Histoire
Histoire ancienne
À la fin de la préhistoire, une chênaie-hêtraie s’étendait probablement des rives sud du golfe des Pictons, englobant la forêt de Benon jusqu’en Angoumois dans les forêts de Boixe et de la Braconne, de part et d’autre de la vallée de la Charente. Ses dimensions exactes sont méconnues à ce jour. L’ensemble forestier appelé forêt d’Argenson au 11e siècle (Sylva de Arieshum), et englobant les actuelles forêts de Tusson, d’Aulnay, de Chizé et de Benon, formait la limite entre deux peuples de la Gaule celtique, les Pictons et les Santons, qui ont par ailleurs contribué au premier défrichage de ce massif forestier.
En -56, les légions romaines conquièrent l’Aquitaine, et romanisent cette province qui devient alors impériale pour 3 siècles et demi. La forêt recule avec la culture de la vigne et l’établissement de villas gallo-romaines. Si l’emplacement des villas n’est connu qu’en partie, les toponymes possédant le suffixe -acum, devenu -é ou -y, marquent ces domaines gallo-romains : Marigny (Mariniacum), Prahecq (Paratus-acum), Périgné (Payrigniacum), Secondigné (Secundinius-acum), Séligné (Silaniacum), Chizé (Chisiacum), Aulnay (Aunedonacum), Nuaillé (Novalis-acum), etc. Mais ce sont surtout les nouvelles voies romaines qui vont démembrer le massif forestier : la voie de Poitiers à Saintes a séparé la forêt d’Aulnay, d’un côté, de l’ensemble boisé constitué aujourd’hui par la forêt de Chizé et les bois d’Availles et de Villedieu, tandis qu’une seconde voie allant de Niort à Saintes a permis le défrichement entre la Forêt de Chizé et celle de Benon. Par le traité de 418 avec l’Empire romain, les Wisigoths obtiennent l’administration d’une vaste province englobant Poitiers et Saintes, et s’en suit rapidement l’invasion arabe. Ces deux épisodes historiques ne semblent pas avoir eu d’influence notoire sur la forêt, hormis le lent défrichage opéré par les populations locales en temps de paix.
Durant le haut Moyen Âge carolingien, Chizé, son gué sur la rivière Boutonne et sa forêt dépendant du vaste pagus de Brioux, et la forêt devient une sylva communis. Dans le cartulaire De villis et curtis, datant du premier tiers du 9e siècle, on relève l’article suivant : Que nos bois et nos forêts soient surveillés ; qu’ils [nos intendants] fassent défricher les endroits qui doivent l’être, mais qu’ils ne permettent pas aux champs de s’accroître aux dépens du bois ; où les bois doivent être, qu’ils ne permettent pas de les couper ou de les endommager ; qu’ils veillent bien dans nos forêts sur le gibier, qu’ils entretiennent à notre usage des ciseleurs et des éperviers, et qu’ils lèvent diligemment les redevances pour ces biens.
Tandis que le bourg de Chizé se développe à partir d’un lieu fortifié, pour surveiller le gué sur la rivière Boutonne, la forêt devient une réserve de chasse pour aristocrates. Guillaume VII fonde l’aumônerie de Saint-Gilles de Surgères, et lui donne momentanément tout droit d’usage de la forêt de Chizé, mais le passage du Poitou aux Plantagenêts voit très vite la cessation de cette concession, Aliénor d’Aquitaine puis Richard Cœur de Lion accordant un droit d’usage de la forêt pour le bois de chauffage, de construction et d’outillage, ainsi que des droits de pâturage et de panage au prieuré des Hermitans (dépendant de l’abbaye de Fontevrault) et à l’aumônerie Saint-Jacques de Chizé. La forêt reste néanmoins un lieu de chasse comme pour Richard Cœur de Lion.
Des villes neuves sont créées en périphérie de la forêt avec la poussée démographique qui marque la fin du 12e siècle et le début du 13e ; elles sont souvent dues à l’arrivée de population venue pour défricher. Les villes neuves sont fondées au sud-ouest de la forêt de Chizé, le long de la route reliant Niort et Saint-Jean-d’Angély : Belleville, La Cigogne, Boisserolles, Villeneuve, Villenouvelle, La Croix-Comtesse, etc., avec des chartes aux privilèges importants, dont l’usage de la forêt pour le bois sec pour se chauffer et les arbres nécessaires à leur usage ; mais aussi la chasse aux lièvres et aux loups. Pour Villeneuve par exemple, la charte des droits d’usage indique que tous les habitants de la ville auront leur plein usage dans la forêt à l’exception de trois types d’arbres : le chêne, le hêtre et le frêne. Mais toutes les essences peuvent être prélevées pour construire une nouvelle maison à condition de se le faire délivrer par les forestiers, dans une logique colonisatrice explicite. Malgré le retour dans la couronne de France et les changements institutionnels engagés, les défrichements monastiques semblent peu importants à Chizé. Les déboisements effectués par les moines de l’abbaye augustinienne de Saint-Séverin et ceux des prieurés relevant de l’abbaye bénédictine Saint-Jean-de-Montierneuf se firent sur la lisière méridionale de la forêt, entre Saint-Séverin et Le Vert (La Vallée du champ de l’Abbaye ainsi nommée), et des défrichements de la plaine d’Augé au sud-ouest, dont la création de la vaste clairière de Villiers-en-Bois. Plus spectaculaires sont les défrichements des villes nouvelles avec la création de la clairière de Villenouvelle au sud-ouest de la forêt. Les autres clairières à l’intérieur de la forêt possèdent-elles aussi des noms médiévaux qui ne fait aucun doute sur leur origine : les Essarts, les Alleuds, la plaine de la Raye, et il en va de même pour les hameaux : Montifaut, Carville, Petit-Villeneuve, etc.
La forêt semble inépuisable, mais elle subit des dégradations telles qu’Alphonse de Poitiers, frère du roi Saint Louis, prit des dispositions pour la sauvegarder en établissant le Censif du domaine de Chizé vers 1247-1248 : le droit de pâturage est réduit et exclu de 4 défens : les deux parcs de Chizé et de Villiers, le Bois plain (dit aussi le Fief aux Forestiers) et la forêt des Essarleron. La région de Chizé fut ensuite très affectée par la Guerre de 100 ans, avec une régression démographique et un repli de l’espace rural. Des parcelles cultivées sont abandonnées, s’ensauvagèrent pour être reprises par la forêt.
Au 15e siècle, Charles d’Angoulême, seigneur de Chizé, promulguait une ordonnance forestière en 20 articles datée de 1491, résultat de la compilation des coutumes, divers ordonnances et statuts préexistants. Pourtant, cela n’enraye en rien le déclin de la forêt. Il faut attendre l’action de François 1er, dit le Père des veneurs, et son ordonnance de 1516 interdisant la chasse dans les forêts, buissons et garennes royales ainsi que le défrichement. Une réformation est menée en forêt de Chizé à partir de 1553, sous la direction de Dreux du Vivier, commis par le roi Henri II, pour réformer les eaux et forêts du Comté de Poitou. Mais durant les Guerres de Religion, la ville de Chizé est assiégée et prise par les huguenots, et la forêt pâtit du pillage des paysans ruinés, lorsqu’il ne s’agit pas de coupe de bois opérée pour les réparations de la ville ou du château de Niort. Plus tard, Colbert ordonne la grande réformation des forêts royales, mais Chizé n’offre pas un bois de qualité suffisante pour la Marine, et la forêt fait l’objet d’une orientation minimum : entourer la forêt de fossés, ne laisser que trois grands chemins (le chemin de Chizé à Saint-Etienne-la-Cigogne, celui de Chizé à Beauvoir et celui de Marigny à Saint-Séverin), recépage des parcelles abîmées, coupes et ventes ordinaires pour obtenir du haut taillis à 20 ans, sans laisser les arbres de futaie vieillir au-delà de 60-80 ans. Sa surface de 8 180 arpents fut délimitée par 798 bornes et séparée de la forêt d’Étampes par 32 autres bornes. Cette réforme forestière est un échec, un de plus, et le commerce illicite de bois prospère vers Niort. La carte des Cassini présente la forêt de Chizé défrichée avec ses vastes clairières centrales et de petits domaines engagés au cours du 18e siècle le long de ses lisières. La forêt est alors exploitée pour ses chênes de faible qualité de charpente et ses hêtres, cette dernière essence étant rare dans la région et facile à travailler pour les objets manufacturés.
À la fin du Premier Empire, la concession des Minimes de La Rochelle et la forêt d’Étampes furent réintégrées à la forêt nationale de Chizé. En 1831, le propriétaire de la portion restée non domaniale obtint l’autorisation de défricher 80 hectares ; il le fit d’une façon quasi géométrique en créant la métairie de Terre-Neuve. La situation sylvicole de la forêt de Chizé ne cesse de se dégrader dans les années 1870 avec le dépérissement du hêtre, dû à une période de sécheresse. En 1888, un projet d’aménagement vise à convertir en taillis sous futaie toute la forêt pour produire du chêne alors même que les capacités de cette forêt sont limitées du fait du calcaire effleurant qui induit une mauvaise croissance des arbres achetés comme bois de feu, et non comme bois d’œuvre. Ce réaménagement est un échec patent et un nouveau projet sylvicole voit le jour en 1920 : reconstituer une futaie mélangeant chênes, charmes et hêtres pour donner un couvert suffisamment épais afin de provoquer la formation d’un humus durable. Une fois encore, la Seconde Guerre mondiale apporte son lot de perturbations par une exploitation accrue de certaines parcelles, ce qui fut néfaste pour l’avenir des sols, comme en 1888, ainsi que des coupes exceptionnelles pour produire des traverses de chemin de fer.
Les sols de la forêt, dont la faible épaisseur d’humus a été compensée par le fractionnement de la roche séquanienne, favorisent la croissance du hêtre et sa régénération naturelle. Mais, ces mêmes types de sols deviennent brûlants (pour reprendre le terme forestier) lorsqu’ils sont découverts, et propices au développement du chêne pubescent et à l’érable de Montpellier, un peuplement dégradé d’origine subméditerranéenne. Les transformations du climat, les défrichements et dévastations des hommes ont fait de cette hêtraie une relique, comme l’indique Hubert Badeau, vestige d’une forêt préhistorique. Elle a été fortement touchée par la tempête Martin (hiver 1999) qui a couché au sol de nombreux grands hêtres. Ce massif a enfin été coupé en deux par la route départementale 950, construite en grande partie sur l’antique voie gallo-romaine, finissant le morcellement paysager du massif forestier.
Création d’une base militaire de l’OTAN
Une base de l’OTAN fut créée ex nihilo dans la forêt de Chizé. Jean-Pierre Mercier affirme dans Camps américains. Tome 2 (Mercier, 2011), seul livre qui retrace l’établissement de bases de l’OTAN en Poitou-Charente, que préexistait dans ce bois un camp d’accueil des réfugiés républicains espagnols créés en 1936, et que ce camp aurait été ensuite réquisitionné par l’armée allemande durant la Seconde Guerre mondiale. La consultation de la carte de l’IGN, datée de 1950, montre qu’il n’en est rien : l’intersection forestière concernée est occupée par un boisement, et le nouveau camp est facilement repérable sur la photographie aérienne de 1958 tant il brille comme un sou neuf.
Ici, l’histoire locale rejoint l’histoire européenne de l’après-Seconde Guerre mondiale, puisque membre de l’OTAN de 1949 à 1966, la France va accueillir sur son territoire des camps américains. Le 26 février 1951, l’emplacement de Chizé a été proposé par le gouvernement français à l’armée américaine. La construction du camp 3134 th de l’US Air Force, dont l’emblème sera un sanglier, débute dès décembre 1953 pour s’achever juste six mois plus tard, planifiée comme une opération militaire. Le personnel administratif américain réside alors au château de la Prise (Deuil-sur-le-Mignon, Charente-Maritime), en attendant la fin des travaux.
Le camp 3134 th recouvre 2 600 hectares de forêt sous la forme d’un vaste polygone, soit environ la moitié du massif forestier de Chizé (cf. carte). Il dépendait de la base de l’armée de l’air de la Martinerie, près de Châteauroux. Classé à haut risque, il abritait un vaste dépôt de munitions. Le camp se composait donc de trois entités géographiques : un réseau de communication ferroviaire interrégional, un vaste enclos ceinturant la forêt, dans laquelle étaient dispersés des dépôts de munitions, et une base-vie qui apparaît comme le seul élément bâti conservé dans son intégrité. Une cité de 32 logements individuels a été édifiée à proximité, à Montamisé, sur la commune de Bessines, pour y loger les personnels militaire et civil américains afin que les enfants puissent se rendre plus facilement au collège américain de Poitiers.
Le chantier est important pour ce département rural. Une adduction d’eau est intégralement créée pour les besoins du camp. Elle se développe à partir de captages existants et une série de châteaux d’eau a été édifiée dont le dernier se situe dans l’emprise de la base-vie. Les carrières de calcaire de la commune du Vert, tout comme d’autres communes situées le long de la voie ferrée, ont fourni la grave calcaire nécessaire aux nombreuses voiries de la base. L’embranchement ferroviaire sur la voie Niort-Saintes est aménagé par le génie américain et une gare est créée au lieu dit Terre-Neuve (défriché en 1831) : les munitions étaient réceptionnées depuis les ports de Bordeaux et La Pallice (La Rochelle) et leur expédition se faisait, depuis cette gare, à destination des bases de Rochefort, Châteauroux, mais aussi de l’Europe et de l’Afrique du Nord. La plateforme est encore visible de nos jours. Une route est créée entre la route de La Charrière et la route de Beauvoir, ainsi qu’un terrain d’aviation provisoire au lieu dit la Canauderie (composé de pièces préfabriquées, il a totalement disparu depuis). Dans la forêt, environ 200 hangars de stockage de munitions sont répartis le long de 40 km de voies, les arbres ayant pour fonction de servir d’écran en cas de bombardement. En 1957, le système de sécurité incendie est renforcé avec la mise en service de 1 068 poteaux répartis dans le camp.
Le camp est alors divisé en 17 secteurs, baptisés de noms d’États américains en remplacement des lieux dits : Arizona pour la Liède partout, Dakta pour Pierreffite, Michigan pour la Commanderie et la Baisse de Villiers, Maine pour le Chêne du Rampeau, Iowa pour la Souil à Chardon, Ohio pour les Lignes, Illinois pour la Fontaine, California pour le Bois Pitet, Tenessy pour la Corne de Cerf et le Gros Roc, Kansas pour la Fosse aux Ouillères et la Belle Fanée, Montana pour les Combets, Nevada pour les Racles, Texas pour le Parc d’Auger, Mississipi pour la Lagune du Vert et la Gruère, Louisiana pour Saint-Séverin, etc. : la crise des dimensions dans la toponymie même.
D’après Jean-Pierre Mercier, le procédé constructif des dépôts était simple : Chaque dépôt de munition mesurait 20 m x 8 m x 4 m (ht) et était constitué d’une plateforme (un radier calcaire recouvert de grave bitumineuse, technique de voirie et non de bâtiment) sur laquelle était fixée la charpente métallique recevant des façades et une couverture de tôle. Deux grandes portes coulissantes permettaient à un camion d’y pénétrer. Toujours d’après Jean-Pierre Mercier, les munitions présentes étaient du napalm, des grenades, fusées, roquettes, torpilles, cartouches, obus, TNT, gaz et acides. L’anecdote veut qu’en octobre 1962, la 611e compagnie de Fort Bliss (Texas, USA) ait apporté 20 000 tonnes de munitions au camp de Chizé, le tout dûment stocké en quelques semaines : c’était la Guerre froide en action. Environ 450 soldats de l’OTAN, la plupart américains, mais aussi Polonais, en assuraient la garde depuis la base-vie. Le camp employait aussi deux cents civils, dont des bûcherons.
Le camp militaire de l’OTAN fermera finalement ses portes en 1967, peu après la décision du Général de Gaulle de désengager la France vis-à-vis de l’OTAN.
Une nouvelle orientation scientifique pour le site
Le site Internet du CEBC résume l’histoire qui suit : Le site n’intéresse pas l’armée française, mais paraît idéal au professeur Grassé, le doyen de la biologie française à l’époque, pour étudier l’évolution des animaux […] Sa vision n’en était pas moins avant-gardiste : une recherche de terrain, interdisciplinaire, et à long terme […] L’une des approches était de suivre par radiopistage les animaux sauvages des 2 600 ha enclos par les Américains, et de ce fait protégés alors qu’ils avaient pratiquement disparu en dehors de la zone enclose. Cet espace est alors devenu une réserve de chasse et de la faune sauvage, puis une réserve biologique intégrale. Les installations annexes sont abandonnées, telle la gare provisoire. Le camp, dans son périmètre élargi, devient une réserve naturelle à la spatialité sacralisée par l’impossibilité d’y pénétrer. La gestion forestière précédente est abandonnée au profit d’un ensauvagement relatif (des interventions humaines y sont régulièrement menées).
Le professeur Grassé persuade le CNRS de reconvertir les bâtiments en une station de terrain-pilote avec laboratoires, bureaux, salle de conférence et restaurant. Le 22 février 1968 est officiellement créé le Centre d’études biologiques des animaux sauvages (CEBAS) devenu depuis le Centre d’études biologiques de Chizé (CEBC). Son objet est d’étudier la biologie des chevreuils, sangliers, fouines, martres, genettes, blaireaux, renards ainsi que les reptiles. La direction du CEBAS est confiée à René Canivenc et des installations ultramodernes pour l’époque sont mises en place : un réseau d’antennes pour le radiopistage et de caméras télécommandées et connectées à des écrans au laboratoire, pour l’étude du comportement, sont déployés dans la forêt. Paul Virilio relate précisément cet épisode de l’histoire du centre de recherche dans L’Inertie polaire (1991a), dont les organes radar, les grandes antennes de tracking autour du site, seront démontés ultérieurement.
Pendant les premières années, la mise en place de la nouvelle technologie occupe les chercheurs. Les découvertes marquantes en écologie sont cependant trop rares pour le CNRS. Les deux axes de la thématique sont inversés pour donner la priorité à la physiologie sur l’écologie ; des émetteurs sont déployés pour étudier la physiologie des animaux dans leur milieu naturel (température, électrocardiogramme…). La direction du CEBAS est confiée à Jean Boissin, mais au fil des années, les crédits indispensables à cette haute technologie et pour le développement d’une recherche en physiologie animale de pointe qui nécessiterait de très gros investissements sur site ne sont pas suffisants […]Les deux axes de la thématique ont entre-temps été inversés à nouveau, pour donner la priorité à l’écologie sur la physiologie. Le développement de l’activité de recherche du centre nourrit d’une certaine manière, et a posteriori, les axes de réflexions de Paul Virilio puisque se croisent le développement d’une haute technologie de surveillance, ainsi qu’une tension entre écologie et physiologie qui peut faire écho à l’interrogation de l’auteur sur le rapport entre vie individuelle et société.
Le nouveau directeur, Pierre Jouventin, est en effet arrivé de Montpellier avec un ingénieur d’études, Henri Weimerskirsch et une équipe de jeunes étudiants travaillant sur l’écologie comportementale des oiseaux et mammifères marins des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Un paradoxe relatif vient de naître : celui de l’étude des manchots empereurs, des albatros hurleurs, des orques, éléphants de mer. Étonnement, c’est un nouveau pan dromologique qui s’offre aux chercheurs du centre avec une activité télétopique entre la commune de Chizé dans les Deux-Sèvres et les terres australes. Le centre est même qualifié à l’époque de cinquième base des TAAF.
Pendant 13 ans, des passerelles sont établies entre écologie comportementale et écophysiologie. Peu à peu, de jeunes chercheurs CNRS sont recrutés, la plupart sont des étudiants ayant effectué leurs thèses sur place. Dans les bâtiments, des chambres sont créées par les techniciens du laboratoire pour héberger sur place les nombreux étudiants naturalistes et passionnés, qui débutent ainsi leur formation en écologie, tout en vivant à l’année au CEBC […] Les séries démographiques à long terme, décriées quelques années auparavant, se révèlent être une véritable « mine d’or » pour étudier des questions d’écologie fondamentale ou pour évaluer les effets des changements globaux dont on prend alors pleinement conscience. On peut supposer que ces investissements non datés ont provoqué des modifications dans l’aménagement spatial, qu’il s’agisse d’architecture intérieure ou extérieure.
[Ce] laboratoire reste un leader au niveau national et international dans le domaine de l’étude du comportement animal par la biotélémétrie et le biologging (enregistreurs munis de capteurs miniaturisés attachés à des animaux pour l’enregistrement de données sur leurs mouvements, comportements, physiologie et/ou leur environnement). La première balise Argos a été posée avec succès sur un oiseau, le grand albatros, en 1990, par des chercheurs du laboratoire. Plus récemment, le laboratoire est impliqué dans le développement de nouvelles générations de balises, qui déployées sur des phoques, permettent d’échantillonner les paramètres océanographiques tout en étudiant leur comportement […] 1999, nouveau coup dur ! 40 % des toitures du laboratoire s’envolent lors de la tempête de décembre ! Il faudra toute la volonté du nouveau directeur, Patrick Duncan, et le soutien du CNRS, Bernard Pau et Bernard Delay, pour remettre en état le laboratoire et transformer ce « désastre » en opportunité pour le moderniser : nouveau laboratoire de biochimie, création de chambres d’accueil de 40 étudiants, création d’une nouvelle bibliothèque […] Les toitures changent de couleur, le gris est abandonné au profit du rouge !
Nous assistons donc, après 1999, à une nouvelle campagne d’évolution architecturale du centre, dont le changement du matériau de couverture n’est que la partie apparente. Dans le camp militaire devenu campus de recherche, les bâtiments historiques (5 500 m² au total) accueillent 26 chambres, un restaurant et surtout des laboratoires et des plateaux techniques mis à disposition pour accompagner les protocoles expérimentaux de biologging permettant d’étudier un large éventail d’espèces animales. Trois équipes de recherche sont hébergées dont les thèmes centraux sont l’étude de la dynamique de la biodiversité dans les systèmes agricoles (Agripop), l’adaptation et les réponses écophysiologiques aux stress environnementaux (Ecophy), et l’étude de l’écologie des prédateurs marins (Prédateurs marins, dans lequel Thiphaine Jeanniard du Dot travaille). La zone atelier du Val de Sèvre (de l’équipe Résilience), renoue avec l’histoire du camp initial en proposant un nouveau périmètre spatial qui mobilise une partie de la plaine agricole.
Retours d’hivernage
Plusieurs équipes de recherche du CEBC étudient les écosystèmes polaires. Ces programmes à long terme sont centrés sur les oiseaux et les mammifères marins comme indicateurs écologiques des changements globaux. Ce qui fait que, chaque année, des biologistes du centre partent hiverner en Antarctique pour y mener des expériences. Après divers rattachements géographiques, la forêt de Chizé est dorénavant jumelée avec une zone boréale. Aux aménagements scientifiques de l’ancien camp militaire s’ajoute un laboratoire mobile distant de plusieurs milliers de kilomètres.
La réserve biologique intégrale
La réserve biologique intégrale (RBI) de la Sylve d’Argenson a été créée, par l’Office national des forêts et l’État, pour mettre en œuvre les engagements de la France pris en 1993 à la Conférence sur la protection des forêts. L’ONF a créé un réseau national de réserves biologiques intégrales représentatives de la diversité des milieux forestiers : depuis les plus communs, mais caractéristiques de grandes régions naturelles (chênaies vertes méditerranéennes, hêtraies de plaine, sapinières montagnardes…) jusqu’aux plus remarquables (forêts alluviales, érablaies sur éboulis…). Ces réserves sont consacrées à la libre évolution des forêts. En 2020, une deuxième campagne de mesure des arbres de la RBI de la Sylve d’Argenson a été réalisée. Les données traitées par Réserves naturelles de France sont comparées aux inventaires de 2007. Elle a permis de constater une évolution très lente du vieillissement forestier, mais surtout un développement important l’érable de Montpellier sur la réserve.
En complément, un parc animalier de 25 ha est créé en 1972 pour présenter la faune d’Europe, suivi, en 2003, d’une structure départementale intitulée Zoodyssée et le Centre touristique et pédagogique de Chizé, visant à vulgariser, pour le grand public, les savoirs scientifiques en relation avec la RBI de Chizé.
Éléments constructifs de la base de l’OTAN
Les archives départementales des Deux-Sèvres possèdent un fonds photographique de 34 images, en noir et blanc, du chantier de la base vie, prises entre décembre 1953 et mai 1954, mais non datées précisément. Ces dernières ont l’intérêt de représenter des reconductions de vue, depuis le même point de l’espace, ou des détails constructifs qui permettent de comprendre les méthodes de chantier et techniques employées.
La recherche des plans et élévations initiaux de la base-vie a échouée, puisque les archives de l’OTAN, tout comme celles du service historique de la Défense (SHD) ont répondu négativement concernant l’existence d’un tel dossier documentaire. Ne nous reste donc que le témoignage photographique, qui semble conséquent puisque Jean-Pierre Mercier présente d’autres clichés du chantier dans son livre Camps américains (Mercier, 2011).
Qu’observons-nous de la série photographique conservée aux archives départementales des Deux-Sèvres ?
Tout d’abord, les prises de vue ont été réalisées depuis le sol ou à partir des ouvrages édifiés. Les vues en hauteur sont réalisées depuis le château d’eau en construction ou d’une des deux toitures-terrasses faisant face à la route. L’absence d’esthétique, et la volonté de former des reconductions photographiques, démontrent la visée documentaire de la part d’un ou plusieurs photographes, qui sont demeurés inconnus.
Les reconductions montrent toutes les phases du chantier hormis celle des fondations au point qu’il est possible de se demander si ces dernières ne sont pas constituées de longrines sommaires ou directement de maçonnerie de parpaing. De même, on observe peu de tranchées liées à des passages de canalisation ou de câbles, tandis que les arbres qui ne gênent pas les constructions sont maintenus en place (leur faible diamètre est symptomatique de cette forêt famélique).
Tout, dans le chantier, semble du domaine de la construction économe en temps et en moyens. Maçonneries en parpaing de ciment (non enduit et peint ensuite de couleur claire), fermettes de bois blanc pour la charpente, et tôle ondulée pour la couverture. Cette sobriété constructive ne semble pas nécessiter de moyens de levage important (à moins d’engins automoteurs absents des clichés). Ces dispositions constructives assez frustes dénotent durant cette période de la reconstruction qui a pu voir l’industrialisation du secteur du bâtiment. La même année était construite, à Niort, la Caisse régionale du Crédit Agricole mutuel (Raphaël Barbarit architecte), avec une structure en béton et une charpente métallique, qui démontre que le territoire proche possédait la technicité nécessaire pour des constructions plus complexes. C’est donc la vitesse de construction qui a été retenue par les militaires de l’OTAN. La castramétation est poussée à son expression la plus rapide, en déployant une architecture de type coloniale propre à ce type de base vie, au point que l’observateur contemporain peut être surpris de l’absence d’isolation, et de la ventilation des combles qui laissent à penser aux très faibles performances thermiques de ces bâtiments, plus propices au climat méditerranéen ou tropical qu’à celui des Deux-Sèvres.
Parallèlement, les photographies aériennes et celles du chantier montrent un chantier de voirie bien plus vaste que le chantier de bâtiments. Il a fallu ouvrir des carrières d’enrochement et de granulats pour satisfaire la réalisation de kilomètres de voie en enrobé, afin que les camions militaires puissent accéder, par tous les temps, à tous les hangars de dépôt de munition. Enfin, absente des prises de vue, la clôture aura été le fait le plus marquant de cet aménagement en provoquant la claustration d’une grande partie de la forêt dont les arbres devaient servir de camouflage et de protection lors d’un éventuel bombardement. La forêt ainsi close possède alors tous les caractères du bunker que Paul Virilio a pu développer : la dissimulation, l’impénétrabilité et un dispositif naturel de défense contre les projectiles explosifs. À ces caractères s’ajoute l’évidence de la vitesse, puisque la forêt a été transformée en une vaste plateforme logistique, sous le couvert des arbres, et les allées de la fin du 19e siècle furent recouvertes d’enrobé alors que leur vocation initiale était tout au plus cavalière, puis forestière.
Enquête de terrain
Relevé photographique
Un relevé photographique sur le périmètre de l’ancienne base militaire (camp, périmètre fermé et abords) a été effectué en trois phases :
Deux visites de reconnaissance les 18 février (abords) et 23 mai 2023 (contact avec la direction du CNRS).
Reportage dans l’ancien camp devenu centre de recherche les 25 et 26 juillet 2023.
Complément de visite de la réserve biologique intégrale avec l’Office national des forêts le 22 août 2023.
Photographies numériques effectuées avec un appareil moyen format Fujifilm GFX50, muni d’un objectif fixe de 63 mm, qui correspond à l’angle privilégié par les observatoires du paysage pour sa proximité avec le champ de vision humain.
Dans la préface du livre Observer les paysages (Fol, Quesney, 2023), relatif aux observatoires photographiques des paysages (OPP), le paysagiste français Gille Clément (1943 –) aborde le paysage comme étant ce qui se trouve sous l’étendue du regard, en donnant au « vivant » un statut de préséance, par opposition à l’inertie minérale des constructions, puis il conclut par le pouvoir des images des observatoires, de mise en visibilité d’une transformation-effacement. Il est possible d’étendre la préséance du vivant à toute situation évolutive. L’écrivain et philosophe français Jean-Christophe Baillly (1949 –) exprime, pour sa part, le pouvoir de pensivité de l’image photographique (Bailly, 2022) qu’il considère comme un ralenti parfait, or, le vivant, le vif, est ce qui est mobile, et l’image photographique est en mesure de dépasser son immobilité pour montrer en une seule prise une partie de transformation-effacement. D’ailleurs, la philosophie de la photographie fait la distinction entre réel, ce qui est, et réalité, ce qui est perçu (Fol, Quesney, 2023, p.26), ce que le philosophe tchéco-brésilien Vilém Flusser (1920-1991) précise en indiquant que ce type d’image se situe dans l’espace-temps « au dehors » (Flusser, 1996, p.9), car elle fait appel à l’imagination pour décoder les signes qu’elle renferme. L’objectivité des images techniques est donc illusoire, enfermant des complexes symboliques bien plus abstraits que les autres images (Flusser, 1996, p.19). Lorsque Paul Virilio entreprend son archéologie du mur de l’Atlantique (1957-1975), il entend dévoiler une réalité, portée par la zoomorphie de ces ouvrages, et leur esthétique de la disparition (deux des chapitres du livre Bunker archéologie, 1975), qui dépasse le réel. Dans l’examen de cette disparition – une transformation-effacement suspendue par l’image – l’auteur opère une enquête sur le visible, en constituant un inventaire qui ne doit pas uniquement être compris comme un catalogue, mais aussi comme une manière d’interroger l’objectivité photographique, dans les prémices philosophiques de la dromologie, au point de se demander si l’artefact archéologique, puisqu’il s’agit d’une archéologie, est la matérialité de l’édifice en béton armé qu’il observe ou la reproduction technique de son image par l’automatisation de la vision photographique. Flusser prévient à ce sujet que : la philosophie de la photographie doit mettre en évidence que la liberté humaine n’a aucune place dans le domaine des appareils automatiques, programmés et programmant, pour finalement montrer comment il est néanmoins possible d’y ouvrir un espace à la liberté (Flusser, 199 ; p.113). Il faut donc voir, dans les images de Bunker archéologie, l’ouverture d’une spatialité qui se dégage de la reproduction technique, pour y faire entrer une certaine valeur de temps et de vivant.
L’objectivité de l’observation photographique a été interrogée dès le début de sa courte histoire (Daston, Galison, 2012, p.149), avec son emploi précoce au 19e siècle, par la science, pour représenter une alternative au dessin, sans nécessairement revendiquer l’objectivité mécanique, puisque l’argument en faveur d’une image objective sapait les prétentions artistiques du médium naissant. Ensuite, la photographie a été employée par les sciences sociales, qui ont reconnu le complément que le médium pouvant apporter à la recherche qualitative, permettant de capturer visuellement des aspects de la vie sociale et culturelle. L’anthropologue Margaret Mead (1901-1978) a, par exemple, utilisé la photographie dans ses travaux, notamment lors de ses études en Océanie où ses photographies ont servi à compléter ses observations sur les aspects de la vie quotidienne et culturelle des populations étudiées. Durant la grande dépression qui a suivi la crise boursière de 1929, La Farm security administration (FSA) a fait documenter la ruralité américaine par des photographes de talent tels que Dorothea Lange (1895-1965). Plus récemment, le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002) a incorporé la photographie dans certaines de ses études, en particulier dans Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie (Boltanski, Bourdieu, Castel, Chamboredon, 1965). La relation entre photographie et architecture est plus complexe. La première photographie connue est Point de vue du Gras prise par l’inventeur français Nicéphore Niépce (1765-1833) en 1827, dans sa maison de Saint-Loup-de-Varennes, et elle représente un paysage urbain d’arrière-cour. Dès lors, la photographie va être employée pour restituer les édifices remarquables, avant d’être utilisée par les architectes eux-mêmes à des fins de promotion de leur production. Si le photographe français Eugène Atget (1857-1927) a documenté l’architecture parisienne au début du 20e siècle, à la manière d’un inventaire, le photographe français Lucien Hervé (1910-2007a) est surtout connu pour sa collaboration étroite avec Le Corbusier, en ayant mis en valeur les réalisations de l’architecte. La relation entre photographie et architecture reste donc ambivalente, et l’historienne de l’architecture américaine Beatriz Colomina (1952– ) a justement exploré le rôle de la photographie dans la construction de la perception architecturale, en particulier dans le livre Privacy and publicity. Modern architecture as mass media (Colomina, 1994), où elle examine comment l’architecture moderne a été façonnée par les médias, et en particulier la photographie.
Reportage