Mots clés
Accident, capitalisme tardif, invisibilité, image pauvre, militarisation.
Résumé
Le rapprochement des œuvres de la vidéaste allemande Hito Steyerl et de l’urbaniste et philosophe français Paul Virilio met en lumière l’accident invisible du capitalisme tardif où l’espace de la circulation des images, dans un continuum médiatique, annihile la géographie terrestre. Quatre autres penseurs ou artistes — le philosophe brésilien Vilém Flusser, l’architecte américain Lebbeus Woods, l’historien allemand Friedrich A. Kittler et le cinéaste allemand Harun Farocki — participent à ce rapprochement qui évoque le legs de la guerre, la circulation de l’image pauvre, l’accident de l’espace et son esthétique de la disparition pour enfin esquisser une archéologie de cette catastrophe dont la principale caractéristique est d’être invisible.
1. L’accident des accidents
Au-delà des catastrophes reconnues telles que l’explosion nucléaire de Tchernobyl (26 avril 1986), les attentats sur le World Trade Center (11 septembre 2001), le tsunami du Tohoku au Japon (11 mars 2011) ou l’explosion dans le port de Beyrouth (4 août 2020), un accident plus insidieux doit retenir notre attention. Il s’agit de l’accident global qui réunit tous les autres dans un continuum médiatique. Cet accident touche la société occidentale fortement médiatisée en provoquant une pollution spatiale et mentale comme l’explique le philosophe et urbaniste français Paul Virilio (1932-2018) : « je parle de pollution dromosphérique. La vitesse pollue l’étendue du monde et les distances du monde. Cette écologie n’est pas perçue, parce qu’elle n’est pas visible, mais mentale » (Virilio, Un Paysage d’événements, 59). Or, la vidéaste allemande Hito Steyerl (1966 —) a fait de cet accident invisible le principal sujet de son œuvre artistique. La présente contribution tend dès lors à montrer comment la dromologie de Virilio trouve un écho dans l’œuvre de Steyerl sans pour autant que celle-ci y fasse explicitement référence.
Paul Virilio a développé une théorie empirique des médias fondée sur leur origine militaire — il fut fortement marqué par la Seconde Guerre mondiale — où l’espace s’annihile par la vitesse immédiate des communications : « l’immédiateté de l’information crée la crise immédiatement » (Virilio, Vitesse et politique essai de dromologie, 140) ; et il en concluait : « la contraction est devenue une réalité stratégique aux conséquences économiques et politiques incalculables puisqu’elle correspond à la négation de l’espace » (131). Hito Steyerl est quant à elle une artiste allemande qui a soutenu une thèse en philosophie à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. Elle expose depuis trois décennies dans ses installations l’accélération du monde contemporain, la profusion des images médiatiques et l’accident qui en résulte. Cette artiste mélange cinéma et théorie des médias dans une analyse approfondie du nouveau paradigme du capitalisme tardif caractérisé par la culture numérique en réseau : un système de circulation fluide qui circonscrit et influence tout. L’accident — de crashs d’avion en krachs boursiers — est présent dans ses œuvres où il s’exprime en accident de l’image.
Déjà, dans l’exposition Ce qui arrive à la Fondation Cartier pour l’art contemporain (2002), Paul Virilio invitait à réfléchir sur l’accident en reprenant une formule d’Hannah Arendt : « La catastrophe et le progrès sont l’avers et le revers d’une même médaille » (cité par Virilio, Ce qui arrive, 40). Ce qui arrive était pour lui l’exposé de l’accident des accidents, non la succession des faits, mais leur simultanéité. Hito Steyerl a développé de son côté un travail plastique critique sur la société de la surveillance et la réduction du monde à ce qu’elle appelle le circulationnisme, pouvant être compris comme la circulation circumterrestre de l’information, dans la fluidité du capital qui se mue, de ce fait, en un capitalisme catastrophique.
L’exposition I will survive d’Hito Steyerl au centre Pompidou de Paris a été retardée du fait de la crise sanitaire qui doit être considérée comme un accident de la mondialisation. Dans son catalogue réalisé conjointement avec le K21 de Dusseldorf, l’écrivain américain Brian Kuan Wood a illustré la réédition de son texte Weather Report, texte critique sur l’œuvre de Steyerl intitulée Liquidity Inc. (2014), par des images extraites de la série photographique Bunker Archéologie (1966) de Paul Virilio. Le rapprochement des œuvres de Virilio et Steyerl — philosophique pour l’un et plastique pour l’autre — permet de cerner ce que peut être une des catastrophes du XXIème siècle : la perte de l’horizon physique par l’inquiétante liquidité des données de l’information. Paul Virilio présente dans son œuvre écrite le drame invisible, parce que mental, d’une atteinte à ce qu’il appelle la grandeur nature. Partant de là, nous pouvons opérer un rapprochement entre les œuvres vidéo marquantes d’Hito Steyerl et de la dromologie de Paul Virilio à partir de cinq thèmes : le legs de la guerre, la domination de l’image statistique, l’accident de l’espace qui en résulte et son esthétique de la disparition pour enfin esquisser une archéologie de la catastrophe invisible. Les concepts développés par deux autres artistes — l’architecte américain Lebbeus Woods (1940-2012), le cinéaste allemand Harun Farocki (1944-2014) — et deux penseurs — l’historien allemand Friedrich A. Kittler (1943-2011) et le philosophe brésilien Vilém Flusser (1920-1991) — seront mobilisés pour participer à ce rapprochement.
2. La spatialité du conflit
Durant une décennie, Paul Virilio aura établi une archéologie du mur de l’Atlantique qui sera présentée lors d’une exposition intitulée Bunker archéologie (Fig. 2) au Musée des Arts Décoratifs en 1975 à laquelle Brian Kuan Wood fait référence. Le philosophe a vécu la guerre : « […] j’ai été le témoin, ou plutôt nous l’avons tous été et ce n’est pas fini, des grandes catastrophes de la guerre moderne et de la réduction du monde à rien dans l’extermination technicienne. […] Pour moi, la guerre est une dimension originaire de la société […] Ce que j’appelle la guerre pure est la préparation sans fin de la guerre entre sociétés. » (Virilio, « Dromologie : logique de la course », 68)
Or cette guerre pure s’attaque, toujours selon cet auteur, à la dimension géographique même par le truchement de la militarisation des activités scientifiques auxquelles il confère des visées belliqueuses éloignées du positivisme qu’elles sont censées incarner. L’architecte américain Lebbeus Woods a consacré une part de son œuvre aux relations entre la guerre et l’architecture. Son travail sur la destruction de Sarajevo en Bosnie lui a montré que cette guerre n’était « que le début d’une nouvelle tendance résultant de la mondialisation » (Woods 2011). Woods interroge dès lors trois principes de reconstruction après un conflit. Le premier principe consisterait pour lui à restituer ce qui a été détruit dans son état initial en restaurant une normalité perdue à cause de la guerre perçue alors comme une interruption d’un flux temporel continu. Le second principe serait de démolir les bâtiments endommagés pour reconstruire quelque chose d’entièrement nouveau. Ce nouveau peut être quelque chose de radicalement différent de ce qui existait auparavant, ou seulement une version actualisée de la normalité perdue d’avant-guerre. Ces deux premiers concepts reflètent le désir de la plupart des habitants d’un retour à la normale. Lebbeus Woods appelle à établir un troisième principe de reconstruction : la ville d’après-guerre doit créer du nouveau à partir de l’ancien endommagé où « l’ancien familier doit être transformé, par une intention et une conception conscientes, en un nouveau familier […] les immeubles d’habitation et de bureaux qui survivent à la destruction doivent fournir les espaces quotidiens des nouveaux modes de vie que permettra leur “reconstruction radicale” ».
La posture de reconstruction radicale est ici d’importance, car Paul Virilio décrivait à cet égard une modification fondamentale des engagements militaires dérivant vers « une “guerre des connaissances” qui pourrait supplanter la guerre de mouvement, comme celle-ci avait jadis supplanté la guerre de siège, dont Sarajevo est un tragique archaïsme » (Virilio, « Alerte dans le cyberespace », 1995). Malgré le désaccord entre Virilio et Woods sur la portée de la guerre en Bosnie, l’association des deux propos éclaire sur la possibilité d’une troisième voie. Aux dommages physiques de la guerre, il faut désormais ajouter l’atteinte immatérielle portée par la « guerre des connaissances » à la dimension psychique de notre perception du monde qui impose une nouvelle posture de « reconstruction radicale », pour reprendre la formule de Woods, qui ne se fonde plus uniquement sur la réhabilitation des constructions, mais désormais sur la restauration de notre rapport au monde physique qu’explore justement Hito Steyerl.
3. De la dissimulation à une nouvelle visibilité
Hito Steyerl a débuté son œuvre sur cette appréhension de l’architecture de la guerre en se faisant connaître en 2009 avec un projet de recherche intitulé Der Bau unter uns — Dekonstruktion eines Gebäudes réalisé à Linz, en Allemagne, alors capitale européenne de la culture. L’artiste a étudié l’histoire de la faculté des beaux-arts de la ville, et en particulier le recours aux travailleurs du Service du travail obligatoire qui l’ont édifié durant la Seconde Guerre mondiale ainsi que l’origine des matériaux employés qui n’était autre que la carrière du camp de concentration de Mauthausen. La construction de l’édifice faisait partie du projet du IIIe Reich pour embellir la ville où Adolf Hitler était né. « Steyerl a fait sortir cette histoire cachée dans les murs de l’édifice et même dans ses radiateurs encore en usage, et elle a réalisé une intervention sur la façade et une vidéo-exposition à l’intérieur » (Vilar 51). Cette intervention plastique mettant en partie à nu les façades du bâtiment révélait la tragédie cachée de la construction de l’édifice.
En 2016, elle réalise avec ExtraSpaceCraft une forme d’archéologie de l’ancien Observatoire national d’Erbil en Irak. L’édifice avait été commencé en 1973 par des entreprises allemandes, dont Krupp et Zeiss, mais détruit avant son achèvement par des missiles iraniens. Or, « aujourd’hui, le regard des hommes, comme la voix et les sous-titres de la vidéo nous l’expliquent, n’est plus tourné vers le ciel que pour intercepter les signaux des téléphones transmis à la vitesse de lumière » (Ebner). En passant de la ruine par la guerre du télescope — symbole dégradé de l’imagerie militaro-scientifique — à l’immatérialité des télécommunications contemporaines, Hito Steyerl expose le changement relaté par Paul Virilio : « on ne regarde plus les étoiles, mais les écrans ». Le propos de Steyerl étant toujours multiple, nous pouvons aussi remarquer que l’instrument optique d’observation des astres lointains est supplanté par l’instrument de communication par satellite stratosphérique, soit deux invisibilités, mais aux destinations différentes.
L’image possède ici un rôle central. Hito Steyerl a été l’élève de Harun Farocki qui a interrogé la relation entre le cinéma et la guerre tout comme Paul Virilio l’avait fait dans Guerre et cinéma I — logistique de la perception. Dans sa vidéo Eye/Machine (2001-2003), Farocki a montré que « la clé des “armes intelligentes” est le traitement des images » (Conrath 2019). Dans la guerre contemporaine, l’image, incluse dans l’expression de « guerre des connaissances » de Virilio, devient prépondérante en matière de renseignement et d’analyse, mais aussi de propagande.
4. L’avènement de l’image phatique
La révolution militaire du XXème siècle vient de l’emploi de l’image comme arme. Mais l’image subit alors un saut technologique avec la naissance de l’image électronique qui supplante la réalité oculaire pour produire « un monde en voie de dématérialisation » (Virilio, La Machine de vision, 38) et bientôt de complète « désintégration » (147). Cette origine militaire de l’image contemporaine a été démontrée par Harun Farocki tout comme Virilio. Hito Steyerl, quant à elle, va s’intéresser à la génération suivante d’images. L’image électronique, devenue plus facilement diffusable par les réseaux de communication des nouvelles technologies — issus du développement militaire — a proliféré en quantité phénoménale, mais s’est aussi appauvrie dans son contenu comme dans sa résolution. Cinéma, théorie des médias et philosophie sont profondément liés dans l’essai In Defense of the Poor Image (2009) où elle explore le pouvoir de communication des images de faible résolution. Ces « images pauvres », selon ses termes, lui permettent une analyse approfondie du capitalisme avancé caractérisé par la culture numérique en réseau qui représente pour elle un nouveau paradigme : un système de circulation fluide — qu’elle appelle dans son essai le circulationnisme — qui circonscrirait et influencerait tout.
Le passage de l’imagerie militaire à la profusion de l’image pauvre doit être approfondi. Paul Virilio l’explique : « Aujourd’hui, héritière de la dissuasion nucléaire, la guerre est devenue un phénomène totalitaire et ubiquitaire où l’image est une “munition” parmi d’autres. Peu importe la chose (avion, char, navire…), peu importe son image (radar, vidéo…), ce qui compte c’est leur présentation en temps réel » (Virilio, L’Écran du désert, 40). Le philosophe a pu faire le constat, durant la première guerre du Golfe (1990-1991), d’une relation entre les opérations militaires et leur retransmission en temps réel sur les télévisions du monde entier entre information et propagande d’État avec « une guerre des images et des sons qui tentent de supplanter celle des projectiles de l’arsenal de la dissuasion atomique » (Virilio, La Machine de vision, 144). La militarisation de la société, telle que décrite par Farocki et Virilio, semble liée à la prolifération des « images pauvres », munitions parmi d’autres, dont le contenu compte bien moins que leur circulation instantanée et permanente au point de former ce que Virilio appelle une image phatique : « image ciblée qui force le regard et retient l’attention […] non seulement un pur produit des focalisations photographique et cinématographique, mais encore celui d’un éclairement de plus en plus intense […] le contexte disparaissant la plupart du temps dans le vague » (Virilio, La Machine de vision, 40).
5. La liquidité du capital
L’économie néo-libérale qui a émergé de la Seconde Guerre mondiale apparaît par bien des manières comme le prolongement de la guerre où la stratégie militaire s’est muée en stratégie économique. Trois installations d’Hito Steyerl — In Free Fall (2010), Liquidity Inc. (2014) et Factory of the Sun (2015) — expriment particulièrement cet état.
Hito Steyerl prolonge cette interrogation dans ses installations avec un art assumé du montage à grande vitesse mêlant documentaire, fiction spéculative et narration. Dans In Free Fall, elle se livre à une enquête sur l’avion comme ruine symbolique du capitalisme mondial en empruntant à l’écrivain russe Sergueï Tretiakov l’idée d’une possible « biographie des objets » (Bonnot 2015) fabriqués en série. L’action se situe dans le Mojave Air and Space Center en Californie qui n’est rien d’autre qu’une casse à ciel ouvert d’aéronefs. Ces carcasses seront utilisées pour des explosions à effets spéciaux dans les films hollywoodiens, puis vendues en Chine au prix de l’aluminium brut pour fabriquer des DVD. Posé devant une épave, un lecteur de DVD diffuse des vidéos de démonstration sur la sécurité en vol, des séquences de films catastrophes et autres clips musicaux tandis que des pinces géantes malaxent les tôles d’aluminium en arrière-plan. Steyerl démantèle toute perspective linéaire dans la narration par un montage frénétique et intervient elle-même à plusieurs moments du film en disant par exemple : « la matière vit sous différentes formes, cela ne s’applique pas aux humains ». Dans le montage, la profusion d’images pauvres interroge alors notre rapport à la fluidité matérielle du capitalisme tardif et la phénoménologie qui en découle.
L’installation Liquidity Inc. se présente comme une structure en forme de vague recouverte de matelas bleus, rappelant les studios d’arts martiaux, face à un écran. Le montage cinématographique qui y est projeté suit un orphelin vietnamien émigré aux États-Unis, devenu analyste financier, mais ayant perdu son emploi durant la crise financière de 2008, qui se lance dans les arts martiaux mixtes (MMA). À côté de l’enquête biographique d’un matérialisme historique radical, l’artiste utilise des effets de collage et de coupe des plans, avec des références incessantes à la souplesse de l’eau comme une métaphore de la nature fluide du capital : par intermittence apparaissent des bulletins financiers à la manière d’une météo ainsi que des nuages de données modélisant les événements du monde. Mais à d’autres moments, apparaît à l’écran un surfeur avec, en voix off, l’acteur Bruce Lee expliquant qu’il faut « devenir de l’eau » pour réussir dans les arts martiaux. Liquidity Inc. trouble par l’hybridation entre le documentaire et la métaphore de la liquidité financière dont la violence est symbolisée par l’arène de combat. Passant d’une guerre militaire à une guerre économique, l’exposé de la liquidité néolibérale semble prolonger la réflexion de Paul Virilio sur la violence médiatique de l’espace contemporain.
L’histoire dystopique de Factory of the Sun est plus complexe : ici, la Deutsche Bank désire accélérer la lumière du soleil. Le film s’ouvre par la déclaration d’un responsable de la banque sur l’assassinat par drone d’activistes anti-accélération. Puis, dans un stand de tir — les récits de Steyerl ne sont jamais linéaires — une jeune femme tire au pistolet automatique sur des bustes numériques de Staline tout en racontant la migration de sa famille de l’Union soviétique vers Israël tandis que son frère, ancien Youtubeur, danse par obligation dans un studio de capture de mouvements pour accélérer la lumière du soleil avant de s’enfuir sur le toit du Teufelsberg à Berlin, mais continue à danser sous la menace d’un drone. Le film se décompose peu à peu dans l’hybridation des images réelles et de compositions numériques élaborées. La danse sur des rythmes électroniques n’est autre qu’une métaphore de la société productiviste où le corps est instrumentalisé.
6. L’accident de la grandeur nature
La circulation et la fluidité des images médiatiques s’affirment comme un nouvel espace de conflit qui délégitime la réalité de la géographie. Harun Farocki emboîte le pas de Paul Virilio à ce sujet : « la technologie de contrôle électronique a eu un effet déterritorialisant sur l’expérience vécue, car les lieux deviennent moins spécifiques » (Conrath 2019). Les lieux deviennent flottants dans une sorte d’éther électronique qui n’est autre qu’une topologie artificielle de l’image. Hito Steyerl se plaît à parcourir les vestiges de cette géographie disparue. En 2002, un réseau de Géographies transculturelles prend forme, à l’initiative de la vidéaste suisse Ursula Biemann, auquel Steyerl va participer au sein du collectif Timescapes pour le projet B-Zone dont l’objectif est de documenter la construction du pipeline BTC pour Bakou-Tbilissi-Ceyhan. B-Zone est d’abord un dispositif technique et une pratique spécifique de montage où les artistes ont accepté de mettre en commun leurs captations vidéo afin de constituer une banque de données dont chaque participant se saisit pour effectuer ses montages : le résultat de cette création artistique est la production d’un espace multiple et vécu par ses habitants, mais séquencé, hybridé puis fusionné dans un nouveau traitement du récit. L’autre dimension de ce qui s’invente avec B-Zone est la démultiplication de la trame narrative qui devient collective grâce à l’emploi des vecteurs médiatiques contemporains : caméra vidéo, plateforme d’échange, samplage numérique… Les objets géopolitiques qui sont à l’origine du projet — 2 500 km d’oléoduc, douze aéroports et ses quatre ports — sont dissous par le montage vidéo dans un espace médiatique liquide qui exprime le processus abstrait de planification de la fluidité du pipeline.
La disparition de l’espace est dès lors actée dans l’œuvre d’Hito Steyerl et nous constatons l’accident de la grandeur nature dans les trois œuvres précédemment commentées. Son installation Factory of the Sun expose une parabole : un nouveau prolétariat dont le mouvement — sous forme de danse forcée — est recueilli pour alimenter un soleil artificiel. Car il s’agit bien d’une oppression dans une ère devenue totalement numérique où le plaisir de la danse est préempté par la production énergétique, action analogue à la fabrication même du film où le travail des acteurs se transforme en images de lumière. Mais au-delà de la critique du travail, l’artiste dépeint aussi la mutation de l’économie mondiale où une entreprise de télécommunication a la prétention folle d’accélérer la vitesse de la lumière.
Dans la dernière partie de In Free Fall, Steyerl interroge son propre caméraman — dans une inversion de l’optique cinématographique —, qui raconte comment il fut victime de la crise immobilière de 2008 l’obligeant à vendre son étonnante maison recouverte d’aluminium. De la tourmente du krach financier, il dit « j’avais l’impression d’être le capitaine d’un avion et de ne pas pouvoir le faire atterrir ». Le film est une saisissante métaphore de l’économie mondiale en chute libre où le cycle accéléré des motifs narratifs ressemble au cycle du capital. L’épave aéronautique en représente l’issue fatale — issue par ailleurs dupliquée à l’infinie sur l’écran posé devant l’avion — qui peut être rapprochée du concept d’inertie polaire de Virilio exposant le paradoxe d’une immobilité produite par une trop grande accélération. En s’opposant à la philosophie idéaliste où l’homme est la mesure de toutes choses, Steyerl expérimente une biographie de l’objet au travers de la figure du Boeing 4X-JYI. L’objet technique semble parler de lui-même. In Free Fall exprime la chute de la grandeur nature, remplacée par la rythmique temporelle des cycles économiques.
Après la ruine de la marchandise dans le désert, sont présentées dans Liquidity Inc. des vagues numériques, des images d’ouragans et de tsunamis comme métaphore de la fluidité des actifs financiers et de l’information. Au travers du portrait de l’ancien analyste devenu combattant de MMA, l’artiste se fend d’une critique ouverte du capitalisme tardif, du spectacle médiatique qui l’accompagne et de ses répercussions sur nos vies et nos émotions. Ici, il n’est plus question d’objet à moins que l’analyste soit devenu l’objet d’un système déshumanisé. La violence symbolique est rendue tolérable par la douceur des vagues de la culture numérique et la facilité du surfeur à les chevaucher. Le capitalisme des données façonne une topographie mondiale fluide dont les images sont les seules visibilités. Après l’effondrement des idéologies, après les krachs boursiers, « Be water » devient un slogan pour vivre au cœur des marées économiques.
7. Une esthétique de la disparition
Paul Virilio nous prévenait déjà : « […] une image de la ville se décompose sous nos yeux. À partir de ces visions apparemment anarchiques, de cette archéologie immédiate, on pourrait établir un graphique tendanciel unique : partout, dans le paysage urbain, l’instrument a supplanté la vie » (Virilio, L’Insécurité du territoire, 56). L’instrument qui s’est imposé dans nos sociétés avancées est celui du flux d’images médiatiques. Or la grande puissance créative d’Hito Steyerl vient de son syncrétisme intellectuel et formel. En partant d’une critique matérialiste des modes de production et de consommation culturelles au sein de la nouvelle économie de l’attention, l’artiste décrit un environnement virtuel omniprésent, mais où la réalité n’a pas pour autant disparu. Elle tente même de rendre visible l’hybridation du monde matériel et du circulationnisme qui découle de la circulation à grande vitesse d’une imagerie pauvre tout en interrogeant ce qui constitue encore notre monde physique dans un aller-retour hypnotique. L’artiste emploie les technologies issues du capitalisme tardif pour mieux interroger son emprise et sa capacité à façonner le réel.
Dans Liquidity Inc., l’eau joue un rôle central : des masses d’eau qui se déplacent, poussées par des courants financiers invisibles. Les séquences montées frénétiquement sautent d’une carte météorologique parfois incrustée directement dans la salle de MMA en passant par des répétitions animées de La Grande Vague de Kanagawa de Hokusai. Pourtant, la violence du combat dans l’arène, tout comme celle de la bourse, est bien réelle. Dans Factory of the Sun, il est question de l’accélération de la lumière du soleil qui porte le flux des données à toute vitesse. Le travail de mise en scène de danseurs munis de capteurs rend perceptible l’invisible et Hito Steyerl en fait un outil critique qui interroge la tangibilité de notre monde. Ici, l’image pauvre devient une arme et l’arme, une image — incarnée par un drone —, ce qui corrobore les propos de Harun Farocki. Chez Steyerl, l’image du conflit passe par un montage épris de vitesse jusqu’à la simultanéité des images, autrement dit l’absence de distance, la perte de toute dimension. Le film In Free Fall présente la chute comme l’hypothèse de l’absence de sol sur lequel s’appuyer avant que le crash ne procède à un retour brutal au réel. La chute représente ce moment d’apesanteur proche de l’inertie polaire — que la déréalisation de l’image médiatique produit — empêchant toute réflexion métaphysique. La question que pose Steyerl n’est pas la chute de l’individu, mais bien celle de la société et de la profusion des objets en série qui s’y accumulent. À l’instar des carcasses d’avion qui explicitent l’issue de la chute, réelle ou symbolique, la ruine du capitalisme médiatique guette pour le transmuer en capitalisme de la catastrophe. Juste avant l’accident, la chute libre offre une perception du monde où il n’y a plus ni ciel ni terre, et donc plus d’horizons. Paul Virilio et Steyerl partagent la conclusion d’un horizon devenu négatif. La conclusion de Steyerl abonde l’idée de Virilio de l’existence d’un « accident intégral » (2015) où les catastrophes à répétition se meuvent en catastase.
Il est utile de revenir à la nature même de l’image médiatique. L’historien allemand Friedrich A. Kittler — qui s’est lui aussi beaucoup intéressé aux médias contemporains — a posé clairement que les médias et l’infographie ne concernent pas l’image en tant que telle, mais les programmes qui la génèrent (Montaña, Vagt). À partir des années 1990, l’informatique est devenue capable de simuler toutes les autres machines et tous les autres médias, et en particulier à produire des images dont le mode de production n’est plus optique. L’infographie rend l’optique optionnelle et son esthétique a migré vers le traitement des données : les processus y qui concourent sont constitués d’une multitude d’opérations automatisées de traitement de données comme chercher, trier, interpoler, lisser… Kittler suppose que l’image médiatique fabriquée par ordinateur trouve ses racines dans le médium militaire qu’est le radar. Il s’opère ici une mise en abyme : la fluidité de l’image médiatique, technologie issue de la guerre, a invisibilisé ses modes de production et de propagation, mais en même temps elle rend toute chose visible.
8. L’archéologie de la catastrophe invisible
En 2019, avec Giorgi Gago Gagoshidze et Milos Trakilovic, Hito Steyerl réalise l’installation de Balenciege qui s’inspire d’un défilé de mode de la maison de haute couture Balenciaga au Parlement européen recréé pour l’occasion en studio. Mais les premières images de Balenciege montrent la chute du mur de Berlin (1989) avant de reprendre le même dispositif scénique d’une industrie de la mode devenue un acteur médiatique propre à supplanter la politique traditionnelle. Cette posture se place clairement dans l’archéologie des médias telle que décrite par les théoriciens finlandais Erkki Huhtamo et Jussi Parikka par la mise en place d’une cognification transformant les objets et les lieux en un dispositif esthétique (Vilar).
Hito Steyerl a d’ailleurs cofondé le Research Center for Proxy Politics qui a exploré de 2014 à 2017 la nature des réseaux médiatiques et leurs acteurs. Ce centre a accueilli ateliers, conférences et événements à l’Universität der Künste de Berlin. Les proxies informatiques représentent de manière emblématique une ère politique post-représentationnelle automatisée. Ce centre a eu pour sujets d’étude la politique des réseaux numériques, les cryptomonnaies, la pensée en réseau, la médialité des paysages physiques et les stratégies d’opacité. Ces réflexions font écho à celles de Paul Virilio : « Comment omettre plus longtemps la nécessité d’une science de l’environnement iconique, d’une “écologie des images”, alors que les excès en tout genre de la pollution des substances naturelles nous atteignent le plus souvent par le truchement des mass medias ? » (Virilio, La Vitesse de libération, 120)
Il n’est dès lors pas inutile de revenir sur ce que le philosophe brésilien Vilém Flusser nommait techno-imagination. L’histoire des images techniques, que Flusser fait remonter à la photographie, marque une césure radicale dans la communication humaine, tout aussi radicale que l’invention de l’écriture : « La techno-image ne promet pas seulement la fin de l’imagination classique […] la médiation par les textes sera bientôt complètement mise entre parenthèses par la communication par l’image. » (Montaña, Vagt) Flusser avait esquissé dès les années 1980 les contours d’une nouvelle conscience historiquement non linéaire qui balise une forme d’archéologie des médias.
9. Une possible restauration
Dans les œuvres d’Hito Steyerl, la frénétique accélération énergétique, la perte de l’horizon et l’inquiétante liquidité sont portées par cette techno-image qui est certainement la grande catastrophe de notre époque. Elle interroge l’atteinte aux éléments physiques qui constituent la géographie de nos vies. Paul Virilio, ardent phénoménologue, constatait la pollution de la grandeur nature sous le joug des technologies médiatiques et en appelait à une forme résistante d’image mentale. Dans une lecture performance intitulée The Terror of Total Dasein (2015), Steyerl lui emboîte le pas en actant l’avènement d’une nouvelle économie de la présence, comme production de valeur en lieu et place de la production d’objets, qui « invoque la promesse d’une communication non médiatisée, de l’éclat d’une existence décomplexée, d’une expérience relativement désaliénée et d’une rencontre authentique entre humains ». Une restauration possible de la grandeur nature mise à mal par la fluidité de l’image phatique ?
Bibliographie