L’auto-révélation de 1989
Deux cents ans jour pour jour après la prise de la Bastille, la France a fini sa commémoration du Bicentenaire de la Révolution française par une parade le soir du 14 juillet 1989. Pour l’occasion, le publicitaire Jean-Paul Goude avait imaginé un défilé chorégraphié de grande ampleur sur les Champs-Élysées : la grande parade des tribus planétaires en douze tableaux vivants, à laquelle participèrent plus de 6 000 artistes et figurants pendant plus de trois heures. Un million de spectateurs s’étaient massés sur la plus belle avenue du monde tandis que 800 millions de téléspectateurs y assistaient en mondovision. Le défilé s’est clos avec la Marseillaise chantée pour la cantatrice américaine Jessye Norman enveloppée dans un drapeau tricolore (Fig a). La démesure de l’évènement fut à la mesure du symbole international voulu par le président François Mitterrand.
Faisant une thèse sur le philosophe Paul Virilio, je m’interroge sur sa réception de cet évènement. Or, le 15 juillet, au lendemain du défilé, Paul Virilio écrit dans son carnet : « Patiemment, émission après émissions, éditorial après éditorial, la presse (audiovisuelle et autres) construit sa propre “célébration”, sa propre “révélation”. De plus en plus, les mass-médias s’identifient à une procédure de déception (de désinformation) au bénéfice de quelques “slogans”, quelques “opinions types” ; le seul effet étant finalement de se célébrer et s’autorévéler… Exemple : Jean-Paul Goude le publicitaire occulte le bicentenaire » (Fig. b). Il n’écrira pas une ligne dans ses livres hybrides sur les célébrations du bicentenaire alors qu’il chronique les évènements médiatiques de son temps. Comme pour lui donner raison, Cornélius Castoriadis a dit : « Toute société se commémore, mais aujourd’hui la commémoration de 89 est comme les villes pseudo-italiennes de Bofill derrière la gare Montparnasse. Commémoration post-moderne, c’est-à-dire, du toc ».
Alors que s’est-il passé avec ce « toc » qui serait susceptible d’intéresser l’architecture trente ans plus tard ? Ce soir-là a eu lieu une déception médiatique qui intéresse la nature contemporaine de l’espace urbain. La réponse sera apportée ici en douze parties, singeant le formalisme des douze tableaux du défilé de Jean-Paul Goude. Dans les premiers tableaux, le détour historique embrassant plusieurs siècles de l’histoire parisienne est essentiel car il fonde d’une certaine manière se qui se révèlera en une seule nuit le 14 juillet 1989.

Fig. a — Jessye Norman essayant la robe du couturier Azzedine Alaïa. Pierre Perrin / Sygma / Getty Images

Fig. b — Extrait du carnet de Paul Virilio en date du 15 juillet 1989. Sophie Virilio (tout droit réservé).

Tableau n° 1 — « Ici on danse ».
Remarquons que dans la mémoire historique, l’expression la prise de la Bastillerenvoie à l’événement du 14 juillet 1789, symbole lui-même de la Révolution française tout entière. En quoi cet évènement intéresse-t-il l’architecture ? Tout d’abord parce que la prise de la Bastille entraîne la démolition immédiate de cette architecture carcérale à forte valeur symbolique. Érigé initialement comme porte de l’enceinte de Charles V, l’édifice fut tour à tour forteresse, arsenal, entrepôt d’armes et lieu de réception sous François 1er avant de devenir une prison royale. L’édifice imposant faisait 24 mètres de haut et il ne faudra pas moins de 96 semaines pour le démolir. Le symbole par excellence de la Révolution française est donc celui d’une disparition architecturale (Fig. c). En 1792 sera décidé que l’emplacement de la Bastille formerait une place dite de la Liberté mais auparavant, le 14 juillet 1790, l’entrepreneur en bâtiment Pierre-François Palloy qui avait décidé seul de la démolition de l’édifice organisa une fête au milieu des ruines de la forteresse avec un écriteau « Ici on danse » qui préfigura la tradition des bals du 14 juillet sur cette place publique : un beau passage de l’inertie carcérale à la dynamique de la danse.
Car la Révolution française se caractérise par une foule anonyme qui se met en mouvement. Le contingent révolutionnaire est une foule dromomaniaque par excellence pour former une machine d’assaut que Paul Virilio a exposé dès Vitesse et politique : Essai de dromologie (1977). Toujours selon lui, le pouvoir, pour contrôler le mouvement des masses et contenir leur inertie révolutionnaire, a invariablement suivi un schéma policier en transformant les centres urbains en grandes machines immobiles. Pour s’en convaincre, le 13 juillet 1989, la veille du défilé, la Bastille est avant tout une place publique provisoirement interdite à la circulation et au public pendant l’inauguration de l’Opéra éponyme, un des grands travaux de François Mitterrand.

Fig. c — Hubert Robert, Détail de La Bastille, dans les premiers jours de sa démolition (1789). Musée Carnavalet, Histoire de Paris.

Tableau n° 2 — dromologie viaire.
La révolution se caractérise par une accélération du mouvement des foules. L’avenue des Champs-Élysées fut empruntée le 5 octobre 1789 par 7 000 femmes se rendant à Versailles pour réclamer du pain au roi. Le lendemain, ce même cortège revint en sens inverse avec la famille royale la contraignant de s’installer dans le Palais des Tuileries. La fête de la Fédération fut donnée dans cette même avenue le 14 juillet 1790 (Fig. d).
Mais il faut revenir aux origines. Louis XIV ayant repoussé les frontières du royaume, Colbert proposa de raser les fortifications de Paris et de percer des grandes avenues. Par un décret du 24 août 1667, le roi décide l’ouverture d’un chemin pour faciliter le passage des voitures de ses courtisans vers le domaine royal de Saint-Germain-en-Laye et le château de Versailles en construction. André Le Nôtre aménage ce Grand-Cours qui passe à travers bois et marais pour former, dans le prolongement des Tuileries, une grande allée bordée d’arbres et de pelouses qui va de la future place de la Concorde au rond-point des Champs-Élysées (Fig. e). La dénomination Champs-Élysées est officialisée en 1709. Un an plus tard, le duc d’Antin prolonge l’avenue jusqu’à la future place de l’Étoile. L’origine de l’avenue est donc celle d’une voie facilitant la vitesse de communication. L’avenue sera élargie, embellie tout au long du XVIIIe siècle et Louis XV donne (enfin) l’autorisation de lotir.
Il faudra attendre, sous Napoléon III, l’aménagement des jardins par Adolphe Alphand et la première Exposition universelle parisienne de 1855 pour que les Champs-Élysées deviennent un lieu à la mode, bordé d’hôtels particuliers. Léon Aufrère décrit ainsi l’avenue arrivée dans sa forme définitive en 1942 : « L’Avenue des Champs-Élysées n’est pas aussi droite qu’on le pense. Elle l’est sur un plan comme on l’a conçue. Elle ne l’est pas sur le terrain où elle a été réalisée […] Il y a deux éléments primitifs, un versant mort et une plaine alluviale, qui se réunissent vers le Rond-Point, de sorte que, au lieu d’une perspective horizontale et fuyante, l’Avenue présente une perspective montante que domine l’Arc de Triomphe » (Fig. f). Voie de communication aristocratique, ligne abstraite dans un paysage qui s’urbanisera, site de trois expositions universelles, les Champs-Élysées sont intrinsèquement un espace dromologique au point que l’abstraction de leur caractère symbolique dynamique rivalise dès leur conception avec leur matérialité. C’est de cette tentation de l’immatérialité dont il sera question avec le défilé dit de la Marseillaise en 1989.

Fig. d — Fédération générale des Français au Champ de Mars, le 14 juillet 1790. Dessiné par C. Monet, ; gravé par Helman, de l’Académie des Arts de Lille en Flandre.

Fig. e — Vue des Champs Élysées en 1789 Archives de la Ville de Montreal.

Fig f — La rectitude de l’avenue des Champs Élysées depuis l’Arc de triomphe. Auteur anonyme.

Tableau n° 3 — Une avenue « en toc ».
Sous le Second Empire, les Champs-Élysées s’imposent comme un lieu mondain où s’installent le grand commerce, la finance et l’industrie et ce processus à toujours cours. De plus, « le XIXe siècle voit les Champs-Élysées s’imposer comme un lieu politique, de démonstration de pouvoir et de puissance, théâtre d’événements marquants sous tous les régimes qui se succèdent ». C’est également au cours du XIXe siècle que de grandes enseignes s’y installent. L’avenue devient le lieu de démonstration de l’industrie hippomobile. Au XXe siècle, la traction mécanique la remplace et pas moins de 22 concessionnaires automobiles ont leur vitrine sur l’avenue des Champs-Élysées dès 1909. Le destin dromologique de cette avenue ne cesse de s’affirmer au fil de son histoire tout en s’actualisant.
Aujourd’hui encore, les grands concessionnaires automobiles sont présents sur l’avenue, suivis par l’industrie du luxe puis des enseignes grand public. Les Champs-Élysées sont devenus un « espace exacerbé de la surconsommation et de la spéculation ». Il faut bien comprendre que cet espace urbain répond à « trois strates de construction du lieu : la construction mythique, l’expérience et les représentations. Celles-ci, imprécises et contradictoires, ne permettent pas aux utilisateurs de s’identifier au lieu. Il apparaît alors comme un décor touristique artificiel, où tout est mis en scène ». Territoire de l’exceptionnel, il trouve un sens dans la culture touristique mondialisée. L’avenue fait désormais partie de ces lieux globaux se rapportant aux villes globales décrites par la sociologue Saskia Sassen tout en développant une importante ségrégation spatiale comme l’ont montré les sociologues Monique et Michel Pinçon.
Ce détour par la nature symbolique des Champs-Élysées était indispensable pour comprendre ce qui s’est joué le soir du 14 juillet 1989. De la même manière, il convient maintenant d’interroger le sens de la commémoration de la révolution.
Tableau n° 4 — La répétition commémorative.
La remémoration de la Révolution française tient au fait qu’elle est perçue comme la matrice de la République, voire de la nation. L’évènement historique est devenu le socle d’une mémoire et d’une conscience nationale : « C’est à la Révolution de 1789 que pense Levi-Strauss lorsqu’il veut expliquer la présence des mythes dans les idéologies politiques. C’est à elle que se réfère Bourdieu comme constituant la première ressource symbolique mobilisée par la France dans sa prétention missionnaire à incarner l’Universel ». La Révolution constitue un réservoir symbolique sans équivalent avec pour le drapeau tricolore, le buste de Marianne et la devise républicaine gravée sur le fronton des bâtiments publics.
Mais la commémoration du 14 juillet ne remonte qu’à 1880. La IIIe République se cherche un jour de fête révolutionnaire et le choix du 14 juillet la fête nationale est habile en ménageant une certaine ambiguïté puisqu’il s’agit à la fois de la prise de la Bastille mais aussi de la fête de la Fédérations tenue un an plus tard. Le choix de la date de la fête nationale française repose donc sur une ambiguïté entre l’évènement et sa première commémoration, autrement dit, entre l’évènement et sa répétition.
Nous y voilà avec la grande question que pose le 14 juillet et qui est essentielle pour comprendre ce qui se jour en 1989 : la répétition telle qu’elle fut abordée par Gilles Deleuze dans Différence et répétition. Pour l’introduire, écoutons le philosophe : « Il y a des moments où nous ne pouvons pas nous tromper quand nous disons : ‘Ah mon Dieu, ça c’est nouveau’, et que notre stupeur, c’est toujours ce qu’on n’attend pas, par définition… C’est pas ce qui répétera cette nouveauté qui est intéressant, c’est que ce nouveau en tant que nouveau, est la répétition déjà de tout ce qui lui succède. Difficile de penser une nouveauté qui soit comme la répétition de tout ce qui va lui succéder. […] C’est pas la célébration de la prise de la Bastille qui répète la prise de la Bastille, c’est la prise de la Bastille qui répète toutes les célébrations futures. En d’autres termes, la production d’un quelque chose de nouveau, c’est la répétition, mais la répétition de quoi : la répétition tournée vers le futur, la répétition de ce “qui n’est pas encore ».
La question est d’importance car a contrario, Søren Kierkegaard envisageait la répétition comme ce qui empêche à l’avenir d’advenir et non comme ce qui revient dans un éternel retour. Répétition, du latin petitio (CNRTL) veut dire pétition et requête : répéter, c’est redemander sans cesse. Deleuze apporte donc une inversion en introduisant quelque chose de nouveau. Or la Révolution française engendre un bouleversement radical par le triomphe du capitalisme et la consécration politique de la bourgeoisie qui conduit à la République. La répétition de la commémoration de la Révolution française empêche un autre avenir d’advenir ou produit-elle quelque chose de nouveau à chaque fois ?
Tableau n° 5 — Le monument-mouvement.
Fête populaire de la Fédération en 1790, les festivités du 14 juillet deviennent militaires avec la loi de 1880 dont le but d’entretenir la mobilisation de la France après la défaite de 1870. Le premier défilé militaire du 14 juillet se déroula sur l’hippodrome de Longchamp, la « revue de Longchamp » et s’y répétera jusqu’en 1914. N’oublions pas que la vitesse et la militarisation sont les grands schèmes de l’œuvre de Paul Virilio : la parade militaire au sein même du lieu de la course qu’est l’hippodrome apparaît comme l’association des deux exposées où l’armée se représente en mouvement. Après la Première Guerre mondiale, le défilé se déplaça sur l’avenue des Champs-Élysées avec le Défilé de la Victoire. Il existe ensuite une répétition très stable dans ce défilé militaire. Aujourd’hui encore, 5 000 hommes défilent à pied ainsi que 300 blindées, 120 hélicoptères de la force d’action rapide et les Alpha Jet de la patrouille de France (Fig. g). Le caractère martial de la répétition et l’expression littérale de la vitesse dans l’abstraction rectiligne de l’avenue modèle un évènement commémoratif qui par sa répétition opiniâtre devient une sorte de monument immatériel.
Il existe là un basculement important. La commémoration, du latin commemoratioest l’action de rappeler (CNRTL) tandis que monument vient lui de monere au sens de faire penser, faire se souvenir (CNRTL) qui est de la même famille que montrer, prémonitoire ou encore monstre. L’actualité du monument n’est pas son passé, contrairement à la commémoration, mais bien son présent qui projette son souvenir vers le futur. La répétition d’une commémoration militaire est une compulsion de répétition qui s’actualise à chaque fois dans une monumentalité immatérielle.
Nous ne parlons pas de l’avenue des Champs-Élysées mais bien du monument-mouvement composé d’un espace urbain dédié dès sa conception à la circulation et de la répétition d’un défilé qui se répète lui-même. Lorsque Deleuze dit « ce n’est pas la prise de la Bastille qui répète la prise de la Bastille, c’est la prise de la Bastille qui répète toutes les célébrations futures », il permet l’invention de la différence en allant jusqu’à transformer la prise d’une forteresse en un monument mouvement identitaire de la nation dans un autre lieu de la capitale.

Fig. g — Le monument-mouvement de la parade sur les Champs-Elysées, ici le 14 juillet 2019. Lionel Bonaventure / AFP.

Tableau n° 6 — Du Bicentenaire à la place Tian’anmen.
La répétition dont parle Deleuze n’est pas l’imitation d’une action précédente car implique de reprendre la question initiale et d’en faire l’exploration de manière toujours différente. C’est ce qui va se passer avec la célébration du Bicentenaire. Dès 1980, François Mitterrand ambitionne avec sa politique de grands travaux d’ériger les nouveaux monuments français du XXe siècle. Le Bicentenaire n’échappe pas à la geste mitterrandienne en lui donnant une occasion unique de remodeler la mémoire nationale. En septembre 1986, le gouvernement français crée la Mission de commémoration du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le débat politique et médiatique faisant rage, la mission a rapidement pris « un double parti pris universaliste, donc a-national, et “esthétiste” » auquel a répondu le choix du publicitaire Jean-Paul Goude pour redonner un nouvel horizon politique par l’esthétique : la « rétroprojection des passions actuelles sur un événement du passé, par le biais d’un anachronisme désinvolte et parfois sauvage, mais exploité sans gêne dans le but de ne rien négliger pour mieux influencer la conscience nationale et l’identité même des Français ».
Pendant les préparatifs des festivités du Bicentenaire a eu lieu une tentative de révolution en Chine au printemps 1989 (Fig. h). Cette fois, Paul Virilio est bien plus intéressé. Il écrit dans L’inertie polaire : « entre mai et juin [1989], les étudiants de Pékin décidèrent de manifester pour la “démocratie”. Pour ce faire, ils se rassemblent, envahissent progressivement la place Tiananmen et décident son occupation illimitée […] Profitants du fait que la plupart des agences internationales ont envoyé leurs caméras [pour la venue du président russe Gorbatchev], les étudiants chinois exigent une retransmission en direct ».
Cet évènement au retentissement mondial va replacer le Bicentenaire français dans une dimension internationale, qui sera suivi, en novembre, par la chute du mur de Berlin. Il s’est entretemps inventé en Chine une véritable révolution, l’évènement primitif d’une commémoration qui est désormais à son tour répétée chaque année à Hong Kong. Cette révolution tient à l’usage de la retransmission en temps réel d’un évènement et de l’espace commun qui se crée avec la mondialisation des affects. L’image devient en elle-même révolutionnaire. Les célébrations du Bicentenaire tenteront de ne pas être en reste : certains dissidents chinois sont accueillis dans une tribune autour de la place de la Concorde pour le défilé où ils prennent les sièges prévus pour les officiels chinois absents.

Fig. h — Manifestants sur la place Tiananmen. Auteur anonyme

Tableau n° 7 — Le défilé dromomaniaque de la Marseillaise.
Les festivités du Bicentenaire se déroulent alors que se tient le sommet des sept pays les plus industrialisés à Paris, avec pour déclaration économique finale « le maintien d’une croissance équilibrée, la meilleure insertion des pays en développement dans l’économie mondiale et la sauvegarde de l’environnement », autrement dit une invitation toujours d’actualité à la mondialisation par l’économie et l’environnement.
Dès le 13 juillet, pour anticiper l’afflux de spectateurs venant assister aux célébrations, d’importantes sections de la capitale sont fermées à la circulation et réservées aux piétons ; une inertie précédent le mouvement discipliné. Le matin du 14 juillet, une foule de 50 0000 personnes assiste au défilé militaire. Les spectateurs sont plus du double le soir, toujours sur les Champs-Élysées, pour la parade la Marseillaise imaginée par Jean-Paul Goude (Fig. i, j et k). Pour le défilé, 6 000 artistes et figurants ont mis en scène 12 tableaux vivants qui présentaient chacun une tribu planétaire réduite à de grossiers stéréotypes : des Africains dévêtus frappants des tam-tam, des Anglais sous la pluie, des étudiants chinois vélos à la main, un régiment soviétique enneigé par des camions-citernes, des Américains dansant à reculons le moon walking… Et une gigantesque locomotive rythmée par les tambours du Bronx en hommage au film La Bête humaine de Jean Renoir. « Ni défilé, ni cavalcade, ni parade, le spectacle proposé relèverait, en fait, des trois genres selon le commentaire du Monde (15 juin 1989), tandis que Le Quotidien de Paris y voit une ‘folie sans précédent qui emprunte à l’opéra, au music-hall, à la BD, à la pub, au ballet, au folklore régional et international” (5 juillet 1989). En résumé, il s’agirait bien, dans son genre même, d’un “objet en hésitation constante” (Le Monde, 17 juillet 1989) ».
La parade de Goude évite l’héritage révolutionnaire, celui de la violence et de la Terreur, pour évoquer explicitement trois éléments : la Marseillaise, une évocation des provinces de France et la dimension mondiale de la Révolution en prolongeant les droits de l’homme et le suffrage universel, le tout en mouvement le long de l’avenue des Champs-Élysées. La proposition esthétique tient au métissage des genres et des formes : « mais cet art mérite aussi d’être analysé comme symptôme. Symptôme d’un moment critique dans la définition même du politique, si celui-ci ne parvient ni à se dire explicitement ni à reconduire sa formule patriotique-nationale ». La parade développe une chimère monstrueuse (monumentale) dans ses règles de composition et en particulier dans ses amalgames rythmiques et visuels : « La marche des 1 000 synthétise les rythmes africains et occidentaux… C’est ma conception de la Révolution » expliquait alors son auteur. Sa foule dromomaniaque perd sa violence pour feindre la jovialité d’un monde uni alors même que le sommet des Sept s’achève en demi-teinte.

Fig. i — Le Monument-lumière du défilé des tribus planétaires de Jean-Paul Goude du 14 juillet 1989. Auteur anonyme.

Fig j. — imbibed. Auteur anonyme.

Tableau n° 8 — La procédure de déception.
La parade, sorte de défilé opéra-bouffe, répond aux deux obligations données par la mission : faire chanter la Marseillaise au final et faire participer les provinces françaises en souvenir du 14 juillet 1790 où la nation tout entière vint au Champ-de-Mars rendre hommage à la Constitution. Consultée à propos de Goude, l’historienne Mona Ozouf en disait : « Il ne faut surtout pas lui faire soutenir une thèse, le malheureux ! » Mais cela masquait mal l’embarras à évoquer le souvenir de la Révolution qui pouvait politiquement être vu comme le rejet de la configuration des commémorations précédentes où l’État se trouvait dans l’obligation de formuler une version de l’événement fondateur de la République. Goude, éloigné des querelles historiographiques, objecte, une heure avant le début de son défilé : « Je n’ai pas rêvé le bicentenaire, j’ai rêvé un défilé, une parade. J’ai essayé de ne pas trahir le contexte dans lequel il va se passer. Mais avant tout j’ai essayé de trouver une solution à un problème… Arriver à tirer mon épingle du jeu de quelque chose qui a une nature solennelle » ; Et persiste le lendemain journal télévisé de 13 h 00 sur TF1 : « C’est difficile pour moi de rationaliser des choix un peu arbitraires que j’ai faits […] La révolution, pour parler strictement spectacle, showbiz, c’est quelque chose de très difficile à représenter… Cela n’était pas mon terrain ». Si nous songeons à la répétition commémorative de 1880 et aux débats politiques enflammés que ce symbole a pu produire, la substitution des enfants de la patrie par les enfants de la planète relève de l’art de la prestidigitation. Car il s’est joué là un retournement propre à l’époque. Jean-Paul Goude est alors un publicitaire populaire, créateur de publicités identifiables à leur style léger pour Kodak, Orangina, Lee-Cooper et mondialement connu pour ses photographies plasticiennes de la chanteuse américaine Grace Jones (Fig. l). Cet ancien directeur artistique de la revue chic new-yorkaise Esquire, graphiste de formation, est alors un redoutable manipulateur d’image.

Fig. l — Publicité pour les Galeries Lafayette. Extrait du site Internet de Jean-Paul Goude.

Après la politique d’extermination nazie et le système concentrationnaire soviétique, en pleine guerre froide finissant, et dans la peur de la dissuasion nucléaire, l’avenir du monde était devenu incertain. « De ce fait, l’un des temps de la grammaire commémorative [a] fait cruellement défaut. […] Faute d’un projet national, chaque élément du passé est convoqué, dans une sorte d’équivalence généralisée des mémoires, pour recomposer une figure du national. Ceci sous la forme d’un nationalisme “apaisé” capable de pallier l’amputation du récit national de sa part prospective et projective ». Le défilé de Goude expose avec désinvolture le changement de régime d’historicité avec la dissolution de l’horizon des Lumières qui appelait à penser le passé pour construire l’avenir. Disruption commémorative, il crée une distorsion dans la répétition, non par son caractère chatoyant, mais par sa réduction absolue de sens, le degré zéro de la mémoire : la création d’un monument lumière évidé. Si nous nous référons au journal de Paul Virilio, le défilé de Jean-Paul Goude, nommé par la Mission « Bleu, blanc, Goude », construit sa propre célébration, sa propre révélation et apparaît bien rétrospectivement comme une procédure de déception.
Tableau n° 9 — Mondovision myope.
Le journal le Monde titre le lendemain « Débâcle télévisuelle ». Tout est résumé alors même que le défilé était conçu avant tout comme une sorte de long clip télévisuelle à destination de la terre entière. Car à la spatialité de l’avenue répond celle de la dématérialisation médiatique et, entre les deux, d’un dispositif de captation complexe pour l’époque. Depuis un car-régie, Jean-Paul Goude contrôle le défilé via 24 écrans, aidé de 4 réalisateurs et deux cents assistants. Sur l’avenue, 900 mètres de rails de travelling et, de la Grande Arche aux Tuileries, 36 caméras et une grue installée sur le toit de l’Arc de triomphe pour des prises de vues aériennes. Cette débauche télé-optique n’avait d’autre objet que de délocaliser l’action par l’image.
Or, l’ambiguïté et l’absence de cohésion de ce lent défilé sont apparues flagrantes à l’écran malgré la vaine tentative de recomposition frénétique mais interminable du montage en temps réel. En France, 11 millions de téléspectateurs ont suivi, entre 22 heures et minuit, la retransmission sur le petit écran ; une audience légèrement supérieure aux scores habituels des émissions de fin de soirée à cette époque. 80 télévisions étrangères l’ont retransmis, touchant 800 millions de téléspectateurs dans le monde. À titre de comparaison, le combat de Mohammed Ali contre Larry Holmes en mondovision (1980) aura été suivi par 2 milliards de téléspectateurs et les obsèques de Lady Di (1997) par 2,5 milliards de téléspectateurs. La commémoration révolutionnaire transformée pour l’occasion en universalité de pacotille n’aura donc pas fait recette.
Cette année-là, l’image médiatique avait déjà déserté le champ du spectacle pour celui du spectaculaire avec la révolution des étudiants chinois. Paul Virilio écrit à ce sujet : « Curieusement, avec l’image publique de la place Tiananmen, retransmise dans le monde entier, nous assistons à la fois à une extension infinie de cette superficie, grâce à l’interface en temps réel de l’écran de télévision, et à une miniaturisation, l’écran cathodique de 51 cm ne permettant pas d’envisager sérieusement la profondeur de champ des événements retransmis ». La retransmission médiatique, instantanée et mondiale de ce qui arrive, va agir comme la révélation d’une nouvelle spatialité : l’étirement de la spatialité du lieu par sa répétition non plus dans le temps mais dans l’instant même.
Tableau n° 10 — La société de la trans-apparence
La lecture de Différence et Répétition expose aussi le passage d’un art dramatique fondé sur la représentation des rôles à un théâtre de performances qui appelle la participation du spectateur, et questionne ainsi la possibilité d’échapper aux mécanismes de l’habitus en les performant pour le réemployer autrement. C’est ce que fait, d’une certaine manière, la parade en retournant le défilé en une syntactique qui emprunte ses procédés à la publicité au point que « le politique […] est affecté par la mécanique commutative de la publicité. Entendons par-là que la publicité n’a pas seulement rapport à ce commutateur universel qu’est l’argent ; mais qu’elle a vocation propre à la commutation en ce qu’elle ‘convertit’ tout objet qu’elle rend désirable ». La volonté de transmuer les valeurs révolutionnaires en objet de désir s’oppose à une histoire inséparable de sa violence. Cette occultation totale dans une esthétique de la disparition n’a été rendue possible que par le déploiement d’une fiction fantasmagorique fondée sur deux principes : l’inexistence du temps historique et le recours au simulacre. On l’aura compris, cette commémoration surexposa la crise de la représentation de cette époque avec le mythe de la transparence incarnée par la glasnost soviétique de Mikhaïl Gorbatchev à partir de 1986. C’est en France le triomphe architectural de la transparence du mur-rideau qui donnera quelques années plus tard le truisme des 4 livres ouverts de la Très grande bibliothèque de France (rebaptisée François Mitterrand). Paul Virilio emploie alors le terme de trans-apparence pour caractériser l’emploi médiatique du terme. Avec Goude, la transparence se caractérise par la disparition de toute dialectique et l’impossibilité de concilier temps présent et temps historique.
Il aura fallu toute l’habileté du publicitaire de génie, pour glorifier le métissage universel dans une disparition bruyante : « il importe, ici, sachant que l’art publicitaire a vocation à médiatiser le rapport entre l’univers marchand et l’univers des formes et des signes, de relever que cette médiation a pour vecteur et condition d’efficacité un art de la ‘formule’ : formules langagières, sonores, visuelles qui distinctes ou combinées garantissent que le message est mémorisable et, virtuellement, mémorable ». La célébration du bicentenaire exprime une postmodernité qui vise à démontrer comment l’interprétation du passé nous en libère et comment il devient un produit commercial appartenant au logicisme capitaliste. Or Virilio a toujours condamné le logicisme comme la destruction de la phénoménologie et de la perception humaine comme fondement de l’être au monde. Par son incarnation d’une universalité factice, la parade restera dans l’histoire comme la tentative déçue de rendre captivante la transparence.
Tableau n° 11 — La tentation du monument-lumière.
Il s’est passé le soir du 14 juillet 1989 une tentative d’édification d’un monument-lumière. Paul Virilio a souvent cité dans ses livres les tentatives dès 1934 d’Albert Speer voulant créer une cathédrale de lumière lors des rassemblements du régime nazi. Speer (qui était architecte rappelons-le) en dira plus tard : « le résultat dépassa tout ce que j’avais imaginé. Les 130 projecteurs [de défense antiaérienne de la Luftwaffe], placés tout autour de l’esplanade, à 12 mètres seulement les uns des autres, illuminaient le ciel de leurs faisceaux qui, d’abord bien détachés, se fondaient à une hauteur de 6 à 8 kilomètres en une vaste nappe lumineuse. On avait ainsi l’impression de se trouver dans une immense pièce aux murs d’une hauteur infinie, soutenus par de puissants piliers lumineux ». Cette tentation du monument lumière avait déjà eu lieu avec l’Exposition universelle de 1889 (donc du Centenaire) avec le puissant phare installé en haut de la tour Eiffel pour son inauguration.
L’idéologie qui guida Goude n’était pas celle de celle du totalitarisme de Speer mais sa tentative de monument-lumière suit son époque globalisée : il surajoute à la ville lumière la ville télé-lumineuse de la mondovision capable d’être vue simultanément dans le monde entier. Ceux qui seraient choqués par le rapprochement avec l’invention architecturale de Speer pourraient utilement remarquer l’obédience militaire du défilé des tribus planétaires où la majorité de personnages était en uniforme. Le défilé de Goude n’est donc pas si inoffensif que ne laisse paraître son extrême esthétisation. Vu sous l’angle de la militarisation, il apparaît même, à la lumière d’une sophistication technologique, comme l’assaut de la transparence. C’est là que la répétition de la commémoration devient monument-lumière.
Tableau n° 12 — La double nature de l’espace qui éclôt.
La tentation du monument-lumière fait pâle figure alors que sur la place Tian’anmen avait émergé un une nouvelle génération de communication médiatique. Cette nouvelle forme n’était pas pour autant la dématérialisation de l’espace urbain telle que définie par Manuel Castells quelques années plus tard comme étant l’érosion de l’espace des lieux dans l’espace par les flux du capitalisme contemporain en réseau. Les travaux ultérieurs de William J. Mitchell proposeront une analyse plus fine de l’interaction entre l’espace physique et l’espace symbolique de la cyberville. Ce qui meurt d’une certaine manière sur les Champs-Élysées et éclôt sur la place Tian’anmen cette année-là tient à la nature matérielle des médias. Le dispositif médiatique de Jean-Paul Goude était impressionnant de lourdeur de préparation et logistique. Car en Chine se préfigurait une nouvelle forme d’image médiatique qui, avec le formidable développement des technologies informatiques, allait ensuite permettre des captations légères où chacun deviendrait son propre média comme ce fut récemment le cas avec les manifestations des Gilets jaunes sur les Champs-Élysées où les téléphones portables individuels ont remplacé les médias traditionnels. D’une certaine manière, Tian’anmen sera le départ des répétitions à venir des luttes sociales médiatisées caractérisées par l’invisibilité du médium. L’évènement de Pékin redéfinit la dromologie urbaine : voilà pourquoi Paul Virilio s’y était intéressé tout en délaissant le Bicentenaire.
Depuis, « comme l’a remarqué Mike Crang, “la ville est à la fois objet et métaphore dans un système réflexif où l’imaginaire de l’espace électronique est essentiel à sa création”. En d’autres termes, non seulement la ville est médiatisée, mais les nouveaux médias sont eux-mêmes des médias urbanisés et urbains : ils sont conçus sur la base d’un modèle de relations sociales qui s’imprègne de l’expérience urbaine de la modernité ». Le défilé du bicentenaire, point d’orgue de cette année commémorative, a mis en avant une stratégie publicitaire caractéristique de l’époque. Elle achève une époque et prépare l’avènement d’un nouveau type d’espace urbain hybridé par les nouveaux médias. Pour reprendre les mots de Victor Hugo dans Quatre-vingt-treize : « C’est après la victoire que le combat commence ». La victoire publicitaire sur l’espace urbain cède la place au soir du 14 juillet 1989 à de nouveaux espaces médiatiques hybrides. Une répétition se termine alors qu’une nouvelle commence.
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