Je me souviens…
Je me souviens de sa silhouette, massive, monolithique.
Architecture imposante, assise au centre du village, qui impressionnait alors l’enfant que j’étais, plus par ce qu’elle représentait que par sa beauté, absente.
Sous une couverture en ardoise, unique rempart de l’époque contre les vents puissants qui écrasent régulièrement toitures et attraits de cette petite commune d’altitude, se dissimulait ce qui me semblait être le réceptacle de tous les savoirs du monde.
Je me souviens de ces lucarnes aux volets bleus que je distinguais à mon réveil, depuis ma maison d’alors, de ces immenses portes vitrées d’un jaune trop pâle, volonté d’un peintre en mal d’inspiration ou méfait du temps qui passe.
De ces murets en grès des Vosges, qui délimitaient l’enceinte sacrée, accompagnant la route en pente qui menait à la cour de récréation, et dont le franchissement des espaliers, haut d’une cinquantaine de centimètres, compte parmi mes premières fiertés et dont je porte encore la cicatrice, sorte de médaille indélébile.
De cette cour de récréation justement, dont le béton ne laissa aucune chance à la peau fine de nos genoux et dont les uniques agrès étaient d’obscures démarcations carrées bitumeuses.
Je me souviens de ce préau froid à la décoration inexistante, où nos pas et nos cris résonnaient implacablement comme un écho à l’absence de la moindre préoccupation de bien-être infantile. Aucune considération confortative ne semblait devoir altérer la fonctionnalité absolue de cet espace où se mêlaient les odeurs de pieds émanant des caissons à chaussons et les relents acres d’urine des toilettes attenantes, passage aussi obligé qu’effrayant, aux murs d’une faïence sans doute autrefois blanche, rehaussée par une mosaïque brunâtre et dont les repoussantes cuvettes à la Turque ont vaincu les plus téméraires.
De là partait l’Escalier. En marbre, inusable, suffisamment large pour laisser passer la horde sauvage que les enfants savent si bien et si rapidement constituer, il menait aux salles de classe.
Là encore, à l’instar de l’aspect général de la bâtisse, aucune place pour la fantaisie et autres fioritures, l’agencement avait uniquement été pensé efficace. Des salles carrées, éclairées sur un coté par de grandes baies à petits carreaux dont les vitrages, simples, ne laissent rien ignorer des frimas de l’hiver.
Un grand tableau vert y trônait évidemment. Hypnotique pour certains, répulsif pour les autres, il incarnait pourtant à lui seul la transmission du savoir.
Le crissement de la craie, l’odeur de l’éponge mouillée, la date du jour, en haut, à droite…
Les murs, d’un gris terne et ennuyeux, n’étaient égayés que par les cartes d’une géographie aujourd’hui obsolètes.
Le soir venu, la cour était rendue aux occupants des appartements de fonction situés sous les combles de la toiture à la Mansard. Les portes des garages s’ouvraient, des odeurs de cuisine s’échappaient, une deuxième vie commençait.
Et par un beau matin de printemps, ce bâtiment sans charme, l’École, mon école, colosse aux pieds d’argile, vaincue par une avalanche de normes réglementaires à laquelle elle n’a pas su ou pas voulu résister, a disparu, avalée par les mâchoires insensibles des engins de destruction.
Elle a laissé place à un autre bâtiment. Moderne comme de bien entendu. Toitures plates végétalisées, sirènes des temps actuels, matériaux acoustiques, sols absorbants et amortissants, toilettes ventilées, paillasses de scientifiques en herbe.
Un bâtiment qui impressionnera sans doute, lui aussi, des milliers d’enfants et qui disparaitra lui aussi à son tour, laissant orphelines, comme autant de victimes collatérales des modes architecturales, les mémoires des écoliers.
Qu’est-ce que la beauté d’un bâtiment sinon le reflet de l’histoire qu’il abrite. Oubliez-la et il ne restera alors qu’architecture et lignes plus ou moins harmonieuses.
Stéphanie NOCK

1.
Je me souviens des maisons aux couleurs bigarrées des lotissements, aperçus depuis la vitre de la Renault 11.
2.
Je me souviens de toits pentus, abruptes, asymétriques, s’étirant parfois jusque parterre avec leurs tuiles plus plates que la tuile mécanique habituelle.
3.
Je me souviens des maisons modernes.
4.
Je me souviens des menuiseries en aluminium laqué, aux teintes brillantes et effrontés : le jaune citron, les bleus électriques, les pourpres et les fuchsias. Adieu les lasures tristes et leurs variations de nuances fumées.
5.
Je me souviens aussi d’une maison témoin au bord de la voie rapide, avec un hublot. Ce devait être la fenêtre des toilettes. J’ai du demander : Pourquoi nous on a pas une maison moderne ?
6.
Je me souviens des fenêtres qui se succédaient devant la fenêtre de la voiture et qui déployaient un éventail de possibilités formelles et de déclinaisons colorimétriques jamais osées encore.
7.
Je me souviens m’imaginer quels espaces pouvaient bien se déployer derrière ces formes pointues Elles n’étaient certainement pas aussi pointues en réalité.
8.
Je me souviens des séquences de maisons modernes, transportant avec leur silhouettes tout un imaginaire d’évasion.
9. Je ne me souviens pas d’une maison en particulier. Elles n’apparaissent qu’en groupes, en bandes, en séries. Comme dans un défilé de mode.
10.
Je me souviens avoir ardemment souhaité les visiter. Mais j’aurais aussi été très déçue de les voir de l’intérieur, ça aurait tout cassé.
11.
Je me souviens de mon imaginaire en transe, à essayer de visualiser ce que pouvait donner ces géométries de toits asymétriques à l’intérieur.
12.
Je me souviens avoir compris un jour que bien sûr elles n’étaient pas “modernes”.
13. Je me souviens l’avoir compris après, et j’ai commencé à ne plus les aimer par convention, par éducation.
14.
Je me souviens de ce professeur au Lycée faisant référence au Corbusier, qui nous faisait dessiner avec des exercices de respiration mais dans la peur et sans plaisir.
15. Je me souviens des éloges simplistes à la simplicité
16. Je me souviens plus tard à l’école Boulle devoir dessiner la maison Laroche, toujours sans plaisir.
17. Je me souviens avoir eu l’idée de dessiner ces souvenirs de maisons, souvent, sans le faire pour ne pas en figer l’image.
18. Je me souviens aussi que les maisons alsaciennes, bien rangées le long de la route éveillaient aussi le même type de sentiment que mes maisons modernes.
19.
Je me souviens, et j’aime encore ces variations de motifs de colombage, d’enduits de couleurs, et de toitures un peu gauchies par le temps.
16. Je me souviens imaginer mille fenêtres qui épouseraient les formes ambigües des colombages.
Je me souviens des maisons aux couleurs bigarrées des lotissements, aperçus depuis la vitre de la Renault 11.
2.
Je me souviens de toits pentus, abruptes, asymétriques, s’étirant parfois jusque parterre avec leurs tuiles plus plates que la tuile mécanique habituelle.
3.
Je me souviens des maisons modernes.
4.
Je me souviens des menuiseries en aluminium laqué, aux teintes brillantes et effrontés : le jaune citron, les bleus électriques, les pourpres et les fuchsias. Adieu les lasures tristes et leurs variations de nuances fumées.
5.
Je me souviens aussi d’une maison témoin au bord de la voie rapide, avec un hublot. Ce devait être la fenêtre des toilettes. J’ai du demander : Pourquoi nous on a pas une maison moderne ?
6.
Je me souviens des fenêtres qui se succédaient devant la fenêtre de la voiture et qui déployaient un éventail de possibilités formelles et de déclinaisons colorimétriques jamais osées encore.
7.
Je me souviens m’imaginer quels espaces pouvaient bien se déployer derrière ces formes pointues Elles n’étaient certainement pas aussi pointues en réalité.
8.
Je me souviens des séquences de maisons modernes, transportant avec leur silhouettes tout un imaginaire d’évasion.
9. Je ne me souviens pas d’une maison en particulier. Elles n’apparaissent qu’en groupes, en bandes, en séries. Comme dans un défilé de mode.
10.
Je me souviens avoir ardemment souhaité les visiter. Mais j’aurais aussi été très déçue de les voir de l’intérieur, ça aurait tout cassé.
11.
Je me souviens de mon imaginaire en transe, à essayer de visualiser ce que pouvait donner ces géométries de toits asymétriques à l’intérieur.
12.
Je me souviens avoir compris un jour que bien sûr elles n’étaient pas “modernes”.
13. Je me souviens l’avoir compris après, et j’ai commencé à ne plus les aimer par convention, par éducation.
14.
Je me souviens de ce professeur au Lycée faisant référence au Corbusier, qui nous faisait dessiner avec des exercices de respiration mais dans la peur et sans plaisir.
15. Je me souviens des éloges simplistes à la simplicité
16. Je me souviens plus tard à l’école Boulle devoir dessiner la maison Laroche, toujours sans plaisir.
17. Je me souviens avoir eu l’idée de dessiner ces souvenirs de maisons, souvent, sans le faire pour ne pas en figer l’image.
18. Je me souviens aussi que les maisons alsaciennes, bien rangées le long de la route éveillaient aussi le même type de sentiment que mes maisons modernes.
19.
Je me souviens, et j’aime encore ces variations de motifs de colombage, d’enduits de couleurs, et de toitures un peu gauchies par le temps.
16. Je me souviens imaginer mille fenêtres qui épouseraient les formes ambigües des colombages.
Aurelie Eckenschwiller
Je me souviens de cette enfance, chaude et humide, en Afrique.
Je me souviens de ce jour.
J’avais 5 ans, je rentrais à pieds de l’école, probablement avec ma grande soeur. Au milieu du jardin, devant la maison, une cabane, LA cabane que j’espérais. Architecture ? Nid ? Installation ? Land art ? Mon volume, mon espace, mon chez moi. Une belle cabane faite d’imbrications de branches d’arbres, de brindilles, solide, isolée de la maison familiale. Merci à Aruna, le jardinier nigérian, pour ce cadeau, extrêmement fabuleux pour les yeux d’une petite fille.
Je me souviens de cette indépendance, de ces moments de solitude, de ces instants de fraîcheur, de ces histoires, que cette cabane m’offrit.
Je me souviens de son intérieur obscur coupé par les quelques rais de lumières traversant les parois, ce qui assurait à ce refuge une ambiance féérique et une sécurité, quasiment maternelle.
Je me souviens de cet homme, jardinier et magicien ; silencieux mais protecteur.
Je me souviens de sa présence, discrète mais sincère.
Je me souviens de mes premiers mots en anglais ; « Thank you very much, Aruna ».
Je me souviens de cette enfant, au soleil. Timide mais heureuse.
Je me souviens de cette enfant, au soleil. Timide mais heureuse.
Stéphanie Barbon

Je me souviens, Bourg Saint Andéol, 1984 (l’année de l’assassinat d’Indira Ghandi).
J’ai 12 ans.
Je viens de faire street view et ça gâche tout.
Je ferme street view.
Je continue la rue de mémoire, dont pourtant je ne me souviens plus du nom, j’arrive à une petite place avec St Michel terrassant le Dragon, une petite sculpture en bronze.
Traverser cette placette, serpenter encore entre 2 rues.
Là, une grande volée de marches raides arrivent à un promontoire en encorbellement: “la tour” de mon enfance de laquelle la vue embrassait le Rhône -fluctuant selon les pluies de saison- et d’où les rêveries adolescentes se formaient.
J’y suis retournée cet été pour la faire découvrir à notre fille: une porte en bois bleu cyan bloque le passage à l’escalier de “ma”tour...
J’ai 12 ans.
Je viens de faire street view et ça gâche tout.
Je ferme street view.
Je continue la rue de mémoire, dont pourtant je ne me souviens plus du nom, j’arrive à une petite place avec St Michel terrassant le Dragon, une petite sculpture en bronze.
Traverser cette placette, serpenter encore entre 2 rues.
Là, une grande volée de marches raides arrivent à un promontoire en encorbellement: “la tour” de mon enfance de laquelle la vue embrassait le Rhône -fluctuant selon les pluies de saison- et d’où les rêveries adolescentes se formaient.
J’y suis retournée cet été pour la faire découvrir à notre fille: une porte en bois bleu cyan bloque le passage à l’escalier de “ma”tour...
Marie Denis
Je me souviens du mystère
Je me souviens de l’exposition Louis Kahn au Centre Pompidou en 1992.
Je me souviens que j’avais dix-huit ans.
Je me souviens que c’était au mois d’avril et qu’il faisait un temps tiède et humide.
Je me souviens que c’était la première fois que je me promenais à Paris au bras d’une fille.
Je me souviens du mystère de l’exposition que j’ai tout de suite aimé sans comprendre.
Je me souviens qu’il y a avait un écran vidéo à l’entrée et que Louis Kahn disait ceci d’une voix nasillarde : « …architecture… does… not… exit… ».
Je me souviens des maquettes en bois.
Je me souviens que sur un autre écran Louis Kahn dessinait des deux mains à la craie sur un tableau noir, une sorte de palme.
Je me souviens de l’odeur.
Je me souviens de la moquette grise.
Je me souviens du temps océanique.
Je me souviens que je portais une veste verte dont j’étais très fier.
Je me souviens d’un air de jazz que j’avais entendu sur le pont de l’île Saint-Louis dans l’après-midi.
Je me souviens que c’était « Que reste-t-il de nos amours » chanté par des anglais.
Je me souviens que tout m’étonnait et que tout m’enthousiasmait.
Je me souviens des grands fûts de l’université du Bengladesh.
Je me souviens des grandes tuiles du Kimbel museum.
Je me souviens du fantastique atrium de la Exeter Library que j’ai vu plus tard.
Je ne me souviens pas du fantastique atrium du Centre for British Arts, mais je l’ai vu plus tard à Yale.
Je me souviens du mystère.
Je me souviens que je ne comprenais rien mais que j’aimais tout.
Je me souviens que j’avais dix-huit ans.
Je me souviens indissociablement de l’air tiède, du mystère et aussi de la jeune fille.
Je me souviens du premier arrondissement.
Je me souviens de la Samaritaine.
Je me souviens d’un certain dimanche d’avril à Paris.
Je me souviens que je fumais des Marlboro light dans ma veste verte.
Je me souviens particulièrement d’un matin sur le pont des Arts avec ma veste verte, mes Malboro light, le printemps pluvieux et tout à coup l’ouverture fantastique du ciel, de ma vie. Ce n’est que bien après que j’ai lu le poème de Cendrars : « heureux comme un roi /riche comme un milliardaire/ libre comme un homme »
Je me souviens du plaisir, nouveau, de jouer un personnage que j’inventais en même temps.
Je me souviens du mystère.
Je me souviens de l’appartement rue des Bourdonnais.
Je me souviens que seize ans plus tard j’ai vu la Exeter Library, les deux musées de Yale et les laboratoires de Philadelphie.
Je me souviens d’avoir cherché la piscine de Trenton sans la trouver.
Je me souviens de la sophistication un peu vermoulue des universités de la côte Est.
Je me souviens de « j’aurais envie de prendre un livre et d’aller vers la fenêtre ».
Je me souviens de « the plan is a society of rooms ».
Je me souviens de « la matière est de la lumière dépensée ».
Je me souviens de « what do you want, brick ? ».
Je me souviens d’une jeune fille blonde qui étudiait sagement dans son box à Exeter. Il y avait une photo de Britney Spears scotchée sur la cloison devant elle.
Je me souviens du Nikon FM2 avec lequel Aurélie prenait les photos.
Je me souviens que nous avons vu la façade de la Exeter Library un matin de froid sec, soleil et neige, et visité l’intérieur un soir de brume.
Je me souviens de mes impressions en roulant, la nuit, entre New-York et Philadelphie. C’était le mois de Novembre. J’avais écris un texte intitulé « méduses », Aurélie avait fait des photos et des dessins.
Je me souviens des Samuel Adams que nous buvions dans d’énormes bars déserts à Boston, perdus dans les boiseries et nos pensées.
Je me souviens de notre stupéfaction en découvrant le centre de Philadelphie en ruines. Le poème de Pessoa : « grands sont les déserts, et tout est désert ».
Je me souviens à New-York, c’était le mois de Novembre, veste de velours, pull à col roulé, Lexington ave, temps gris, plaisir à chaque seconde d’être là, juste avant, juste après, plaisir comme un enfant vraiment d’être en vie.
Je me souviens que la vie était comme un tune de John Coltrane.
Je me souviens encore de ça : Rotterdam, en décembre, avec Marc il y a quelques années. L’exposition « Louis Kahn the power of architecture » m’avait un peu déçue.
Je me souviens d’une réplique échelle grandeur de la fameuse corner window de la Fischer House.
Je me souviens des dessins au pastel de l’antique, encore éclatants.
Je me souviens des silences de Marc aux environs de Bruxelles, dans le Thalys.
Je me souviens du vent glacial sur le Rhin, de la ville qu’on arpentait quand même avec plaisir, avec le réconfort d’une bière dans un café.
Je me souviens encore du cours qu’avait donné Jacques, à l’Ecole Spéciale, sur la synagogue Hurva à Jérusalem. La coupe, particulièrement.
Je me souviens du film « My architect » quand il est sorti.
Je me souviens que Louis I Kahn était d’origine estonienne.
Je me souviens des petites photos en noir et blanc du Salk Institute prises par Aurélie sur la côté Ouest.
Je me souviens du projet avorté de mémorial à Manhattan, vu dans le gros livre « New-York 1960 ».
Je me souviens du premier projet de Louis Kahn qui nous rassurait beaucoup.
Je me souviens du mystère, d’un jour de printemps pluvieux à Paris, du plaisir d’avoir tout devant soi et derrière soi l’enfance, de la chaleur d’avoir une fille à ses côtés, et de l’étrange sensation de découvrir une langue inconnue, un monde inconnu qui par une multitude de signaux, de signes – la palme – de mots, de dessins, d’odeurs, de sons vous attire et vous font immédiatement un des leurs. Je me souviens que c’était comprendre sans comprendre. Appartenir déjà sans comprendre encore.
Je me souviens, et j’éprouve encore, le chaud plaisir de l’esprit qu’est l’architecture. C’est indicible, inexplicable.
Je me souviens du mystère, surtout.
Jean-Philippe Doré