Après la politique d’extermination nazie et le système concentrationnaire soviétique, en pleine guerre froide finissant, et dans la peur de la dissuasion nucléaire, l’avenir du monde était devenu incertain. « De ce fait, l’un des temps de la grammaire commémorative [a] fait cruellement défaut. […] Faute d’un projet national, chaque élément du passé est convoqué, dans une sorte d’équivalence généralisée des mémoires, pour recomposer une figure du national. Ceci sous la forme d’un nationalisme “apaisé” capable de pallier l’amputation du récit national de sa part prospective et projective ». Le défilé de Goude expose avec désinvolture le changement de régime d’historicité avec la dissolution de l’horizon des Lumières qui appelait à penser le passé pour construire l’avenir. Disruption commémorative, il crée une distorsion dans la répétition, non par son caractère chatoyant, mais par sa réduction absolue de sens, le degré zéro de la mémoire : la création d’un monument lumière évidé. Si nous nous référons au journal de Paul Virilio, le défilé de Jean-Paul Goude, nommé par la Mission « Bleu, blanc, Goude », construit sa propre célébration, sa propre révélation et apparaît bien rétrospectivement comme une procédure de déception.
Tableau n° 9 — Mondovision myope.
Le journal le Monde titre le lendemain « Débâcle télévisuelle ». Tout est résumé alors même que le défilé était conçu avant tout comme une sorte de long clip télévisuelle à destination de la terre entière. Car à la spatialité de l’avenue répond celle de la dématérialisation médiatique et, entre les deux, d’un dispositif de captation complexe pour l’époque. Depuis un car-régie, Jean-Paul Goude contrôle le défilé via 24 écrans, aidé de 4 réalisateurs et deux cents assistants. Sur l’avenue, 900 mètres de rails de travelling et, de la Grande Arche aux Tuileries, 36 caméras et une grue installée sur le toit de l’Arc de triomphe pour des prises de vues aériennes. Cette débauche télé-optique n’avait d’autre objet que de délocaliser l’action par l’image.
Or, l’ambiguïté et l’absence de cohésion de ce lent défilé sont apparues flagrantes à l’écran malgré la vaine tentative de recomposition frénétique mais interminable du montage en temps réel. En France, 11 millions de téléspectateurs ont suivi, entre 22 heures et minuit, la retransmission sur le petit écran ; une audience légèrement supérieure aux scores habituels des émissions de fin de soirée à cette époque. 80 télévisions étrangères l’ont retransmis, touchant 800 millions de téléspectateurs dans le monde. À titre de comparaison, le combat de Mohammed Ali contre Larry Holmes en mondovision (1980) aura été suivi par 2 milliards de téléspectateurs et les obsèques de Lady Di (1997) par 2,5 milliards de téléspectateurs. La commémoration révolutionnaire transformée pour l’occasion en universalité de pacotille n’aura donc pas fait recette.
Cette année-là, l’image médiatique avait déjà déserté le champ du spectacle pour celui du spectaculaire avec la révolution des étudiants chinois. Paul Virilio écrit à ce sujet : « Curieusement, avec l’image publique de la place Tiananmen, retransmise dans le monde entier, nous assistons à la fois à une extension infinie de cette superficie, grâce à l’interface en temps réel de l’écran de télévision, et à une miniaturisation, l’écran cathodique de 51 cm ne permettant pas d’envisager sérieusement la profondeur de champ des événements retransmis ». La retransmission médiatique, instantanée et mondiale de ce qui arrive, va agir comme la révélation d’une nouvelle spatialité : l’étirement de la spatialité du lieu par sa répétition non plus dans le temps mais dans l’instant même.
Tableau n° 10 — La société de la trans-apparence
La lecture de Différence et Répétition expose aussi le passage d’un art dramatique fondé sur la représentation des rôles à un théâtre de performances qui appelle la participation du spectateur, et questionne ainsi la possibilité d’échapper aux mécanismes de l’habitus en les performant pour le réemployer autrement. C’est ce que fait, d’une certaine manière, la parade en retournant le défilé en une syntactique qui emprunte ses procédés à la publicité au point que « le politique […] est affecté par la mécanique commutative de la publicité. Entendons par-là que la publicité n’a pas seulement rapport à ce commutateur universel qu’est l’argent ; mais qu’elle a vocation propre à la commutation en ce qu’elle ‘convertit’ tout objet qu’elle rend désirable ». La volonté de transmuer les valeurs révolutionnaires en objet de désir s’oppose à une histoire inséparable de sa violence. Cette occultation totale dans une esthétique de la disparition n’a été rendue possible que par le déploiement d’une fiction fantasmagorique fondée sur deux principes : l’inexistence du temps historique et le recours au simulacre. On l’aura compris, cette commémoration surexposa la crise de la représentation de cette époque avec le mythe de la transparence incarnée par la glasnost soviétique de Mikhaïl Gorbatchev à partir de 1986. C’est en France le triomphe architectural de la transparence du mur-rideau qui donnera quelques années plus tard le truisme des 4 livres ouverts de la Très grande bibliothèque de France (rebaptisée François Mitterrand). Paul Virilio emploie alors le terme de trans-apparence pour caractériser l’emploi médiatique du terme. Avec Goude, la transparence se caractérise par la disparition de toute dialectique et l’impossibilité de concilier temps présent et temps historique.
Il aura fallu toute l’habileté du publicitaire de génie, pour glorifier le métissage universel dans une disparition bruyante : « il importe, ici, sachant que l’art publicitaire a vocation à médiatiser le rapport entre l’univers marchand et l’univers des formes et des signes, de relever que cette médiation a pour vecteur et condition d’efficacité un art de la ‘formule’ : formules langagières, sonores, visuelles qui distinctes ou combinées garantissent que le message est mémorisable et, virtuellement, mémorable ». La célébration du bicentenaire exprime une postmodernité qui vise à démontrer comment l’interprétation du passé nous en libère et comment il devient un produit commercial appartenant au logicisme capitaliste. Or Virilio a toujours condamné le logicisme comme la destruction de la phénoménologie et de la perception humaine comme fondement de l’être au monde. Par son incarnation d’une universalité factice, la parade restera dans l’histoire comme la tentative déçue de rendre captivante la transparence.
Tableau n° 11 — La tentation du monument-lumière.
Il s’est passé le soir du 14 juillet 1989 une tentative d’édification d’un monument-lumière. Paul Virilio a souvent cité dans ses livres les tentatives dès 1934 d’Albert Speer voulant créer une cathédrale de lumière lors des rassemblements du régime nazi. Speer (qui était architecte rappelons-le) en dira plus tard : « le résultat dépassa tout ce que j’avais imaginé. Les 130 projecteurs [de défense antiaérienne de la Luftwaffe], placés tout autour de l’esplanade, à 12 mètres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel de leurs faisceaux qui, d’abord bien détachés, se fondaient à une hauteur de 6 à 8 kilomètres en une vaste nappe lumineuse. On avait ainsi l’impression de se trouver dans une immense pièce aux murs d’une hauteur infinie, soutenus par de puissants piliers lumineux ». Cette tentation du monument lumière avait déjà eu lieu avec l’Exposition universelle de 1889 (donc du Centenaire) avec le puissant phare installé en haut de la tour Eiffel pour son inauguration.
L’idéologie qui guida Goude n’était pas celle de celle du totalitarisme de Speer mais sa tentative de monument-lumière suit son époque globalisée : il surajoute à la ville lumière la ville télé-lumineuse de la mondovision capable d’être vue simultanément dans le monde entier. Ceux qui seraient choqués par le rapprochement avec l’invention architecturale de Speer pourraient utilement remarquer l’obédience militaire du défilé des tribus planétaires où la majorité de personnages était en uniforme. Le défilé de Goude n’est donc pas si inoffensif que ne laisse paraître son extrême esthétisation. Vu sous l’angle de la militarisation, il apparaît même, à la lumière d’une sophistication technologique, comme l’assaut de la transparence. C’est là que la répétition de la commémoration devient monument-lumière.
Tableau n° 12 — La double nature de l’espace qui éclôt.
La tentation du monument-lumière fait pâle figure alors que sur la place Tian’anmen avait émergé un une nouvelle génération de communication médiatique. Cette nouvelle forme n’était pas pour autant la dématérialisation de l’espace urbain telle que définie par Manuel Castells quelques années plus tard comme étant l’érosion de l’espace des lieux dans l’espace par les flux du capitalisme contemporain en réseau. Les travaux ultérieurs de William J. Mitchell proposeront une analyse plus fine de l’interaction entre l’espace physique et l’espace symbolique de la cyberville. Ce qui meurt d’une certaine manière sur les Champs-Élysées et éclôt sur la place Tian’anmen cette année-là tient à la nature matérielle des médias. Le dispositif médiatique de Jean-Paul Goude était impressionnant de lourdeur de préparation et logistique. Car en Chine se préfigurait une nouvelle forme d’image médiatique qui, avec le formidable développement des technologies informatiques, allait ensuite permettre des captations légères où chacun deviendrait son propre média comme ce fut récemment le cas avec les manifestations des Gilets jaunes sur les Champs-Élysées où les téléphones portables individuels ont remplacé les médias traditionnels. D’une certaine manière, Tian’anmen sera le départ des répétitions à venir des luttes sociales médiatisées caractérisées par l’invisibilité du médium. L’évènement de Pékin redéfinit la dromologie urbaine : voilà pourquoi Paul Virilio s’y était intéressé tout en délaissant le Bicentenaire.
Depuis, « comme l’a remarqué Mike Crang, “la ville est à la fois objet et métaphore dans un système réflexif où l’imaginaire de l’espace électronique est essentiel à sa création”. En d’autres termes, non seulement la ville est médiatisée, mais les nouveaux médias sont eux-mêmes des médias urbanisés et urbains : ils sont conçus sur la base d’un modèle de relations sociales qui s’imprègne de l’expérience urbaine de la modernité ». Le défilé du bicentenaire, point d’orgue de cette année commémorative, a mis en avant une stratégie publicitaire caractéristique de l’époque. Elle achève une époque et prépare l’avènement d’un nouveau type d’espace urbain hybridé par les nouveaux médias. Pour reprendre les mots de Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize : « C’est après la victoire que le combat commence ». La victoire publicitaire sur l’espace urbain cède la place au soir du 14 juillet 1989 à de nouveaux espaces médiatiques hybrides. Une répétition se termine alors qu’une nouvelle commence.
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