Après les manifestations à Mauzé-le-Mignon (Deux-Sèvres) en 2021, sont survenus les évènements de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) fin 2022 et au début de l’année 2023 : une « guerre de l’eau » faisait rage sous mes yeux et j’avais jusqu’alors ignoré ce qui se passait autour des réserves de substitution créées pour l’agriculture d’irrigation dans l’ouest de la France. La manifestation du 25 mars 2023 sur la commune de Sainte-Soline m’a obligé à m’intéresser à cette vibrante lutte écologique, motif d’une analyse rendue délicate du fait de son actualité et du manque de recul d’un habitant des lieux.

L’écho des luttes écologiques

L’essayiste Paul Virilio a publié Défense populaire et luttes écologiques en 1978 et l’écologie humaine dont il est question ici n’est autre que celle de la vitesse. Cet essai - contrairement à Vitesse et politique du même auteur parue deux ans auparavant - se veut resserré autour de la question militaire en deux parties, « La guerre pure », une première partie s’attachant à montrer l’évolution d’un système militaire désormais omniprésent et une seconde partie qui expose la capacité de réaction des populations à partir des évènements tirés de l’actualité de l’année 1973 (les accords de paix de Paris dans la guerre du Vietnam, le coup d’État militaire au Chili, la guerre du Kippour israélo-arabe et le premier choc pétrolier résultant de ce dernier conflit). L’essai commence par le désenchantement de la contre-révolution portugaise de 1975, deux ans après la Révolution des œillets qui mit fin à la dictature de Salazar, marquant par ce coup politico-militaire l’effondrement d’un mouvement d’émancipation populaire. Paul Virilio introduit ici l’armée en tant que classe sociale dont l’ambition serait la domination coloniale de l’espace, « l’État-citadelle n’étant rien d’autre qu’une armée qui s’arrête en territoire ennemi et se met en position défensive ». Dès 1978, Virilio alertait le lecteur sur les conséquences historiques insoupçonnées, bien que considérables, du remplacement du statu quo social entre civil et militaire, la possibilité d’une défense populaire, par une tendance à la colonisation totale du militaire. Cette alerte résonne aujourd’hui avec la résurgence des luttes écologiques. Paul Virilio décrit « une situation de guerre pure » qui n’est ni la paix ni la guerre, encore moins la guerre totale, mais la dissuasion militaire dans sa pérennité ordinaire, dont l’équilibre de la terreur nucléaire serait le fait le plus facilement observable, et qu’il qualifie de processus catastrophique de colonisation totale. L’auteur décrit avec minutie l’infiltration du militarisme dans les gestes de la vie quotidienne, l’embrigadement de la pensée dans le continuum logistique de la guerre pure facilitée par la pénétration ordinaire des nouveaux médias et la rapidité informatique : la cause militaire s’autonomise alors que dépérit l’État politique conduit à devenir un « État minimum ».
Mais alors, qu’en est-il des luttes écologiques ? Paul Virilio part du principe que les populations doivent pouvoir se défendre par elles-mêmes. Il existe dès lors une tension autour du mode d’occupation du territoire entre les populations et l’ordre militaro-étatique. Or, l’évènement capital de la dissuasion nucléaire conduit selon lui à la disjonction entre la possibilité d’une lutte et l’ancrage territorial de celle-ci : « on songe déjà à une résistance sans territoire, sur une terre rendue inhabitable par le prédateur militaire ». Il relate les  luttes écologiques — de la mobilisation sur le plateau du Larzac en France contre l’extension d’un camp militaire à celle des paysans refusant la construction du nouvel aéroport de Tokyo-Narita au Japon — où le territoire est défendu contre une déterritorialisation due à l’accélération physique du progrès. L’idéologie sécuritaire s’oppose à la défense des populations non militaires où la doctrine de l’État est pensée en 1978 comme un vaste système de prévention qui touche tous les domaines de la vie, d’une pseudosécurité nucléaire gagnée par l’équilibre de la terreur au contrôle du mouvement des populations. Ce qu’il appelle « l’État minimum », mis en situation de « guerre pure », n’a plus la nécessité de contrôler le territoire à partir du moment où il maitrise toutes les voies de communication. Virilio insiste sur la difficulté d’une défense écologique, qui reste pour lui le dernier enjeu réellement politique des citoyens. La lutte écologique dont il fait état n’est pas tant celle de la protection des écosystèmes que la préservation de l’espace de vie des populations.
La guerre de l’eau
45 ans plus tard se joue en France une lutte écologique autour de la création de réserves de substitution pour un certain modèle agricole d’irrigation des cultures. Mais avant d’entrer dans le détail, rappelons que le territoire concerné - Vendée, Charente-Maritime, Vienne, mais essentiellement les Deux-Sèvres - a déjà connu d’importantes luttes écologiques. Dans les années 1960, le développement de l’agriculture industrielle et du tourisme de masse avait entrainé une dégradation du marais poitevin. Des associations environnementales s’étaient alors mobilisées pour protéger cette zone humide et promouvoir une agriculture plus respectueuse de l’environnement. De même, dans les années 1970, le projet de barrage de la Touche Poupard, destiné à produire de l’énergie hydroélectrique, a rencontré une forte opposition de la part d’associations environnementales craignant la destruction des habitats naturels et la perte de terres agricoles. Le projet hydroélectrique fut abandonné pour un simple barrage  répondant aux besoins croissants d’eau potable et la régulation des crues. L’histoire des luttes continue en 1990 lorsque le gouvernement français a choisi la commune de Neuvy-Bouin (Deux-Sèvres) comme site potentiel pour l’enfouissement des déchets radioactifs de haute activité et de longue durée de vie. Pendant plusieurs années, des manifestations et des actions de désobéissance civile ont été organisées pour empêcher la création de cet enfouissement et l’État a finalement abandonné ce projet en 1998, lui préférant Bures dans la Meuse.
Venons-en aux réserves de subtitution. À la suite de la directive-cadre européenne sur l’eau (2000) et la Loi nationale sur l’eau et les milieux aquatiques (2006), des projets de réserves de substitution ont été conçus dans l’ouest de la France métropolitaine par des acteurs publics ou privés pour répondre à l’obligation réglementaire de réduire les prélèvements d’eau en période estivale. L’objectif assigné aux agriculteurs du bassin hydrographique de la Sèvre niortaise et du marais poitevin était de réduire de plus de 70 % les prélèvements d’irrigation estivaux par rapport à l’année de référence 2005. Contrairement à ce qui s’est passé en Vendée où les projets étaient portés par des acteurs publics, une société coopérative anonyme de l’eau, intitulée la « Coop de l’eau », a vu le jour à l’initiative de la chambre d’Agriculture en 2011 pour couvrir le bassin versant de la Sèvre s’étendant sur les départements des Deux-Sèvres, la Charente-Maritime, et la Vienne. Le projet de construction de 16 ouvrages hydrauliques devait répondre aux besoins immédiats d’un territoire dédié pour  environ 70 % à la culture de fourrage et de maïs (principalement destiné à l’exportation) en ramenant le nombre de points de prélèvement, en été de 600 à 300 : pour les promoteurs du projet, il s’agit de prélever l’eau dans le milieu en hiver, de la stocker puis de l’utiliser en été quand les conditions climatiques le requièrent afin de préserver le fonctionnement des nappes et des milieux aquatiques sur des cycles annuels et interannuels tous en faisant des économies d’eau par le développement de bonnes pratiques agricoles.
Initié en 2011, ce projet a nécessité 5 années d’études et de concertation pour être autorisée par arrêté préfectoral le 23 octobre 2017, accompagné par un comité de pilotage regroupant une quarantaine de structures agissant dans le domaine de l’eau. Un premier recours déposé au tribunal administratif a obligé une nouvelle médiation qui a abouti à un “protocole d’accord pour une agriculture durable sur le territoire de la Sèvre niortaise Marais poitevin » le 18 décembre 2018 statuant sur une diminution du volume du projet, donc l’abandon de certaines réserves de substitution et la diminution du volume des autres. Nouvel arrêté préfectoral portant prescriptions complémentaires signé le 20 juillet 2020 suite à de nouvelles modélisations, puis le tribunal administratif de Poitiers qui a demandé la révision de la volumétrie de 9 des réserves restantes avec un nouvel arrêté préfectoral daté du 22 mars 2022. Les travaux de la réserve SEV 17 de Mauzé-sur-le-Mignon ont débuté à l’automne 2021 et son remplissage a eu lieu à partir de décembre 2021 tandis que ceux de la réserve SEV 15 située à Sainte-Soline ont débuté au l’automne 2022. La succession de ces dates est importante puisqu’elles ont provoqué les mobilisations populaires successives.
L'abstraction géométrique des réserves de substitution.
Images issues indistinctement des publications des quotidiens Le Monde et La Nouvelle république.
Analyse par l’écologie grise
Il est maintenant proposé de lire ces évènements récents, par le prisme de l’écologie grise telle qu’elle a été définie par Paul Virilio. Afin d’objectiver les faits dans un climat passionnel, l’analyse se fonde sur les articles publiés quotidiennement par de deux titres de presse bien différents : le quotidien le Monde à diffusion nationale et le quotidien La Nouvelle république à diffusion locale (Charente Deux-Sèvres et Vienne) qui permettent de consulter une chronique des faits au jour près. 
1. Une pollution artificielle par la vitesse
La modification du fonctionnement hydraulique naturel et celle du rythme de l’agriculture est l’élément de départ de la contestation. Le collectif Bassines non merci a expliqué conférence de presse après conférence de presse que, face aux pénuries d’eau en été, la solution de stockage trouvée ne sert qu’une minorité d’exploitations alors que le reste du territoire subit le manque d’eau et doit s’adapter aux restrictions préfectorales. Pour les opposants, les « bassines» servent essentiellement à irriguer du maïs pour l’exportation ou encore des cultures qui finiront en méthanisation sans pour autant préserver les milieux naturels aquatiques.
Constatons tout d’abord que les premiers articles de La Nouvelle république étaient interrogatifs en 2011 : « Les réserves d’eau ? Une fausse bonne solution » (LNR du 21/06/2011), « Bassines : la solution qui prend l’eau ? » (LNR du 23/06/2021) ou encore « Continuer à faire des bassines serait un non-sens » (LNR du 01/12/2011). La tension monte d’ailleurs du côté des agriculteurs comme l’indique l’unique article du Monde relatif à cette question durant cette décennie : « Dans le Poitou, les maïsiculteurs attisent une guerre de l’eau » (LM du 03/05/2012). Face aux difficultés, ces mêmes agriculteurs réagissent : « Réserves gelées : les irrigants grondent » (LNR du 08/01/2013), « La grogne monte chez les agriculteurs irrigants de la Vienne » (LNR du 31/01/2013). Le ton monte au fur et à mesure des moratoires et contestations, « La coupe est pleine. Les irrigants de la région sont au bord de l’explosion ! » (LNR du 26/06/2014), « La démonstration de force des irrigants » (LNR du 24/09/2014). Jusqu’en 2018, les articles vont se succéder dans les pages de La Nouvelle république sous les rubriques Environnement et Agriculture, preuve que les éléments du débat sont posés sur une argumentation environnementale et économique contradictoire, les uns mettant en avant les preuves d’une pollution artificielle et les autres un progrès agricole.
2. Un phénomène accompagné d’un effet de « transapparence »
La manière dont les médias transforment la question de la gestion de l’eau en une lutte guerrière est particulièrement visible dans la comparaison du traitement des évènements par les deux titres de presse. Paul Virilio a créé le néologisme transapparent pour imager le dévoiement de l’apparence dans la  transparence factice des médias. Localement, le traitement du sujet des réserves de substitutions est suivi annuellement par La Nouvelle république sous l’angle de l’agriculture et de la contestation environnementale, mais cette lutte écologique va prendre une dimension politique dans les articles du Monde, comme si la distance opérait une transposition.
Il faudra attendre les manifestations sur la réserve de Mauzé-sur-le-Mignon en 2018 pour que le Monde s’intéresse à la question et titre « La bataille de l’eau se durcit dans les Deux-Sèvres » (LM du 05/03/2018), puis revienne sur le même sujet en 2021, « ‘Ce combat, c’est la lutte de la région’ : l’eau, source de conflits dans le Marais poitevin » (LM du 06/11/2021). De là, les articles vont s’enchainer dans ce même quotidien en passant alternativement de la rubrique Planète à la rubrique Société, avec une analyse des causes de la lutte, telle que « Les mégabassines, symbole d’un agrobusiness intenable ou réponse adaptée aux sécheresses ? » (LM du 03/11/2022), « Partage de l’eau : mégabassines, maxiconflits » (LM du 24/11/2022) ou « Pour faire face aux sécheresses, il faut avant tout revoir les usages de l’eau et repenser les systèmes agricoles » (LM du 19/01/2023). Mais ce sont surtout la confrontation et les heurts entre manifestants et forces de l’ordre qui retiennent toute l’attention du journal dès 2022 avec « Dans les Deux-Sèvres, des heurts avec la gendarmerie lors d’une manifestation contre les ‘mégabassines’ » (LM du 26/03/2022). La manifestation du 25 mars — « Mégabassines : à Sainte-Soline, une mobilisation massive et marquée par de violents affrontements » (26/03/2023) — l’opération du maintien de l’ordre, les blessés (de part et d’autre) ou encore le rôle de la Ligue des droits de l’homme vont faire basculer le débat dans le domaine politique avec une forme d’amnésie sur la gestion de l’eau pourtant à l’origine de la contestation.
La Nouvelle république s’intéresse à la préparation et aux manifestations des 26 mars 2022 à Mauzé-sur-le-Mignon, d’octobre et novembre 2022 puis du 25 mars 2023 à Sainte-Soline en traitant le sujet essentiellement dans sa rubrique Faits divers — justice ou en employant une rubrique intitulée laconiquement « Bassines ». Il faut dire que la radicalisation de la contestation a entrainé le procès de plusieurs militants écologistes relayés par le journal pour les prise de position qu’ils produisent : « Deux-Sèvres : le procès de cinq anti-bassines vire au débat politique » (LNR du 07/01/2023).
Pour les deux titres de presse, les heurts entre manifestants radicalisés et forces de l’ordre l’emportent depuis 2022 sur la question de fond au point qu’il est difficile aujourd’hui de considérer les arguments de chaque camp tant ils sont perdus dans le théâtre médiatique orchestré pour toutes les parties en présence.
3. Un phénomène artificiel qui se révèle au travers de l’architecture et de l’urbain
L’ingénierie hydraulique retenue pour le fonctionnement des réserves mériterait d’être analysé au-delà de la réponse mécanique aux injonctions réglementaires. Toute l’attention se focalise sur l’ouvrage superficiel de génie rural qui consiste à créer des levées de terre (selon une technique comparable à l’endiguement des cours d’eau ou du rivage maritime) refermées sur elle-même et bâchées de manière à retenir l’eau. Il n’est que rarement fait état des systèmes de pompages dans la nappe phréatique ni du système d’adduction d’eau qui relie la réserve de substitution aux exploitations agricoles abonnées et encore moins aux techniques d’irrigation employées dans les champs. Finalement, le sujet était abordé localement dans les premières années, mais il aura fallu attendre que les manifestants déterrent certaines de ces canalisations pour se rappeler qu’il s’agit avant tout d’un réseau d’irrigation.
Le terme de bassine semble s’imposer de longue date et il est abondamment employé dès les premiers articles de 2011. Le terme officiel de réserves de substitution n’est employé que dans de rares articles comme ici « Bassines : une réserve d’eau de Charente dégradée avant la grande mobilisation du week-end » (LNR du 23/03/2023) où il est accompagné de son sobriquet qui agit comme une balise à l’attention des lecteurs. Il est plus souvent placé dans la bouche des autorités comme ici « Réserves de substitution : le préfet des Deux-Sèvres réaffirme sa confiance dans le projet » (LNR du 01/09/2021). les autres termes employés sont ceux de « réserve agricole » ou « réserve d’eau agricole » comme lorsque « Réserves d’eau agricole : la préfète des Deux-Sèvres met les points sur les ‘i’ » (LNR du 11/10/2022), bien qu’ils soient très minoritaires sur la somme des articles (5 % dans les deux titres de presse confondus).
Étymologiquement, bassine vient du latin populaire baccinus, qui veut dire « bassin », ce qui est très proche de l’objet géographique signifié. Mais le CNRTL en donne la définition : « ustensile de cuisine circulaire, sans manche, de dimensions variables, souvent en métal brut ou émaillé, destiné à contenir un liquide ». Il ne faudrait pas mésestimer le sens de ce mot qui résonne ici comme d’un emploi domestique alors qu’il désigne en fait une activité agro-industrielle, comme si les champs étaient devenus une arrière-cuisine, comme si la vaste surface terrestre dévolue à l’agriculture était désormais façonnée à la manière d’un espace architectural. Le terme polysémique sert les deux positions : il peut attirer la sympathie du public pour le projet agro-industriel, quoi de plus inoffensif qu’une bassine, et le dénigrement des opposants dans ce qu’il est coutume d’appeler « les grands projets inutiles ».
4. Crise des dimensions
Nous avons tous une bassine chez nous puisqu’il s’agit d’un objet du quotidien dont nous connaissons les dimensions usuelles. Ici les bassines dont on parle sont de très grandes retenues d’eau comme le titre La Nouvelle république : « Bassines des Deux-Sèvres : 6 729 443 m3 d’eau dans les 16 réserves » (LNR du 28/04/2022). Ces ouvrages sont accompagnés du préfixe méga pour former le néologisme de mégabassines employé pas moins de 34 fois par Le Monde. Ce néologisme représente à lui seul une crise des proportions entre l’objet domestique et la réserve de substitution d’autant que la géométrie de ces ouvrages reste abstraite, sorte de quadrilatère désarticulé bâché de noir. De fait, rien ne ressemble plus à une réserve qu’une autre réserve au point que les photographies qui accompagnent les articles de La Nouvelle république ne sont parfois pas légendées. D’ailleurs, s’il l’était, il serait bien difficile de reconnaître une localisation spécifique. La prise photographique est aussi rendue difficile par l’abstraction constructive : une levée de terre fermée sur elle-même, ourlée d’une couverture végétale adventive, et les fameuses bâches. Le seul détail changeant est le niveau de remplissage : vide à l’achèvement des travaux, la bassine est le plus souvent présentée en eau et ressemble alors à un grand bassin d’eau stagnante sans profondeur puisque le revêtement noir du sol annule toute perception de la hauteur d’eau et l’œil ne peut se fier qu’à ce qui reste visible de la levée.
À l’observation des articles, il ne semble y avoir qu’une unique bassine sur les nombreuses images, hormis les photographies aériennes qui montrent un peu de contexte : un parcellaire agricole et des cultures, rien de signifiant pour un œil non professionnel. Les réserves sont atterritoriales dans la mesure où elles sont présentées hors de tout contexte, à moins que ce ne soit qu’une seule et même bassine qui ne cesse de varier dans ses dimensions.
La lecture de ce titre retient particulièrement l’attention : « Les anti-bassines sont entrés sur le site de construction de la première réserve à Mauzé » (LNR du 22/09/2021). Il s’agit d’une intrusion dans une réserve interdite, la violation d’une clôture qui revêt manifestement un caractère symbolique si on en juge par l’acharnement des forces de l’ordre à empêcher toute pénétration. Durant la construction de ces ouvrages de génie rural, les réserves sont vides, du même vide que l’étendue des champs alentour et la situation est tout de même cocasse de voir des manifestants tentant de pénétrer dans un vide protégé par des gendarmes au milieu du grand vide de la plaine.
5. Les atteintes mentales du temps réel sur le présent vivant
Les atteintes physiques sont évidentes, depuis la blessure de nombreux manifestants à Sainte-Soline : « Manifestation anti-bassines de Sainte-Soline : 37 blessés, des enquêtes en cours » (LNR du 25/03/2023), dont deux blessés graves, mais aussi des blessés du côté des forces de l’ordre comme le rapporte Le Monde : « Maintien de l’ordre : ‘Il y a trop de blessés parmi les manifestants et les forces de sécurité’ » (LM du 14/04/2023). Les atteintes mentales sont bien plus difficiles à déceler. On sent la colère qui monte de parte et d’autre : « Irrigation : les opposants font monter la pression » (LNR du 11/07/2011), « La grogne monte chez les agriculteurs irrigants de la Vienne » (LNR du 30/01/2013), ou encore « La coupe est pleine. Les irrigants de la région sont au bord de l’explosion ! » (LNR du 26/06/2014). Les politiques s’en mêlent durant la campagne des présidentielles : « Yannick Jadot (EE-LV) : ‘C’est une aberration’ » (LNR du 10/10/2020), « Jean-Luc Mélenchon : ‘On fait fausse route !’ » (LNR du 10/10/2020) dans un positionnement de principe qui n’apaise en rien le conflit.
L’atteinte mentale se reconnaît mieux dans l’accélération des actions revendicatives des opposants au projet et des actions de plus en plus violentes qui vont transformer des manifestations pacifistes en des scènes de guerre civile. Le climat se tend à partir de septembre 2021 à Mauzé-sur-le-Mignon. La période de crise sanitaire et ses confinements successifs ont empêché les rassemblements importants et les frictions apparaissent après le déconfinement : « Manif anti-bassines : premières escarmouches à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres) » (LNR du 23/09/2021), pour s’accélérer en novembre 2021 au même endroit, « Mauzé-sur-le-Mignon : trois gendarmes blessés, un réservoir endommagé » (LNR du 06/11/2011).  Cette accélération de l’émotion trouve un écho dans la presse avec la succession des articles puisque 123 articles ont été publiés par La Nouvelle république et 59 pour Le Monde sur les quatre premiers mois de l’année 2023, soit 38 % des articles publiés sur la période des 12 années étudiées.
Les atteintes mentales sont néanmoins difficiles à déterminer, mais feront l’objet de la troisième partie de cette analyse, entre guerre pure, lutte aterritoriale et dissuasion sécuritaire.
6. Un sentiment de fiitude, jusqu’à l’apocalypse
La peur de la fin de la ressource en eau mobilise les manifestants depuis les premières luttes. De la même manière, les associations environnementales entrées dans la concertation de la Coop de l’eau ont été traversées par des débats importants. Le cas de l’association Deux-Sèvres Nature Environnement (DSNE) est intéressant. Sur fond de crainte de l’érosion de la biodiversité, l’association s’interroge : « Bassines : 62,2 % des adhérents de DSNE votent pour la sortie du protocole » (LNR du 27/09/2021), entrainant d’autres acteurs : ‘Bassines en Deux-Sèvres : après DSNE, le Ccret [Collectif de citoyens pour le respect de l’environnement de leur territoire] claque à son tour la porte du protocole’ (LNR du 04/01/2022).
Le débat national va vite s’intéresser à la question centrale de la finitude : « Pour faire face aux sécheresses, il faut avant tout revoir les usages de l’eau et repenser les systèmes agricoles » (LM du 19/03/2023) ou encore « Mégabassines : Le fantasme d’une ressource en eau éternellement disponible » (LM du 15/01/2023). La question qui se pose est bien celle de la gestion de ressources limitées, mais dont le débat est empêché : « Crise climatique : la démocratie environnementale entravée » (LM du 10/02/2023). Dans une étonnante contraction de l’actualité, cette question de la finitude se déporte sur celle de l’être humain puisque la manifestation de Sainte-Soline du 25 mars 2023 a provoqué des blessures engageant le pronostic vital de deux manifestants : « Sainte-Soline : deux blessés graves et des questions sur la lenteur de l’intervention des secours » (LM du 01/04/2023) et provoquant la mise en cause de la Ligue des droits de l’homme (LDH) : « Elisabeth Borne s’en prend à son tour à la Ligue des droits de l’homme » (LM du 13/04/2023) et sa défense « La LDH fait face à une ‘stigmatisation inquiétante’, estime le Défenseur des droits » (LM du 14/04/2023). La finitude ne s’arrête pas là, puisque le ministre de l’Intérieur a demandé la dissolution des soulèvements de la terre — un des collectifs impliqués dans l’organisation des manifestations — « Le collectif Les Soulèvements de la Terre menacé de dissolution : la bataille des arguments est engagée » (LM du 07/04/2023). On voit donc par là le développement d’une politique de l’oxymore : mettre fin à la finitude par la dissolution ou le musellement des acteurs de la lutte écologique, sentiment qui prévalait déjà en 2011 : « Irrigation et bassines : les opposants muselés ? » (LNR du 19/11/2011).
Les interventions de Delphine Batho,relayées uniquement par la presse locale, sont significatives : « Delphine Batho met les pieds dans les bassines » (LNR du 07/08/2012) alors qu’elle est ministre, puis plus récemment « Deux-Sèvres : Delphine Batho claque la porte des réunions de suivi des bassines » (LNR du 03/11/2020), ce qui peut être considéré comme une orientation politique, puis un changement de ton avec « Deux-Sèvres : pour Delphine Batho, l’État veut ‘un laboratoire de la guerre de l’eau’ » (LNR du 21/10/2022) et enfin « Bassines : Delphine Batho appelle le gouvernement à ‘mettre fin à la guerre de l’eau’ » (LNR du 27/03/2023). La perspective devient eschatologique dans la mesure où il n’est plus question de gestion de l’eau, mais de l’arrêt d’une guerre prenant un caractère mortifère.
7. Déterminer l’implication des différents régimes de vitesse dans la dromosphère
Paul Virilio avait envisagé l’existence d’une dromosphère — la perception du monde pris dans l’accélération des différents phénomènes de vitesse qui l’habitent — pouvant donner lieu à une forme de rythmanalyse dont ce qui suit n’est que l’esquisse. L’accélération observée ici est d’ordre médiatique, instrumentalisée par les différents protagonistes. Plus le conflit s’intensifie, plus le nombre d’acteurs augmente et plus la communication varie dans son propos jusqu’à déserter le cycle de l’eau pour celui de la vie politique avec les passes d’armes concernant l’arrêt de la subvention à la Ligue des droits de l’homme ou la dissolution des Soulèvements de la terre, emballement médiatique bien éloigné du temps du projet ou de la temporalité agricole.
À ce jeu, les collectifs militants inventifs avec l’organisation d’évènements initialement festifs (« Bassines des Deux-Sèvres : échauffements à la grillade party de BNM à Sainte-Soline », LNR du 02/10/2022), des actions militantes (« Une action militante pour prélever l’eau d’une bassine à Lusseray », LNR du 06/10/2019), de grandes manifestations et d’autres collectifs se livrent à des actions coup de poing (« Deux réserves d’eau pour l’irrigation dégradées dans le sud Vendée, l’action revendiquée », LNR du 10/08/2022). Les manifestations sont annoncées comme « BNM annonce ‘un évènement historique’ à Melle le week-end du 25 mars [2023] » (LNR du 13/03/2023). Non seulement elles sont préparées à proximité des lieux du conflit (« Deux-Sèvres : les anti-bassines érigent un ‘point accueil-camping’ à Sainte-Soline », LNR du 25/10/2022), mais provoquent de lents convois, y compris de tracteurs de la Confédération paysanne — « Vienne : le convoi des tracteurs anti-bassines se rassemblera à Lusignan » (LNR du 14/03/2023), puis « Vienne : les tracteurs anti-bassines sont arrivés dans les Deux-Sèvres » (le 24/03/2023). Vient ensuite la longue procession des manifestants dans les champs qui est théâtralisée dans la photographie journalistique.
À ce temps militant répond celui de la gendarmerie et de justice qui juge les contrevenants : cela va des gardes à vue régulières — « Gardes à vue de militants anti-bassines en Deux-Sèvres : ‘de l’intimidation’ » (LNR du 28/10/2021), « Poitiers : manifestation de soutien à un militant anti-bassine de Sainte-Soline placé en garde à vue » (LNR du 04/11/2022) — des interpellations et des peines de prison — « Procès de cinq anti-bassines à Niort : deux et trois mois de prison avec sursis » (LNR du 28/11/2022) — dont les procès génèrent eux-mêmes des manifestations — « Bassines des Deux-Sèvres : les prévenus quittent leur procès, manifestation en ville » (LNR du 28/11/2022). Les comparutions immédiates donnèrent finalement à la justice un rythme très proche de celui de la lutte populaire.
Seul le journal Le Monde replace le débat dans le temps bien plus long de l’évolution du climat « Les mégabassines de stockage déjà condamnées par le dérèglement climatique ? » (LM du 25/01/2023). L’accélération de l’actualité efface littéralement le temps long. Le rythme le plus lent perçu dans ces titres reste le remplissage des réservoirs : « Mauzé-sur-le-Mignon : la nouvelle ‘bassine’ prête pour son pré-remplissage » (LNR du 27/12/2021), « Deux-Sèvres : la première ‘bassine’ contestée commence à se remplir à Mauzé-sur-le-Mignon » (LNR du 29/12/2021), d’autant que le remplissage peut être contrarié — « Faibles pluies : le remplissage des bassines interdit en Deux-Sèvres sauf exception » (LNR du 29/12/2021), « Mauzé-sur-le-Mignon : le remplissage de la réserve de substitution stoppé provisoirement » (LNR du 18/03/2022), « La réserve de Mauzé-sur-le-Mignon remplie de moitié grâce aux pluies récentes » (LNR du 18/01/2023), mais enfin « Deux-Sèvres : la ‘bassine’ de Mauzé-sur-le-Mignon remplie à 100 % en deux mois » (LNR du 17/02/2023).
Une arythmie s’observe entre ce que devrait être ce débat sur l’agriculture, le cycle de l’eau, mais aussi le temps des études et rares sont les explications hormis peut-être « Projet de bassines en Deux-Sèvres : les dates clés pour comprendre » (LNR du 14/12/2018).
8. Démontrer le rôle joué par la colonisation militaro-scientifique
Paul Virilio a postulé que les modes d’organisation sociale et politique étaient en grande partie façonnés par une origine commune d’obédience militaire. Ces trois premiers livres, dont Défense populaire et luttes écologiques (1978) éprouvent ce constat par une description précise de la structuration du territoire par l’ordre militaire. Dans le cas de la lutte écologique contre les réserves de substitution, les titres de presse employant une terminologie guerrière - guerre, bataille, conflit, arme, etc.- sont nombreux dans les deux quotidiens.
Le Monde avait ouvert le bal dès 2012 avec « Dans le Poitou, les maïsiculteurs attisent une guerre de l’eau » (LM du 03/05/2012). C’est tout d’abord les agriculteurs qui font preuve de force : « Les irrigants s’arment d’un cabinet d’avocats » (LNR du 19/11/2013), « La démonstration de force des irrigants » (LNR du 24/09/2014 qui concerne 14), jusqu’à affirmer un conflit ouvert — « La bataille de l’eau se durcit dans les Deux-Sèvres » (LM du 05/03/2018) ou encore « Deux-Sèvres : 10 minutes pour comprendre la ‘guerre des bassines’ » (LNR du 27/02/2021). Le conflit s’accélère en 2022 et il engage une forme de mobilisation citoyenne « Nouvelle mobilisation des anti-bassines à Mauzé-sur-le-Mignon samedi 15 janvier  » (LNR du 10/01/2022) puisque c’est désormais les opposants qui attisent le conflit — « Bassines dans la Vienne : une démonstration de force des opposants à Poitiers » (LNR du 20/02/2022) ou défendre la terre — « La Coordination rurale se mobilise pour “défendre” la bassine de Cramchaban ce week-end » (LNR du 23/03/2022). Cette guerre alors dépasse le territoire pour entrer dans le débat national — « Bassines des Deux-Sèvres : passe d’armes à l’Assemblée nationale » (LNR du 27/10/2022) tandis que des batailles symboliques animent le terrain — « Entre 4 000 et 7 000 manifestants à l’assaut de la bassine de Sainte-Soline » (LNR du 29/10/2022) ou encore « Sainte-Soline : après les heurts, les anti-bassines s’attaquent à “la pieuvre” » (LNR du 31/10/2022). Plus la mobilisation s’amplifie, plus la guerre pure apparaît au grand jour — « Dans les Deux-Sèvres, une mobilisation anti-mégabassines sous haute tension » (LM du 24/03/2023), « Deux-Sèvres : les gros moyens pour défendre les bassines de Sainte-Soline et Mauzé » (LNR du 24/03/2023), avec les heurts inévitables — « Sainte-Soline : au cœur des affrontements pour investir la bassine » (LNR du 25/03/2023), « Mégabassines : à Sainte-Soline, une mobilisation massive et marquée par de violents affrontements » (LM du 26/03/2023). La présidence de la République appuie même ce propos : « Sainte-Soline : des ‘milliers de gens’ étaient ‘venus pour faire la guerre’, affirme Macron » (LNR du 30/03/2023), tandis que d’autres luttes écologiques se présentent déjà — « Après Sainte-Soline, nouvelle lutte environnementale autour de l’autoroute A69 » (LNR du 21/04/2023).
La question n’est pas ici de définir si la réponse policière fut proportionnée, mais de poser « l’ordre gendarmique » dans la gestion de crise de « Chantier de bassine : important déploiement des forces de l’ordre à Mauzé-sur-le-Mignon » (LNR du 06/11/2021), jusqu’aux évènements récents où les heurts furent brutaux — « A Sainte-Soline, 22 gendarmes blessés sérieusement ainsi que plusieurs manifestants » (LNR du 29/10/2022), « Sainte-Soline : le commandant des gendarmes n’a “jamais vu un tel niveau de violence” » (LNR du 27/03/2023), bien que l’usage des lanceurs de balles de défense interroge — « Sainte-Soline : Gérald Darmanin reconnaît un ‘usage proscrit’ du LBD par les gendarmes » (LNR du 28/03/2023), mais bien vite légitimé « Sainte-Soline : les tirs de LBD en quad conformes à la ‘légitime défense’, selon l’IGGN » (LM du 12/04/2023).
Les personnalités politiques locales se sont engagées dans le débat, la présidente du département, «
« Coralie Dénoues dénonce “une guérilla rurale” » (LNR du 26/03/2023), tandis que « Delphine Batho appelle le gouvernement à “mettre fin à la guerre de l’eau” » (LNR du 27/03/2023) et que Sylvain Griffault, maire de la commune de Melle appelais à la retenue : « Anti-bassines : dans la base arrière, à Melle, “la guerre, elle n’est pas ici” » (LNR du 25/03/2023).
9. Comprendre la participation à l’accident intégral
Dans l’esprit de Paul Virilio, l’accident intégral est cumulatif de tous les accidents et l’accumulation est bien présente dans l’enchainement des évènements qui entourent la lutte écologique contre les réserves de substitution dans les Deux-Sèvres. Il est intéressant ici de ne se référer qu’aux articles du journal Le Monde, car ce quotidien national adopte une position plus globale. Après deux premiers articles dans la décennie 2010, le journal revient sur « “Ce combat, c’est ‘la’ lutte de la région” : l’eau, source de conflits dans le Marais poitevin » (LM du 06/11/2021). Puis ce sont les heurts entre certains manifestants et la gendarmerie qui sont relatés en 2021 puis 2022. La présence policière est déjà forte à  Sainte-Soline — « Deux-Sèvres : nouvelle action contre la mégabassine de Sainte-Soline, Darmanin annonce le maintien de plus de 1 000 gendarmes sur place » (LM du 30/10/2022) — tandis que les opposants montrent toujours plus de détermination — « De la ZAD de Notre-Dame-des-Landes à la lutte contre les mégabassines à Sainte-Soline, une même détermination des militants » (LM du 22/11/2022). Le motif du conflit est approfondi sur son aspect environnemental — « Le conflit sur les mégabassines pose la question de la gouvernance de l’eau » (LM du 16/12/2022) — comme juridique — « Bataille d’arguments au procès de deux militants antibassines » (LM du 06/01/2023).
Après la manifestation à Sainte-Soline du 25 mars 2023, les choses vont commencer à basculer sur un réflexion plus systémique — « Mégabassines : le mouvement de contestation veut irriguer les luttes locales et s’organiser internationalement » (LM du 27/03/2023) — avec le rôle joué par le collectif des Soulèvements de la terre — « Les Soulèvements de la Terre, un mouvement composite et une capacité de mobilisation nationale » (LM du 09/04/2023). À la crise écologique, qui est à l’origine de la contestation, se superpose une crise sécuritaire par l’action policière volontariste ainsi qu’une crise politique puisque le ministre de l’Intérieur entre dans le débat public à propos de  l’emploi des lanceurs de balle de défense à partir de quad et sur l’arrêt de subvention à la ligue des droits de l’homme. La réponse policière se fonde sur l’appréciation d’action illégale puisque les manifestations n’ont pas été autorisées par la préfecture de département. Elle n’est en rien une réponse à la crise environnementale dont les réserves de substitution sont une solution contestée. La situation se tend à chaque manifestation, comme pour mieux associer crise environnementale et crise sécuritaire dans une contribution à l’accident intégral.
Foules dromologiques.
Images issues indistinctement des publications des quotidiens Le Monde et La Nouvelle république.
Enseignements photographiques
La photographie de presse fait partie intégrante de l’article auquel elle est associée depuis l’intégration de la photogravure dans le journal à la fin du XIXe siècle. L’image participe autant à l’accroche de l’article qu’à son explicitation. Outre le titrage des articles, c’est donc vers les photographies qui les accompagnent qui doivent être observée.
Documenter la guerre pure
La première image de heurts est publiée par Le Monde le 26 mars 2022 lors d’une manifestation à La Rochénard, à proximité de Sainte-Soline (SEBASTIEN SALOM-GOMIS / AFP). On y voit de dos un groupe de 5 à 6 hommes, cagoulés et munis de masques — l’un s’apprête à jeter un projectile — et en face un groupe de gendarmes caparaçonnés. Un rideau de fumée blanche (certainement du gaz lacrymogène) sépare les deux groupes et on distingue en fond de scène le merlon de la réserve. Le photographe est donc du côté des manifestants. Auparavant, les images montraient la foule des manifestants à l’assaut des réserves, traversant les barrières et sur le bord des bassins. D’autres images montraient les forces de l’ordre aux aguets. La Nouvelle République publie ensuite une photographie similaire (Photo NR Mathieu Herduin) le 02 novembre 2022 où un manifestant isolé lance un projectile vers une cible hors champ et l’image est nimbée de fumée blanche qui lui donne un caractère honirique. La manifestation du 25 mars 2023, toujours sur la commune de Sainte-Soline, va offrir les cadrages photographiques les plus intenses pour relater le conflit et l’épaisse fumée noire qui s’échappe des véhicules de gendarmerie brûlés par les manifestants en renforce la dramaturgie. Les photographies de manifestants se font nombreuses avec presque toujours des silhouettes sombres, toujours cagoulées et masquées, habillées en noir ou en combinaison agricole qui « montent à l’assaut » en se protégeant avec des boucliers improvisés et des parapluies tandis que tombent à leur pied des grenades lacrymogènes. Ces corps ployés ou en pleine course, ainsi que les tenues bricolées donnent une atmosphère médiévale ou de cinéma post-apocalyptique. La présence constante de fumée blanche renforce les compositions pour offrir de véritables scènes de guerre alors qu’il n’en est rien. Non pas que les heurts ne soient pas violents, mais par absence de belligérants nécessaire à un conflit puisqu’il s’agit d’une opération de maintien de l’ordre.
Les participants au rassemblement de Sainte-Soline – 20 000 à 30 000 selon les organisateurs, mais 6 000 selon la police — sont, d’après les journalistes du Monde (LM du 01/04/2023) de profils très divers : « des habitués des manifestations, parfois sexagénaires, des syndicalistes de la Confédération paysanne, des militants politiques du nouveau Parti anticapitaliste ou des associatifs de Greenpeace. Les jeunes, âgés de 20 à 30 ans, étaient très nombreux. Plusieurs personnalités politiques de gauche ont également fait le déplacement. Ils côtoient des éléments plus radicaux, que le ministère de l’intérieur évalue dans une note de 800 à 1 000 personnes ». Pourtant les images montrent en grande majorité des silhouettes sombres non identifiables. Dans le même article, une photographie par drone de Joanie Lemercier montre une situation plus vraisemblable avec une folle éparse dans les champs sans culture, statiques, sans les équipement de combat que montrent les autres images, mais avec en arrière-plan la bassine ourlée de cars de gendarmerie, avec au moins deux d’entre eux en feu.
Les gendarmes, lorsqu’ils ne montent pas la garde devant une réserve, sont montrés en action. Casqués, larges visières rabattues, harnachées de protections corporelles, ils sont protégés de larges boucliers translucides. Leur aspect stéréotypé et l’absence de signe distinctif ne sont pas sans rappeler la soldatesque dans les films de science-fiction. Le dispositif le plus photogénique du côté des forces de l’ordre concerne la présence de gendarmes montés sur des quads vert kaki, celui assis à l’arrière brandissant un lanceur de balles de défense. 
Ce que ces images de presse montrent surtout, c’est un glacis militaire bordant le rempart de la réserve sur lequel se situent les affrontements, au point de rejouer une scène quasi médiévale avec des assaillants pouilleux et des défenseurs à l’allure de chevaliers contemporains. Les éléments de contexte sont rares, parfois un rideau d’arbres au loin, plus rarement un silo agricole. Pourtant, à Sainte-Soline, charmant village de pierre calcaire, le hameau de Verrines est à 700 m au nord de la réserve et il existe un chapelet de ferme au sud-est. Or, le décor de ces images est surtout constitué de fumées - blanche pour le gaz des grenades de désencerclement, noir pour l’incendie des véhicules de gendarmerie - particulièrement photogéniques qui masquent d’une part le contexte et situent l’instant dans l’éphémère du heurt sporadique entre quelques manifestants et les forces de l’ordre. Les photographies de presse semblent jouer une pantomime d’assaut, l’expression visible de la guerre pure précisée par Paul Virilio, guerre atemporelle que signifie l’évanescence de ces fumées. Il faut insister sur l’expression visible, car habituellement la guerre pure se dissimule dans les actes les plus quotidiens, mais là, elle trouve un mode de visibilité où chaque acteur la met en scène, depuis les manifestants radicaux et leurs tenues mystérieuses, jusqu’aux forces de sécurité caparaçonnées.
Une lutte aterritoriale
La majore partie des images de presse n’est pas celle des heurts, mais celle de foules de manifestants qui grossissent à fil des années. Les premières manifestations se déroulent assez classiquement comme à Épannes — « Epannes : près de 3 000 manifestants contre le projet des bassines » (LNR du 11/10/2020) — sauf que les manifestants portent tous les masques sanitaires imposés à l’époque. De plus petits rassemblements ont lieu lors à chaque actualité de la Coop de l’eau comme à Mauzé-sur-le-Mignon — « Mauzé : cent cinquante anti-bassines mobilisés à l’annonce du démarrage des fouilles » (LNR du 12/02/2021). Jusque là, flottaient au vent les drapeaux de partis politiques (NPA, Les verts, etc.). En septembre 2021, à Mauzé, apparaissent sur les images de presse les grands drapeaux noirs de « No bassaran » qui évoquent à la fois la piraterie et l’anarchie. Leur présence graphique fait qu’ils se retrouveront ensuite sur de nombreuses images, les manifestants maitrisant à leur manière une esthétique très visuelle, comme lorsqu’ils utilisent des fumigènes de couleur après s’être introduit sur dans la réserve de Mauzé (« Mauzé-sur-le-Mignon : trois gendarmes blessés, un réservoir endommagé », LNR du 06/11/2021) ou qu’ils y mettent le feu comme à Cranchaban (« Charente-Maritime : la bassine détruite à Cramchaban était-elle, oui ou non, illégale ? », LNR du 26/11/2021). Il ne faut pas minorer la recherche d’impact visuel de la part de certains manifestants et de l’esthétique produite à destination des médias. On a pu voir des images d’un pick-up noir surmonté d’une tête géante d’outarde (l’oiseau emblématique et protégé de ces plaines ; Bassines : le conflit de Sainte-Soline est parti pour durer », LNR du 30/10/2022) — le même oiseau, en bois cette fois, revenant sur un char le 25 mars 2023.
Mais en dehors de cet emblème et des banderoles déployées (certaines sont très drôles comme « Bassines ? bah non ! » ou encore « Eau lala »), les images de presse présentent toujours des foules au milieu des champs, sans repère visuel possible qui pourrait permettre de localiser le lieu de la manifestation. Les foules processionnaires retiennent l’attention, parfois sur des routes, mais le plus souvent sur des chemins agricoles : on voit marcher des manifestants et leurs étendards flottants au vent, en masse compacte, dans un décor agreste, mais générique, et surtout dans des compositions photographiques qui rappellent les allégories politiques du quattrocento italien. Les photographies de La Nouvelle République ne rendent pas compte d’une succession alors que le journal chronique l’évolution quotidienne du conflit, mais bien une allégorie constante de la lutte écologique, la même foule en quelque sorte, sans situation possible dans l’espace si ce n’est la légende de l’image (lorsqu’elle existe) comme dans le temps (des images des manifestations précédentes sont utilisées pour illustrer celles en cours). En fait, qu’importe le lieu et la date, car tout comme la géométrie abstraite des réserves, les manifestations sont traitées tel le retour incessant d’un même élan revendicatif, « une résistance sans territoire » pour reprendre les termes de Virilio, alors même que la lutte est essentiellement menée par des habitants de ce bassin de vie. Qu’importe, l’image de presse se concentre sur la foule dromomaniaque dont la déambulation parait sans but.
Dissuasion sécuritaire
Il est étonnant de constater qu’ici règne une double dissuasion. D’un côté, dès 2011, les agriculteurs irrigants présentent leur projet comme un moyen d’atteindre la sécurité alimentaire face à un climat changeant (« Eau et bassines : la réponse d’un irrigant », LNR du 24/07/2013) : « C’est la maitrise de la production et notre capacité à en conserver les volumes qui ont résolu provisoirement le problème de la faim en Europe ! ». De la même manière, il s’agit aussi de préserver l’emploi agricole (« Bassines : ’La Région met en péril 3 000 emplois’ », LNR du 27/06/2018) qui obligerait à accepter la construction de ces réserves d’eau. D’un autre côté, la gendarmerie veille à la sécurité des réserves en construction ou juste en service. Il s’agit de mettre en garde à vue les fauteurs de trouble et de tenir une position défensive lors des manifestations. Les images de presse sont vraiment impressionnantes lorsqu’elles montrent les forces de l’ordre en action, en armures et bouclier à la main, et surtout les dernières avec des gendarmes juchés sur des quads.
En dehors Julien Le Guet, porte-parole médiatique du collectif “Bassines non merci ! », peu sont les personnes reconnaissables sur les images de presse. Le fait que les manifestations aient repris en octobre 2020, pendant la pandémie de la COVID-19 fait que les manifestants sont anonymisés par le port de masques sanitaires. Les visages se découvrent parfois comme lorsqu’il s’agit d’initier de fausses fouilles archéologiques (« Bassines : les BNM restent convaincus du potentiel archéologique de Sainte-Soline », LNR du 16/12/2022) - mais sont recouverts lors des grandes manifestations par des cagoules et des masques respiratoires (« EN IMAGES. Entre 4.000 et 7.000 manifestants à l'assaut de la bassine de Sainte-Soline », LNR du 29/10/2022). À partir de cette manifestation, rares sont les images reproduites dans les deux quotidiens qui ne se contentent pas de vagues silhouettes - les manifestants étant habillés de manteaux ou de cirés - le visage en grande partie masqué. Ces images ne montrent pas la plus grande partie des manifestants habillés comme le sont les randonneurs dans ce paysage,  le visage découvert, mais les plus extrêmes cachant leur identité aux forces de l’ordre. Si la dissimulation peut être utile pour contrevenants à la loi, les lecteurs de ces quotidiens (et en particulier de La Nouvelle République qui se donne pour mission de relater les évènements locaux) vont observer la disparition des manifestants pacifiques au profit des plus extrêmes. S’opère dès lors une dissuasion médiatique puisque la lutte politique de citoyens engagés laisse place à une foule enragée, factieuse pour reprendre le terme du président de la République lui-même, et surtout anonyme. La dissuasion véritable de ces images est celle de la pensée militante.
Dans l’enchaînement des images courant sur plus d’une décennie, c’est non seulement le débat environnemental qui est spolié dès les premières années, mais, à partir de l’accélération médiatique des manifestations, c’est la possibilité d’une lutte écologique au sens politique qui disparaît face à l’émeute anonyme.
Le glacis de la guerre pure.
Images issues indistinctement des publications des quotidiens Le Monde et La Nouvelle république.
Défense populaire et luttes écologiques en 2023
Il ne s’agit ici ni d’accabler les forces de l’ordre, ni d’absoudre les éléments les plus radicaux parmi les manifestants, ni de condamner le traitement médiatique de la presse écrite. Il fallait montrer la résurgence de la guerre pure décrite par Paul Virilio, alors qu’elle se fait discrète habituellement. Cette guerre pure ne s’offre pas au regard par les heurts qui éclatent lors des manifestations, mais dans l’amnésie accélérationniste des causes environnementales de la lutte et l’impossibilité de tenir un débat politique serein sur l’écologie. Tous sont en faute, la brutalité de l’interventionnisme policier comme celle des manifestants, et nous préférons nous délecter d’images spectaculaires dont le caractère allégorique nous renvoie à une violence ancestrale. Pendant ce temps, le climat change à une vitesse folle, la ressource en eau devient critique et l’arbitrage entre les usages s’annonce comme un sujet politique majeur. Nous préférons voir l’expression féroce de la guerre pure alors même qu’il faudrait la déconstruire pour reconstruire des luttes écologiques raisonnées. Finalement, sommes-nous vraiment sortis de la dissuasion nucléaire ? À la bombe atomique se substitue aujourd’hui la bombe climatique qui laisse les citoyens dans le désarroi d’une immobilité phobique. Pourtant, il nous faut nous mettre en mouvement, ce que des citoyens ont fait lors de ces manifestations. Or, ils n’ont pas été vu, l’actualité leurs préférant l’inexcusable violence. C’est désormais dans la prise de parole de cette majorité silencieuse que se joue la défense populaire.
Quelques semaines plus tard, que reste-t-il de ces évènements de Sainte-Soline ? Très peu de trace hormis les ponts de la route départementale taggés de slogan « No bassaran ». Il règne sur les lieux une ambiance champêtre, la haie qui entoure la réserve présente un rideau végétal qui ferait presque oublier la très grande dimension de l’ouvrage. L’enrobé des voiries à été hâtivement réparé là où les véhicules de gendarmerie avaient brûlé. Seul un arbre à demi calciné témoigne de ce qui s’est déroulé ici. Il faudrait faire de cet arbre un monument aux luttes écologiques à venir.
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La première page montre la répartition des articles des journaux Le Monde (LM) et La Nouvelle république (NRP). Les suivantes séquences ces 12 dernières années.
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