La pensée montagnarde
20 Novembre 2008
Les relevés effectués par la station de surveillance atmosphérique Nepal Climate Observatory (5,079 m) laissent apparaitre que l’air de l’Himalaya est aussi pollué que celui des villes d’Europe. Portées par les vents, les fumées des grandes métropoles d’Asie parcourent des milliers de kilomètres pour arriver sur les sommets enneigés où leur accumulation fait craindre la fonte accélérée des glaciers. Or ces derniers contribuent au régime hydrographique de grands fleuves comme le Gange et leur fonte prématurée pourrait entrainer à terme des pénuries d’eau dans une région qui concentre 40 % de la population mondiale (lire à ce sujet l’article du monde du dimanche 27 octobre dernier).
Le développement durable est une chose qu’il faut prendre avec beaucoup de sérieux. L’exemple précédent démontre un emboîtement d’échelle d’observation et un effet domino où les villes interagissent entre elles. Tout d’abord la portée géographique où l’on observe une MONDIALISATION des problèmes environnementaux ignorant les découpages géopolitiques. Ensuite, il convient d’observer comment l’accès PRIMORDIAL pour tout établissement humain à l’eau potable peut être fragilisé par une conséquence lointaine. Mais ce que je retiens surtout dans cet exemple concerne le rapport entre NATURE et ARTIFICE.
Depuis cette année 2008, la moitié de la population mondiale vit en ville selon le rapport « sur l’état des villes du monde » présenté par l’ONU-Habitat le 22 octobre dernier. On a observé depuis 1990 la création de 700 nouvelles villes qui regroupent 250 millions d’habitants tandis que les MÉGALOPOLES de plus de vingt millions d’habitants ne cessent de se former : Bombay, Dacca, Sao Paulo, Karachi… et la CROISSANCE urbaine dans les pays en voie de développement n’est pas due à l’exode rural, mais à l’accroissement naturel des populations.
L’imaginaire humain vient donc indéniablement de basculer du côté de l’urbain. La ville apparait dorénavant pour plus de la moitié de la population mondiale comme le lieu de vie par excellence même s’il s’agit d’un artifice, c’est-à-dire d’une construction sociale. Nous observons, dans le même temps dans les pays occidentaux, l’émergence d’un sentiment environnemental qui a pris la terminologie de développement durable. Depuis l’environnement urbain, nous projetons une idée de la nature sans toutefois l’assumer pleinement. Alors qu’une grande partie de la population mondiale n’a pas accès à l’adduction d’eau potable ou à un système d’assainissement convenable, nous nous soucions de l’EMPREINTE écologique de nos bâtiments. Il est de bon ton dorénavant de construire avec du bois et de flanquer une toiture végétale. Il y a là une importation de l’idée de nature et le résultat sert l’artifice de la ville dont l’essence permet aux peuples de représenter eux-mêmes. Pendant ce temps-là, les glaces de l’Himalaya fondent et les trekkeurs risquent fort une déconvenue en découvrant là-haut un air aussi pollué de dans leur quartier.
Si on définit de manière réductrice la ville comme un endroit où la pollution sévit, et ce poncif correspond à une appréciation répandue et souvent exacte, que dire alors de l’Himalaya. La montagne s’urbanise-t-elle ? Ou est-ce la nature qui s’artificialise ?
Parler de développement durable implique de parler de durées. Or lorsque celui-ci est envisagé depuis l’artifice de la ville, cette dernière impose ses TEMPORALITÉS liées la plupart du temps à ses intenses activités. Lorsque nous déplaçons notre regard vers la nature de la montagne, nous observons instantanément d’autres temporalités, bien plus lentes. Il est donc temps d’organiser l’EXODE de la pensée de la nature vers la ville et d’introduire une réflexion sur les temporalités longues des villes. Et si on s’en tient au terme anglo-saxon qui semble plus juste de développement soutenable, nous devons nous interroger sur les échelles temporelles les plus pertinentes pour rendre le développement urbain soutenable au regard de la nature.
L’EFFONDREMENT de l’économie induit entre autres un ralentissement du trafic aérien, une diminution de l’activité économique, et le ralentissement de l’immobilier. C’est une bonne chose, bien que momentanée, pour l’environnement et la production des gaz à effet de serre. Puisque nous entrons durablement dans une CRISE de croissance, nous allons être bien obligés de revoir nos dépenses de fonctionnement en premier lieu desquelles viennent les dépenses énergétiques. Cette nouvelle économie de l’ÉNERGIE vers une meilleure efficacité énergétique et vers la production d’énergies renouvelables nous installe déjà dans une meilleure réflexion sur nos échelles temporelles d’intervention. Depuis la crise énergétique de 1973, le monde a pris conscience de la stupidité d’épuiser des ressources millénaires. La MAITRISE des consommations énergétiques s’inscrit dans un temps long qui respecte ce qui reste du passé, les énergies fossiles, et qui prévoit l’avenir pour plusieurs générations en imaginant de nouveaux moyens de production.
Dans le domaine de l’urbanisme, qui vit une FULGURENCE sans précédent dans l’histoire, nous avons dès à présent l’obligation de RÉCONCILIER la nature et l’artifice de manière durable, c’est-à-dire sur plusieurs générations. Il semble donc indispensable de porter tous nos efforts sur des actions vraiment durables plutôt que de perdre vainement du temps sur de petites opérations clinquantes qui n’auront que le mérite de faire parler de leur commanditaire. Bien sûr qu’il est préférable de changer ses propres comportements avant d’expliquer aux autres ce qu’il faut faire. Mais il est préférable d’initier une véritable ÉCONOMIE DU TEMPS. Comme pour l’économie en général, tout est ici question de régulation. N’en déplaise aux apôtres du CHAOS, la planification doit redevenir une science prospective. Il faut s’interroger en profondeur sur les déplacements, les complémentarités urbaines d’activités et sur les conséquences à grande échelle de nos décisions locales.
Cette INGÉNIERIE du temps en fait existe déjà. Elle appelle la somme des connaissances passées et des expériences en cours. Elle implique le PARTAGE des savoirs traditionnels et modernes autour de la notion centrale de l’aménagement du temps. Les grands réseaux internationaux de partage nous permettent cette mise en relation pour édifier une nouvelle DOCTRINE urbaine agissant comme un paradigme aux multiples déclinaisons. C’est une pensée de la nature même de la ville, comme objet géographique, qui doit s’insérer dans l’enchevêtrement des pratiques humaines. Nous savons maintenant que des usines peuvent empêcher l’accès à l’eau à des villes et des villages vivant à mille lieues d’elles par un savant mécanisme climatique.
Jean RICHER
