La tente est bleue. Modèle familial agençant dôme et absides à grand renfort de tendeurs. On doit pouvoir tenir debout en son centre : le confort nomade en quelque sorte, tendance touristique bien sûr. La forêt est dénudée. Nous n’en sommes qu’au début du printemps. La tente prend place entre les arbres, en crête d’un coteau boisé.
Les nuits sont encore froides et la tente est isolée bien qu’en contrebas de l’autoroute. C’est en fait de là que je l’ai aperçue. Vision brève, scandée par les troncs élancés. Qui peut bien vivre là ? Hermite des temps modernes, pauvre hère où les deux à la fois.
Derrière, en toile de fond, se découvrent le château de Versailles et son jardin rigoureux. Jamais je ne l’avais vu depuis la voie rapide. Pourtant il se déploie avec majesté, bien frontalement, et les emmarchements monumentaux encadrent l’édifice pour le plus grand plaisir d’un nouveau roi. Monarque régnant sur sa toile de tente. Balustres et taupières d’un côté, piquets et forêt de l’autre. Bien après, cette vision fugace reste comme un instantané photographique. Duel ou confrontation ; à moins que ce soit une contemplation. En tout cas une méditation.
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Séquence urbaine
19 Février 2009
Je sort par la porte blance. L’église autère en face de moi. Sur le soubassement en ciment du mur de notre cour est inscrit R.I.P. BRONSKY et ces dates : 1969-1994. Longeant l’église, plus loin, sur le mur de briques, dans un triangle de peinture noire, est inscrit « Robert le diable ».  Sur le même mur de briques, une inscription façon Tag : SAMEZ. Presque illisible sur une porte verte dans un mur peint de gris : « black cox ». Sur une façade blanche de briques peintes : « le travail paie, le travail tue. La jeunesse meurt de temps perdu ». Une publicité presque effacée sur le pignon d’une maison on l’on peut encore deviner : « MarcelVereecke père ». « Tout un monde de bonnes affaires » prétend une boutique en face.
Passant devant le café intitulé « au retour de la chasse », j’entre dans la boulangerie.
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Quantifier la ville
Comment quantifier une ville ? 
Ici la pile des annuaires de Mexico City. Litanie de noms et de rues à n’en plus finir. La population de cette ville mesure plus de 60 cm de papier lorsqu’il en faut à peine 4 pour mon département.
C’est aussi l’histoire d’un réseau filaire qui localisait chaque nom à une adresse. Ces annuaires sont aujourd’hui autant de fossiles face à la déferlante du téléphone portable en Amérique latine comme ailleurs. L’anonymat de la mobilité triomphe. L’existence individuelle devient privée, sans représentation collective du nombre.
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Frugalité de la communication
22 Décembre 2008
L’instant est à l’oubli. La succession frénétique des informations approche l’amnésie. Des messages en rafale servent l’omniprésence d’une communication multicolore. Mais à trop recevoir, que retenons nous ?
L’élection de Barack HOBAMA semble loin. Les attentats de Bombay aussi. Les querelles du parti socialiste oubliées. Tout cela remplacé par le débat sur le travail du dimanche et la publicité sur la télévision publique. Maintenant place aux fêtes de fin d’année et à leur parfum sucré.
Dans la rue, même constat. Les campagnes de publicité se chassent au rythme des sorties de cinéma et le système de la mode s’emballe. Tout cela est très coloré, souvent saturé. Les écrans habitent nos vies : cinéma, télévision, ordinateur, téléphone…
Mais je ressens pour ma part une anomie de ma propre perception. Paul Virilio rappelle dans la « vitesse de libération » que la roue chromatique, lorsqu’elle tourne, laisse apparaître un gris moyen. A un moment, toutes ces stimulations visuelles et sensorielles, simultanées et accélérées par leur vitesse d’apparition, deviennent grises.
Peut-on imaginer une frugalité de la communication ? Un retour à la perception des enchaînements ? Une construction dans la durée ? Etre citoyen consiste aussi à suivre des trajectoires, à construire des ponts entre le passé et l’avenir. Alors je rêve comme beaucoup d’une esthétique lente de l’information et je me complais parfois à relire les journaux datant de quelques mois.
Impossible de fermer les yeux. Il ne s’agit surtout pas de nier la complexité du monde. Mais au moins ne faisons pas semblant. Contre la dictature de l’instant, pour l’économie du temps.
Presque rien
16 Octobre 2008
Au foyer le regard appesanti sur les travailleurs en train de manger

Quelques jours plus tard, un grand café de la Rochelle, au milieu de la jeunesse bourgeoise, la même intimité

Salle blafarde ou dorures baroques

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Remplir la courette des cendres de mes cigares et j’attends
La rivière qui charrie avec de légers remous des branches et des herbes
Souvent deux tourterelles s’abritent sous le laurier
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En restant immobile, la nuit est tombée
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Jungle
6 Octobre 2008
La promenade était agréable, lors des derniers jours ensoleillés de l’été. Nous sommes passé devant la maison dite Millepertuis, forte battisse de la fin du 16ème siècle. Sur la façade ordonnancée et ornée de bossages vermiculés, d’étranges motifs s’intègre aux modénatures. Parmi eux une tête d’indien fixant le passant.
Au 16ème siècle, la découverte de l’Amérique était connue de tous et les récits voyageaient bien plus vite que les images. Voici donc à quoi ressemblait un indien pour un poitevin inspiré.
Continuant ce chemin, nous devons faire un écart car une voiture mal stationnée mange le trottoir. La voiture, dite de luxe, arbore un jaguar en proue de la carrosserie noire. L’ensemble donne le sentiment d’un élancement mais la tête de l’animal rugissant inquiète plus qu’elle n’appelle à la performance.
Lorsqu’on sait que le jaguar représente une divinité révérée dans toute l’Amérique du sud, peut-on y voir un rapport avec l’indien précédemment croisé ? Ou comment une influence se répète de siècle en siècle comme la réactualisation d’un même rêve.
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Saisons
3 Octobre 2008
Un vent froid balaye la place. A Canary Wharf les tours font la course vers le ciel. Les hommes portent tous le même costume. Ils marchent courbés contre le vent. Seule leur cravate est autorisée à dépasser de leur tenue bien arrangée. Elle bat sur leurs épaules tandis que l’eau du canal clapote furieusement. Dans le grand hall le marbre décrit des vagues que leur regard ne suit pas. La place semble abandonnée. Les hommes en noir sont affolés. Certains portent des cartons. Ils rassemblent leurs effets personnels, les petites choses qui composent un bureau. C’est le crack.
Sur la façade blanche à l’écriture classique défilent imperturbablement des lettres orange. Les cours de la bourse lancés dans la course. La course vers le bas. Les tours se vident. Les lettres filent. Sale temps pour l’économie numérique. Sous la pluie les cartons gondolent. Les cours se chassent les uns les autres pour former une sarabande bien sage. Dehors c’est la débâcle mais eux constituent un horizon ferme sur lequel se reposeront toujours les tours. Tout ceci n’est que du virtuel : les canaux, les tours et les hommes aux cartons. Seuls comptent les chiffres comme modèles et objets. Seule compte leur course aveugle à la pagaille. Du défilement naît le temps. De la variation des cours naissent ici les saisons. C’est maintenant l’hiver et la tempête souffle. Mais le temps défile inexorablement et l’économie numérique tiendra encore longtemps le monde.
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Nature
Intérieur éculé. Meubles sans caractères. Objets témoins de quelques voyages ou du sentiment de voyage ou peut-être rien. Séjour fermé sur une vie réduite à quelques déplacements. Tout ici sent l’âge avancé.
Lentement brodé à partir du motif préimprimé, la scène de pique-nique fait face à la table familiale. Des élégants d’un autre temps semblent voués à une jeunesse éternelle. La nature les embaume. Ici la nature stylisée embaume tout et s’évadent par ce pauvre tableau les aspirations des impotents.
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Attente
L’idée qu’elle était désirable ne lui était pas étrangère. Mais cela n’entrait pas dans ses préoccupations du moment. Elle était arrivée à l’heure exacte indiquée sur le carton d’invitation, héritage d’une éducation bourgeoise et provinciale qui cadrait mal avec le milieu arty. En silence elle imaginait sa rencontre avec le lapin d’Alice au pays des merveilles. Peu d’invités étaient déjà arrivés et les présents disparates, par la gêne qu’ils exprimaient, renforçaient l’intériorité de chacun. Sa robe d’été à grosses fleurs rouges, bien qu’un peu voyante, lui plaisait, car elle avait un air de partie de campagne et de bal populaire si décalé que cela la faisait basculer dans une exception protectrice. Elle aurait aimé partir en voyage là, sur le champ. Bientôt une petite foule s’amasserait, bien que peu dense, et le traiteur commencerait à servir du champagne après les applaudissements d’un discours consensuel. La proche échéance de cet acte collectif scellerait à coup sûr le sentiment communautaire qui ferait que l’on « en est » ou non. À mesure que les minutes passaient, elle restait plantée là dans un coin de cette cour gravillonnée. L’imminence de la fête faisait naître en elle une question sourde ; elle avait l’impression d’être dans cet espace, mais de ne pas appartenir à son temps. Elle aurait pu attendre ainsi sur un quai de gare, mais sans l’excitation de l’arrivée imminente d’un train. À bien y regarder, une certaine lassitude se lisait dans son regard que seul le maquillage un peu trop appuyé pouvait dissimuler. La cour se remplissait et l’espace dévolu à chaque corps diminuait. Tout se passait comme si le rythme du temps dépendait de cette densité et une accélération imperceptible se faisait pourtant sentir en peu plus à chaque instant. Un geste interlope, une rotation du bassin suivie d’un changement de position de son centre de gravité précipita le premier pas que sa robe légère accompagna. Son pas, bien que lent, était décidé maintenant. Elle quittait la cour sans que personne ne s’en aperçoive et d’ailleurs personne ne sut plus rien d’elle à partir de cet instant.
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Riquiqui
Oh qu’il est riquiqui ce petit pavillon de faubourg. A peine de quoi y mettre un nain de jardin. Un homme en sort en poussant un vélo. Il lève péniblement la jambe et se rattrape sur la celle. Le pignon à la peinture écaillée s’efface derrière la haie de troène et dans la rue résidentielle les voitures fatiguées attendent sagement. On s’éloigne de la table en plastique et des fauteuils de jardin. Seuls surgissent les arums éclatant de blancheur et des roses épanouies qui répondent à la couleur de la façade.
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Frontière
Dans l’enfance, la frontière apparait clairement comme la délimitation entre deux couleurs sur une carte géographique. Ensuite vient l’expérience du franchissement de cette ligne immatérielle que seul le poste frontière localise ; Etrangement le passage de la douane semble toujours inquiétant et produit dans les véhicules une certaine anxiété, une culpabilité de la fraude potentielle, peut-être aussi le plaisir d’un jeu spéculatif, voir illégal. Enfant, on vit aussi dans le mythe de la fouille intégrale du véhicule : qu’est ce que cela veut bien vouloir dire que de se faire dépouiller de l’intimité familiale, de voir l’ensemble des bagages et des paquets répartis sur la chaussée et la voiture démontée en de multiples éléments proche du mobilier.
Il y a donc cette frontière très abstraite et cette expérience physique. Si les accords de Schengen ont passablement amollis la question des frontières européennes, il suffit de voyager pour retrouver des hommes en uniforme, le doigt sur la gâchette de leur fusil d’assaut, prêt coûte que coûte à faire respecter leur intégrité territoriale.
L’Amérique du nord nous a aussi transmis l’esprit de frontière comme une mentalité de conquête, un esprit pionnier, une vie fantasmée proche du western. A jamais l’esprit de frontière sera associé aux bottes de cowboy, aux cavalcades et aux coups de révolvers provoquant des rictus insensés sur le visage buriné des protagonistes. L’esprit pionnier s’arrange bien de la notion de frontière puisque celle-ci n’est pas un horizon indépassable. La la frontière renvoie à la transgression des limites et à la codification  du passage du seuil. Etrangement, l’esprit de frontière appelle à la liberté, celle du franchissement, mais aussi avant cela, celle de l’audace qui consiste à oser vouloir franchir.
Quant on parle de frontière il faut aussi citer les villes frontières. Parmi elles, Berlin est certainement la plus mythique puisqu’elle fut séparée par un mur et un no man’s land de mines antipersonnelles.  Ville duale, ville unique et momentanément bicéphale qui a termine aujourd’hui  la couture de sa réunification. A côté des villes frontières il y a les villes frontalières dont le rôle historique, militaire et commercial les a souvent rendus riches. Dans ces villes il règne une ambiance portuaire, celle d’un ailleurs à porté de main et pourtant peu accessible.
Proxi-complexité
Lui, là, il sait tout sur ses voisins. Leur généalogies, les faits et gestes de leurs parents, d’eux-mêmes, et il suivra certainement aussi leurs enfants. Même chose pour ce quartier, certain en connaisse la moindre histoire, les faits d’armes et les petites bassesses.
Plus l’intérêt se limite à un territoire limité, plus il se concentre sur l’infinité des petites choses qui forment la vie quotidienne. Ce savoir super-local ne s’enseigne pas à l’école ; il s’acquière par une accumulation lente liée à l’observation méticuleuse du voisinage et l’échange entre esthètes de la même discipline. A ce titre les cafés sont les universités de la proxi-complexité.
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