Valladolid Cuarentena, 2020, crédits photographiques MiguelAlanCS

Appel à contributions du PUCA
La crise sanitaire, la ville et l’habitat : question pour la recherche
La crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 croise bon nombre de questionnements propres à la philosophie de Paul Virilio (1932-2018) : la mondialisation dromosphérique de la contagion par le virus allant jusqu’à l’accident intégral d’une crise sanitaire planétaire, le recours à une réthorique guerrière de la part de nombreux États, le rôle central des médias dans la constitution d’une communauté d’affects, l’incarcération du confinement qui a touché plus de la moitié de la population mondiale, la virtualisation numérique de nos expériences de vie, etc.. Des commentateurs étrangers ont observé ce rapprochement (cf. liste des publications). La synthèse de ces articles de presse permet d’actualiser la pensée de Paul Virilio mais aussi de donner un éclairage différent à la crise sanitaire, objet de cette contribution. Ces textes publiés de mars à mai 2020 permettent de dégager les thèmes majeurs du rôle central de la vitesse, de l’incapacité des états, du grand enfermement du confinement, du recours à des technologies devenues dominatrices et de l’interrogation sur l’issue de la crise.
1. La vitesse de la modernité
Wuhan, tout comme Venise à l’époque de l’épidémie de peste noire au XIVe siècle, est un important nœud commercial et de communication : la rapidité de propagation du virus est inextricablement liée à la mobilité sociale et aux moyens de transport contemporain. L’épidémie a largement bénéficié de la fluidité des trains à grande vitesse et des avions pour se développer jusqu’à, et c’est là le paradoxe, occasionner un ralentissement tel que la survie économique des compagnies de transport est aujourd’hui en jeu. Au-delà même de la mondialisation, la psyché de la vitesse apparaît fondamentale dans la compréhension de cette crise systémique : outre Paul Virilio, Hartmut Rosa, Richard Sennett, Sigmunt Bauman ou Byung-Chul Han sont convoqués pour décrypter la société de la transparence et les effets du capitalisme néolibéral dont la vitesse transrapide est indissociable. La crise sanitaire apparaît dès lors comme l’ultime symptôme d’une modernité maintenue dans un système de stabilisation dynamique par une accélération continue. Dès lors que tout ralenti, le système politico-économique perd son moteur de vitesse et peu à peu sa consistance.
2. Géopolitique et ralentissement
La mondialisation a façonné un énorme système d’interdépendances économiques, technologiques et culturelles, accompagné par un réseau de mobilité et de communication circumterrestre. Or, le monde s’est arrêté face à la pandémie galopante. Ce n’est pas le virus qui le paralyse mais bien les délibérations collectives de mettre les populations en quarantaine, le retour à des politiques nationales cette fois qui vise à sauvegarder coûte que coûte les intérêts nationaux. Assistons-nous à un processus paradoxal de démondialisation ? Certains avancent que la mondialisation n’est de toute manière plus qu’un membre fantôme de nos sociétés et que nous vivons ses derniers spasmes.
Les états ont pour la plupart réagi par le syndrome du Pharaon face au fléau avec déni tout d’abord puis par un autoritarisme dominateur proche de « l’administration de la peur ». Le recours à une réthorique guerrière ainsi que l’intervention directe de l’armée dans de nombreux pays rappelle s’il le fallait que la modernité campe toujours sur une militarisation dynamique du monde. Nombre de démocraties semblent s’être elles-mêmes mises en quarantaine avec une reconcentration sur les pouvoirs discrétionnaires des gouvernements et la limitation des libertés individuelles et se crée une asymétrie entre les torsions autoritaires et le droit à la ville.
3. La tekhnê dominatrice
Le monde serait en guerre face à l’épidémie. Le renseignement militaire est remplacé par le renseignement sanitaire, les corps d’armée par le corps médical. La menace épidémique a remplacé dans les consciences la menace nucléaire. Reste la dissuasion commune qui découle directement de la guerre froide avec ce chantage implicite de l’obéissance pour nous détourner de la fin du monde : que se passera-t-il si nous arrêtons d’accélérer dans notre production et notre consommation ? À la peur de la contamination s’ajoute celle de la perte pseudo-cataclysmique de notre niveau de vie.
La pensée scientifique rationnelle dérive du génie militaire et d’une volonté de contrôle, et pourtant le Coronavirus signale le retour monstrueux de l’inconnu encore incontrôlable. La médecine technologiquement avancée se révèle momentanément incapable de gérer la situation et espère la migration des systèmes de santé axés initialement sur la guérison des maladies vers une prévention continue sur la base d’outils numériques. Le numérique et Internet - des technologies d’origine militaire - sont plus que jamais l’accélérateur le plus avancé de la modernité. Les médias diffusés par cette technologie jouent aussi sur un phénomène d’immersion dans l’information autour de la crise sanitaire : une mondialisation des affects d’une dissuasion globale.
4. Le grand enfermement domiciliaire
La crise actuelle questionne l’avenir de la ville dense et l’environnement urbain apparaît désormais comme inhospitalier, lui qui hier encore était le lieu par excellence de la proximité. Le vieux rempart des murs de la cité a laissé place à celui de chaque logement devenu dans l’urgence sanitaire l’unité de lieu - le bunker personnel - d’un monde globalisé en remplacement des cités contaminées.
La quarantaine impose l’enfermement domiciliaire. David Harvey avait théorisé l’état postmoderne comme l’augmentation exponentielle de la vitesse de circulation et d’interconnexion. Dans la situation actuelle, l’arrêt et l’enfermement social deviennent les moteurs d’une très forte compression spatio-temporelle. Ils sont loin de signifier un quotidien vide car la vie quotidienne s’est remplie de télétravail, d’école à la maison et d’activités multiples avec un entrecoupement qui parfois dépassent les limites des capacités psychologiques humaines. L’intimité du foyer s’ouvre massivement à l’espace ouvert du numérique dans un choc entre le lieu hyperlocal et le non-lieu virtuel et délocalisé. Certains craignent déjà un nouveau type de pathologie : une obésité due à la consommation excessive de contenus numériques rendue plus intense encore par l’isolement forcé qui condense en un seul point l’expérience de l’accélération moderne.
5. Ce nuage de données qui nous englobe
Avant même le confinement physique, nous étions déjà confinés dans un immense nuage de données sans nous en rendre compte. Convoquant cette fois Ursula Franklin, Yuval Noah Harari et Darl Kolb aux côtés de Paul Virilio, les auteurs voient dans le confinement et l’utilisation massive des technologies médiatiques de nouveaux types d’environnements sociaux dans lesquels l’espace que nous partageons ne coïncide plus avec le lieu où nous vivons. Le confinement a mis en relief la question centrale de la connectivité et du droit à la déconnexion alors même que cette connectivité tient lieu de lien social majeur durant cette période de repli. Le travailleur à domicile est désormais soumis à des pressions psychologiques et sociales nouvelles, provoquant une désorientation et parfois une crise identitaire. Le télétravail touche même l’enseignement où les enfants finissent par être soumis aux mêmes impératifs que leurs parents. Si la question prioritaire reste l’inégalité sociale d’accès aux réseaux de communication, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion sur la qualité de la relation et les nouvelles pressions psychologiques induites par le numérique.
L’abondance de l’information fait qu’elle n’est plus digérée jusqu’à en perdre toute valeur au bénéfice d’un flux ininterrompu qui est le marqueur le plus frappant de notre culture contemporaine. Il est donc grand temps de voir dans ce nuage de données qui traversent notre planète le matériau dont sont également faites nos villes.
6. Voir la natalité dans la crise systémique
La pandémie mondiale du Covid-19 nous aura fait passer de la conscience globale à la nécessité d’une coexistence planétaire. Nous sommes à un moment où quelque chose de nouveau peut naître, où la capacité d’innovation que Annah Arendt appelait la natalité doit ouvrir une nouvelle voie. L’analyse de ces articles citant Paul Virilio montre que la considération dromologique de la crise sanitaire semble mondialement partagée. L’enseignement - forcement provisoire - de cette crise est celui de la décélération brutale et de ses conséquences sur la stabilité dynamique du modèle capitaliste ultralibéral de la modernité. Il est dès lors difficile de séparer l’architecture et la ville de leur contexte socio-économique.
La crise sanitaire et le confinement qui s’est imposé sonnent surtout comme une remise en question des échelles intermédiaires que représentaient l’architecture et la ville. La pandémie apporte la preuve d’une échelle planétaire qui se joue des découpages administratifs étatiques. Paradoxalement, le confinement a rabattu la vie sociale à l’échelle du logement, excluant de ce fait celles de l’architecture extérieure et de villes aux espaces publics désertés. Il découle de la crise intégrale une crise domiciliaire de la compression spatiale. L’architecture est à réinventer comme un dispositif de médiation entre des échelles spatiales qui n’ont désormais plus rien à voir l’une avec l’autre. Si hier sa vocation était d’inscrire le capital dans la pierre, l’architecture - que Jean Baudrillard interprétait déjà en termes de signes et de structures linguistiques - doit tirer les leçons de l’effondrement en cours. Nous aurions tort d’isoler les questions urbaines et architecturales dès lors que cette crise systémique impose une approche holistique si chère à Paul Virilio.
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