’hui encore ? Au vu de l’aspect impressionnant du second Goetheanum, avec ses murs et ses toits massifs et l’atmosphère presque cultuelle qui règne à l’intérieur, on a l’impression que Steiner a également conçu le bâtiment comme une sorte d’espace protecteur — ces connotations jouent-elles encore un rôle aujourd’hui ?
Le problème de la protection est formulé de manière totalement différente aujourd’hui, car la catastrophe climatique ne menace plus la vie humaine individuelle ou collective, mais la biosphère dans son ensemble. Les menaces de notre époque résident également dans les bouleversements sociaux au sein de la société et dans le changement des systèmes de valeurs qui en résulte. Mais surtout, un changement de paradigme se dessine de plus en plus, passant du sédentarisme au nomadisme forcé. Après des milliers d’années pendant lesquelles l’humanité s’est développée de manière sédentaire, nous connaissons une mobilisation toujours plus grande de la société à travers la mondialisation : les entreprises délocalisent leurs capacités de production vers des pays à bas salaires, le capital financier est transféré en temps réel d’une bourse à l’autre afin d’être négocié en permanence, sans oublier les énormes mouvements de réfugiés prévus dans un avenir proche — au cours des 30 prochaines années, un milliard de personnes pourraient devenir des migrants pour des raisons politiques, économiques et climatiques. Aujourd’hui, la géographie devient de plus en plus une trajectographie, et il s’agit d’une évolution d’importance historique. Cette évolution remet fondamentalement en question toute notion traditionnelle d’architecture de protection. La Grande Muraille de Chine est désormais une attraction touristique, tout comme la ligne Maginot. Et le mur de l’Atlantique est une plaisanterie en tant que mur de protection. Cela n’empêchera pas les centaines de réfugiés africains, dont beaucoup échoueront morts sur nos côtes.
Néanmoins, il est frappant de constater que certains éléments de l’architecture contemporaine présentent des références relativement évidentes à l’architecture de Steiner. S’agit-il d’un parallèle purement formel ou voyiez-vous également une continuité spirituelle ici ?
Je pense que les similitudes sont plus formelles. Mais il est certain que l’architecture contemporaine des surfaces topologiques peut être reliée aux efforts que nous avons faits avec Architecture Principe dans les années 1960 sous la devise de la circulation habitable. Le principe d’orthogonalité est lié à la culture de la sédentarité. La ville historique était un lieu tridimensionnel de localisation, de stationnement des marchandises et des personnes. En revanche, nous vivons aujourd’hui dans un état permanent de mobilité qui modifie complètement la ville et peut même la faire disparaître, si l’on pense au phénomène des shrinking cities. En tout cas, les mégapoles qui émergent dans les régions à croissance démographique positive annoncent une profonde mutation de l’urbain. Et l’architecture des surfaces topologiques peut être comprise comme une réaction indirecte à cette mutation urbaine. Car l’architecture telle que nous la connaissons a été entièrement créée dans la ville. C’est un enfant de la sédentarité. Mais comme les structures urbaines changent, il en va de même pour la structure de l’habitat, la typologie des logements. Le logement ne sera plus situé dans les espaces statiques de la ville, mais aussi dans ses espaces de circulation. Notre société traditionnellement sédentaire devra apprendre à habiter l’espace du mouvement — non seulement sur le plan numérique ou logistique, mais aussi physiquement. Cette anthropodynamique a une dimension chorégraphique. Nous devrons apprendre à habiter notre corps comme un corps en mouvement et non plus seulement comme le corps statique du passager garé dans une voiture, un train ou un avion. C’est pourquoi je crois que l’architecture de l’avenir doit être chorégraphique ; une architecture qui travaille avec les mouvements du corps comme un chorégraphe travaille avec les mouvements de ses danseurs. Et c’est ce que Steiner recherchait également.
Un point commun entre vos projets et ceux d’Architecture Principe et de Steiner est l’ambivalence de leur aura. Afin de créer un espace protecteur quasi cultuel à l’intérieur, ils doivent paraître défensifs, presque agressifs à l’extérieur. C’est pourquoi vous avez vous-même choisi le bunker comme modèle pour votre église Sainte-Bernadette. Comment cette réévaluation a-t-elle été reçue en France à l’époque ?
Nous avons été fortement critiqués pour cela. J’essayais juste de faire comprendre que la Seconde Guerre mondiale était une déclaration portant sur le monde occidental dans son ensemble, et pas seulement sur l’Allemagne. Le monde occidental a révélé un potentiel de négativité lors de la Seconde Guerre mondiale — mais pas seulement à Auschwitz, mais aussi à Dresde, Coventry, Guernica, et surtout à Hiroshima et Nagasaki. La question de savoir comment se protéger de cette négativité m’est donc apparue comme une question politique universelle. Comment protéger les gens de leur propre disparition ? C’est précisément la raison pour laquelle le bunker n’était pas pour nous une question purement allemande, mais plutôt un archétype universel. C’est précisément cette dimension archétypale du bunker que nous avons voulu articuler dans Sainte-Bernadette. Le monde occidental a révélé un potentiel de négativité lors de la Seconde Guerre mondiale — mais pas seulement à Auschwitz, mais aussi à Dresde, Coventry, Guernica, et surtout à Hiroshima et Nagasaki. La question de savoir comment se protéger de cette négativité m’est donc apparue comme une question politique universelle. Comment protéger les gens de leur propre disparition ? C’est précisément la raison pour laquelle le bunker n’était pas pour nous une question purement allemande, mais plutôt un archétype universel. C’est précisément cette dimension archétypale du bunker que nous avons voulu articuler dans Sainte-Bernadette. Cette église est la nouvelle grotte, elle renvoie à la grotte comme étant peut-être l’habitat le plus original de l’homme, l’espace dans lequel est née l’architecture ainsi que la peinture, si l’on pense aux peintures rupestres. Et pour moi, qui suis un enfant de la Seconde Guerre mondiale, le bunker est la nouvelle grotte, l’abri antiaérien — un mot qui doit être compris très littéralement, un espace de protection contre le ciel. C’est précisément ce moment tellurique qui, pour moi, constitue le lien avec le Goetheanum de Steiner, avec sa massivité et son caractère terrestre.








