Représentations architecturales et urbaines dans le cinéma de science-fiction
Le contexte
Le 10 juillet 2025, le cinéma CGR Dragon de La Rochelle a programmé un ciné-débat autour de deux films majeurs de science-fiction : Metropolis de Fritz Lang (1927) et Le Cinquième Élément de Luc Besson (1997). Le CAUE 17 (Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement de la Charente-Maritime), sollicité comme partenaire, a fait appel à trois chercheurs du laboratoire Polycémies de La Rochelle Université pour commenter ces deux projections :
Danièle André, maîtresse de conférences en civilisation et cultures populaires des États-Unis,
Jean Richer, docteur en architecture,
Sébastien Wit, docteur en littérature comparée.
Tous trois ont offert des regards croisés, critiques et éclairants, à la fois ancrés dans leurs disciplines respectives et enrichis par des références culturelles, historiques et politiques.
Ce débat, modéré par Paméla Nicoli (Directrice régionale ouest, CGR Cinémas), a permis de revenir sur la représentation de la ville dans le cinéma de science-fiction. Metropolis et Le Cinquième Élément, bien que séparés par soixante-dix ans, dialoguent étrangement sur des thèmes communs : l’imaginaire urbain, la ville verticale, la place de l’humain, l’influence de la machine, le progrès technologique, la structure sociale inscrite dans l’espace urbain...


Le débat
Paméla Nicoli (PN) : Nous allons aborder le thème de la ville du futur à travers ses représentations architecturales et urbaines dans le cinéma de science-fiction, en nous appuyant notamment sur Le Cinquième Élément et Metropolis (film de 1927). Il est intéressant de noter que Fritz Lang, le réalisateur de Metropolis, s'est inspiré de la ville de New York, et plus précisément de ses gratte-ciel, pour créer l'univers de son film.
Ma première question porte sur l'imaginaire urbain de ces deux villes. Qu'est-ce qui frappe le plus dans la représentation de la ville, qu'il s'agisse du Cinquième Élément ou de Metropolis ? Nous observons notamment une verticalité prononcée. Qui souhaite développer ce point ?
Sébastien Wit (SW) : Ces deux univers de science-fiction sont en effet caractérisés par leur verticalité. Pour Metropolis, l'inspiration des gratte-ciel de Manhattan est évidente. Cependant, une différence majeure réside dans le fait que Metropolis est une ville entièrement inventée, tandis que Le Cinquième Élément se déroule à New York, ce qui offre deux perspectives bien distinctes sur la ville du futur. Ce qui est toutefois frappant dans ces deux villes, c'est leur système de strates, où la stratification sociale se superpose à une hiérarchisation spatiale. Il y a vraiment une correspondance entre les stratifications sociales et architecturales. En haut se trouvent les décideurs, tandis que la classe laborieuse occupe les niveaux inférieurs. Dans Metropolis, la cité ouvrière se trouve littéralement sous terre. Dans Le Cinquième Élément, la situation est légèrement différente : le sol de la ville est une zone obscure, recouverte de brume, et n'est pas un espace de vie. L’appartement de Korben Dallas, simple chauffeur de taxi, se situe ainsi en hauteur, mais moins par exemple que Zorg qui trône au faîte de son immeuble.
Jean Richer (JR) : Dans l’histoire de l’urbanisme, la fin du XIXe siècle voit une explosion des constructions aux États-Unis, notamment à Chicago et New York, avec l'invention du gratte-ciel et celle de l'ascenseur, organe technique indispensable pour accéder aux étages supérieurs. Les deux univers cinématographiques sont issus de cette ville américaine qui a fortement influencé, non seulement Fritz Lang lors de son voyage à New York, mais aussi les concepteurs du Cinquième Élément, les dessinateurs de bande dessinée Mézières et Giraud. Il faut noter que ces deux films, malgré leur éloignement temporel de 70 ans, partagent la même référence urbaine et peut-être même la même période de référence, celle de l'après-Première Guerre mondiale et de l'expressionnisme. Comme Sébastien l'a très bien dit, la différence majeure entre les deux films est l'absence de sol dans Le Cinquième Élément. La ville est tellement haute qu'un restaurant McDonald's peut se trouver au quatre vingtième étage. Metropolis, en revanche, bien que très verticale et de style Art déco, présente des bas-fonds. Ainsi, ce que Le Cinquième Élément gagne dans la hauteur de ses constructions, Metropolis le gagne en profondeur, dans les entrailles ouvrières de la ville.
Danièle André (DA) : En revoyant Metropolis, j'ai été frappée par la manière dont le film utilise l'espace de la ville dans toute son étendue, des tréfonds aux sommets, allant jusqu'aux catacombes, rappelant même des images de King Kong vers la fin. Cela montre l'influence majeure de ce film sur l'imaginaire urbain. Ce qui est intéressant avec Metropolis, et qu'on ne retrouve pas autant dans Le Cinquième Élément, est l'utilisation simultanée des niveaux individuels et des masses. Le film questionne ce qu'est la ville : elle est faite de ceux qui l'habitent, de ceux qui y travaillent, et c'est cet ensemble qui la fait vivre ou la détruit. Dans Le Cinquième Élément, comme mes collègues l'ont souligné, le sol est rarement, voire jamais, visible. On ne voit pas la ville vivre en tant que telle ; on perçoit surtout les mini-appartements ou les services de restauration, comme le McDo ou le petit restaurant chinois à domicile. L'espace urbain y est délocalisé, se déroulant souvent dans l'espace, comme à bord d'engins spatiaux, et on ne perçoit que les hauteurs, sans que la ville ne devienne réellement un acteur. Elle semble plus servir de décor que dans Metropolis, où la ville est au cœur du récit, questionnant son identité et ce qu'on en fait. Enfin, bien que Fritz Lang se soit inspiré de New York pour Metropolis, l'influence inverse est remarquable : Metropolis a ensuite influencé la conceptualisation des villes et l'imaginaire urbain, tant dans la culture populaire que dans l'architecture réelle. Cet imaginaire est sans cesse retravaillé.
La symbolique urbaine
PN : Vous avez évoqué la stratification sociale dans Metropolis, où plus on monte en étage, plus on s'élève dans la classe sociale. On retrouve cette idée dans des séries comme Silo ou d'autres films, où les classes laborieuses sont souvent en bas. Est-ce une représentation systématique ? Pourquoi les réalisateurs dépeignent-ils toujours les "petites mains" au niveau du sol ?
JR : C'est avant tout un propos métaphysique, car tout n'est que symbole dans l’image d’une ville au cinéma. La machine Moloch de Metropolis, qu'il faut détruire et qui conduit à l'inondation de la ville basse, est une métaphore du déluge. C’est aussi une métaphore de l'ordre social. Historiquement, cette division entre ville haute - pour les nobles et les riches - et ville basse - pour les ouvriers et les paysans - a toujours existé. Pourtant, d’une certaine manière, l'invention de l'ascenseur a permis de modifier cette hiérarchie.
Pascale Francisco (PF) : Dans les immeubles haussmanniens,par exemple, les étages supérieurs étaient initialement moins prisés en raison de l'absence d'ascenseur, alors que les deuxième et troisième étages étaient les plus recherchés. Cette hiérarchie a été bouleversée par le véhicule verticale de l’ascenseur.
SW : L'ascenseur a en effet permis d'inverser cette tendance, car auparavant, les étages hauts étaient moins nobles. En réalité, je trouve que ces deux villes reprennent de nombreux clichés historiques sur la ville. Malgré leur aspect futuriste, Metropolis et Le Cinquième Élément présentent une organisation urbaine presque féodale, avec un pouvoir structuré par le haut, où l'élite exploite les niveaux inférieurs. Ce pouvoir se manifeste parfois par l'argent, comme une forme de ploutocratie. Dans Le Cinquième Élément, Zorg, du haut de sa tour, exerce une autorité informelle sur la ville. Il est le propriétaire de la compagnie de taxis dans laquelle travaille Korben Dallas et semble au-dessus des lois. On observe d’ailleurs une sorte de concurrence entre cette élite économique et l'élite politique, incarnée par le président Lindberg, qui ne se rencontrent jamais dans le film. Cela peut rappeler les compétitions urbaines de la fin du moyen âge entre nobles et bourgeois. Ces films, en pensant la ville du futur, ressuscitent en fait des modèles d'organisation politique et spatiale archaïques.
DA : Il existe d'autres exemples de structuration urbaine différentes, comme dans New York 1997 de John Carpenter, où Manhattan est transformée en prison, inversant l'idée de hiérarchie haut/bas. Cela représente une ségrégation sociale, qui, hélas, est toujours présente. Les grands bâtiments des banlieues sont souvent réservés à des classes moins favorisées, et à l'intérieur des villes, les populations sont séparées par quartier ou par distance. L'évolution des villes dans la science-fiction montre aussi un éloignement de la Terre. Dans des films comme Elysium (la suite de District 9), la ville se déplace dans l'espace, au-dessus de la Terre, pour échapper à la pollution et à la mort de la planète. Plus on s'éloigne du sol, plus on cherche à échapper à des conditions que l'argent permet de compenser, laissant les moins fortunés périr. Blade Runner, un film fortement influencé par Metropolis, dépeint une Terre en fin de vie où les riches partent ailleurs. La tour où subsiste l'un des derniers ploutocrates n'est pas une ville du futur, mais une image expressionniste de la ville d'aujourd'hui, reflétant des relations sociales et un rapport à la machine. Dans Metropolis, les machines sont souterraines, mais les véhicules sont omniprésents. Dans Le Cinquième Élément, on trouve des vaisseaux spatiaux et de nombreux engins. Cette association entre l'architecture et la machine fabrique la ville moderne, qui est en réalité la ville d'aujourd'hui.
Le genre cinématographique et les codes de la science-fiction
PN : Quelle est la relation de ces films avec le genre cinématographique et, plus spécifiquement, avec les codes de la science-fiction ?
SW : Metropolis est particulièrement intéressant à cet égard. On y retrouve cette idée d’une ville qui devient invivable, avec des réseaux de communication extrêmement denses et une circulation principalement motorisée. Les plans globaux représentant la ville montrent peu de piétons, l'espace étant dominé par les véhicules, ce qui reflète la manière dont la ville était pensée à l'époque. La ville se "machinise", elle est plus faite pour les véhicules que pour les habitants. À ce titre, Metropolis est sans doute une œuvre fondatrice du steampunk, avec l'utilisation de la vapeur et cette combinaison de futurisme et de révolution industrielle. Mais de manière encore plus marquée, le film s'approche d'une esthétique cyberpunk, notamment avec l'androïde et la division en couches sociales. On retrouve cette esthétique dans d'autres œuvres comme le jeu vidéo Final Fantasy VII (1997), avec sa ville structurée en étages et sa tour industrielle dominant l’espace urbain. Ce film a clairement essaimé son imaginaire dans le cinéma et les autres arts fondés sur l’image.
DA : Je ne classerais pas Metropolis dans un sous-genre car il est fondateur. C'est l'un des piliers de la science-fiction, avec des références directes au Frankenstein de Mary Shelley à travers le personnage de Maria. Le Cinquième Élément, sorti en 1997, intègre tous les codes du genre, rendant hommage à Metropolis et Blade Runner, avec ses dessinateurs eux-mêmes auteurs de SF. La verticalité, les machines volantes, l'espace, tout est conforme aux codes. Pour Metropolis, je dirais qu'il a imposé les codes de la SF. C'est une œuvre qui pose une grande question sur l'industrialisation de masse, l'exploitation des ouvriers. Il y a une critique sociale très forte, caractéristique de certaines œuvres de SF. Si l'on retire l'architecture et Maria, Metropolis est avant tout une critique de l'exploitation ouvrière par la production de masse, un thème que l'on retrouve chez Chaplin. Cette critique est plus prononcée que dans Le Cinquième Élément. Dans Le Cinquième Élément, la critique porte davantage sur les relations humaines. Bien qu'elle dépeint une société multiculturelle (ce qui n'est pas le cas de Metropolis en raison de son époque), les individus y sont isolés, coupés de leurs familles et n'ont que peu de relations sociales. Le film questionne la manière dont une ville et une société peuvent fonctionner, et la question finale est de savoir ce qui est le plus important pour la cité et la société : la relation à l'autre, l'individu à l'individu, car c'est ce qui crée le lien social et urbain.
JR : Concernant la science-fiction, et l'imaginaire qu'abordent ces deux films, il est intéressant de se pencher sur les techniques employées pour Metropolis. Fritz Lang a fait appel à trois chefs décorateurs : un architecte, un peintre et un sculpteur. Le sculpteur a créé l'androïde Futura, tandis que les deux autres ont inventé l'univers visuel de la ville Metropolis sous la direction de Lang. Sortant de la Première Guerre mondiale, l'Allemagne offrait peu de travail aux artistes, qui ont trouvé un débouché dans l'industrie naissante du cinéma. Ils ont apporté leurs connaissances en histoire de l'art et de l'architecture, d'où la ville très bien constituée de Metropolis avec sa cathédrale gothique et ses bâtiments Art déco improbables. Soixante-dix ans plus tard, avec Le Cinquième Élément, on change de profession pour imaginer les décors : Mézières et Giraud, les initiateurs de cet imaginaire post-moderne, viennent du monde de la bande dessinée - dont la série Valérian pour Mezière - et de la publicité. Ils apportent une culture plus populaire et injectent un univers fictionnel bien plus « pop ». Les images du Cinquième Élément sont le reflet de la vision du monde de ces deux créateurs et d’une époque bien plus hybride.
Aliénation versus libération du progrès technologique
PN : Ces villes fictives sont caractérisées par le progrès technologique. Est-ce un progrès aliénant ou libérateur dans Metropolis et Le Cinquième Élément ? Il ne semble pas toujours être bénéfique.
SW : Le progrès dans ces deux films est un miroir déformant des interrogations de leur époque, et ces questions résonnent encore pour nous aujourd'hui. Dans Le Cinquième Élément, on évolue dans une ville policière, où les forces de l’ordre peuvent descendre chez les particuliers et scanner les habitations. Cela fait écho à nos peurs contemporaines liées à la télésurveillance et à l'utilisation de la technologie pour le contrôle social. Ce que l’on voit dans ces films, c’est que la technologisation de la ville n'a pas amélioré la vie des habitants. La ville n’est pas devenue plus heureuse. Parmi les rares éléments de rêve, il n’y a finalement que l’image du vaisseau-bateau du Thai Fly By dans Le Cinquième Élément, sorte de relique d'une tradition mêlée de futurisme qui rend la ville agréable ou désirable. Mais c'est l'un des seuls moments où la ville semble souhaitable. Hormis cela, la technologie, notamment celle de Zorg, est très loin d'être libératrice.
DA : Pour qu'un film soit intéressant, il doit poser des questions. Si tout allait bien, ce serait un "feel-good movie". La question ici est celle des peurs liées aux inventions. Lorsque Mary Shelley a écrit Frankenstein, c'était la période de la Révolution industrielle, avec l'inquiétude que les machines remplacent les hommes. Les questions sur ce qu'est l'homme, ce qu'il crée et comment il utilise ses créations sont toujours d'actualité. Metropolis et Le Cinquième Élément soulèvent ces mêmes interrogations. Ce qu'ils nous montrent, c'est qu'il ne faut pas avoir peur des créations elles-mêmes, mais plutôt se poser des questions éthiques sur la raison de leur création et leur utilisation. Ces films mettent en lumière l'utilité, la manière dont on va s'en servir, et les motivations des personnes derrière ces technologies. Dans Metropolis, l'automatisation et la création pourraient potentiellement libérer l'individu du travail. Mon professeur d'histoire-géographie au lycée me promettait une société des loisirs grâce aux machines, ce qui s'est avéré une petite désillusion. Cette question traverse le siècle. À l'heure actuelle, on ne peut pas empêcher la création (espérons-le). Le problème n'est pas tant la création que son usage : comment l'utiliser pour améliorer la société humaine et les relations ? Ces films montrent que des intérêts différents peuvent profiter de la technologie au détriment des autres, créant une société encore plus inégalitaire. On le voit dans Metropolis avec l'exploitation intense. Dans Le Cinquième Élément, la technologie nous fait perdre le lien social. À force de nous y assujettir sans réfléchir à d'autres formes de connexion, nous finissons par couper notre ressource principale : le lien social et le lien à notre environnement. Se couper de cela mène à la catastrophe.
JR : Pour rebondir sur la catastrophe et nos peurs, Metropolis est né de l'après-Première Guerre mondiale, qui a vu la mécanisation du champ de bataille et des sièges urbains terrifiants. L'image finale de la ville inondée est une peur qui resurgit. Ensuite,vient la Seconde Guerre mondiale et l'utilisation de la bombe nucléaire qui a mis fin au conflit. Le Cinquième Élément aborde cette menace, avec l'idée du néant et de la bombe qui anéantira la Terre. La technologie destructive est présente dans les deux films, inspirée par nos peurs les plus puissantes. Le Cinquième Élément est également un fruit de la Seconde Guerre mondiale, avec ses thèmes de l'armement et de la militarisation de la société. Ces films nous parlent de nos peurs les plus profondes, et le retour des conflits armés en Europe rend ces peurs, ces sièges de villes, malheureusement très actuels.
La place de l'humain dans les villes mécaniques
PN : Dans ces villes mécaniques, quelle place reste-t-il à l'émotion, à l'humain, et aux rapports entre les hommes ?
DA : Dans Le Cinquième Élément, l'histoire part d'un individu solitaire qui est forcé de collaborer, réalisant que l'entraide mène à une vie meilleure et à la création de liens. Cela se conclut sur une intimité à deux, mais dans un sens positif, montrant comment le lien a été recréé. Il y a une volonté de revenir à ce sentiment. Metropolis soulève des questions politiques. Dans le contexte de la montée du nazisme et des écrits de Théa von Harbou, le film, bien que pouvant paraître intéressant si on le sépare de son contexte, véhicule l'idée qu'il n'y a pas de critique du système économique et de la stratification sociale. Chacun reste à sa place, et il suffit d'être gentil les uns envers les autres. Cela peut être problématique. Le Cinquième Élément ne vise pas non plus à remettre en question l'ensemble du système économique, à l'exception de Zorg. Comme dans de nombreux films américains, la critique du capitalisme est souvent incarnée par un individu, et non par le système dans son ensemble. On ne questionne pas le contrat social établi. Il y a une certaine contradiction ici, car nos relations sociales dépendent directement du système économique.
SW : Pour rebondir sur le système économique, Metropolis présente un aspect presque marxiste, où la lutte des classes est un moteur de l’intrigue. Cependant, à la fin, l'ordre social est rétabli grâce à la jonction entre le cerveau et les mains, permise par le cœur. On reste sur une vision organiciste de la ville, où la société est perçue comme un corps, avec la tête en haut (les décideurs) et les autres échelons sociaux en dessous, rappelant ainsi les conceptions anciennes du corps du roi. C’est ce qui donne à la fin du film cette connotation conservatrice que la critique n’a pas manqué de relever. Le sentimentalisme dans Metropolis a été reproché au film à sa sortie. Le personnage principal incarne un idéal romantique : il est un révolutionnaire qui parvient à changer la société. Mais la fin avec la cathédrale, et les ouvriers formant une pyramide, symbolise un retour à la tradition. Maria, figure de la Madone et de la putain, reprend un imaginaire réducteur et éminemment conservateur de l’éternel féminin. À l’inverse, dans Le Cinquième Élément, la symbolique du cœur a sans doute une signification beaucoup plus entière. À mon sens, c’est lui ce cinquième élément qui donne son titre au film. Le cœur représente l'amour, la force de vie (Éros face à Thanatos), gommant les aspects sociaux et politiques de l’univers imaginé par Besson pour ramener l'histoire à une romance entre Korben Dallas et un être synthétique. On peut d'ailleurs s'interroger sur cette tendance cinématographique à vouloir remplacer les femmes par des robots plus "parfaits".
JR : Je ne partage malheureusement pas cette vision d'humanité dans Le Cinquième Élément. On y part d'un morceau de chair pour recréer une femme, ce qui relève de la mécanique et de la génétique. Dans Metropolis, on fabrique le robot Futura pour remplacer une autre femme. L'avenir du corps humain semble être la robotisation ou la biotechnologie, et non l'humain lui-même. Cependant, à la fin de Metropolis, le monde se retourne clairement en faveur de l’humanité, et dans Le Cinquième Élément, c'est la part humaine Leeloo qui s’exprime à la fin.
PN : Je précise que Fritz Lang a renié la fin de Metropolis, la trouvant trop consensuelle et pas assez clivante. Il aurait préféré une fin différente. Le film appartient à l'histoire, et son contexte politique (son épouse, la scénariste Thea von Harbou, était proche des idées nazies) est particulier. La restauration du film a été incroyable, avec des morceaux retrouvés dans le monde entier.
L’architecture pessimiste de la science-fiction
Un spectateur : Selon vous, l'architecture dans les films de science-fiction, comme Blade Runner, Matrix, et les deux films d'aujourd'hui, est souvent pessimiste. Y a-t-il des exemples d'architecture optimiste ou futuriste moins terne ?
DA : Qu'appelez-vous une architecture optimiste ? Car l'architecture pessimiste est souvent associée au cyberpunk, au brutalisme, comme dans Metropolis. Il y a des architectures que j'aime et que je n'aime pas. Pour Blade Runner ou Metropolis, qui utilisent des bâtiments existants à New York, j'aime le mélange des architectures new-yorkaises. Je pense que c'est surtout l'utilisation et la manière dont les habitants vivent et transforment la ville qui fait qu'on s'y sent bien ou mal, oppressé ou non. C'est le tissu social et la manière dont la ville est occupée qui donnent cette impression. Historiquement, les gens se sont éloignés des villes polluées pour y revenir ensuite. Il y a des zones désaffectées qui sont réoccupées. Il y a une question de perception. Certains films de SF utilisent l'architecture du bloc soviétique, plus massive, qui peut donner une impression d'emprisonnement. Mais même là, il est possible de changer et de réinvestir cet imaginaire. Pour moi, c'est davantage la perception de la ville qui détermine son caractère optimiste ou pessimiste.
JR : Blade Runner utilise la villa Ennis House de Frank Lloyd Wright, un grand architecte américain du XXe siècle, ce qui est remarquable. L'architecture est toujours le double psychanalytique de la vie ; elle crée une émotion, une ambiance. J'ai en tête une image d'architecture heureuse, même si cela peut paraître surprenant : la maison du dessin animé Barbe à papa, toute rose, est une maison bioclimatique, la maison du bonheur ! Bien sûr, on n'est pas dans la science-fiction, mais cela montre qu'on peut représenter une architecture très positive. Malheureusement, les films heureux sont rares, donc l'architecture heureuse est rarement montrée.
Un second spectateur : J'ai pensé au film de Jacques Tati, Mon Oncle. Tati, un personnage fantasque, traverse des bâtiments sans allure, mais c'est lui qui crée le mouvement avec la ville. Même une maison très moderne et terne prend vie avec les hublots qui forment des yeux, montrant que les habitants donnent vie aux bâtiments. Tout communique.
DA : Le Corbusier, architecte du béton, que je n'apprécie pas particulièrement mais dont les bâtiments sont devenus des références, semble être critiqué dans l'œuvre de Tati, notamment Mon Oncle, qui réoccupe une architecture froide et dénuée de sentiments.
JR : Chez Tati, il y a aussi le film Trafic, incroyable d'invention, qui critique les Trente Glorieuses et l'expansion économique française. Dans les deux films que nous avons évoqués - Metropolis et Le Cinquième Élément -, l'architecture n'est pas le sujet principal ; c'est la ville elle-même. Dans Le Cinquième Élément, l'architecture est même plutôt pauvre, avec des décors intérieurs très minimaux. L'architecture possède toujours un rôle quasi-psychanalytique, transférant un sentiment sur une ambiance interieur.
SW : Pour revenir à l'architecture pessimiste, je trouve pour ma part l’idée intéressante. Ces villes reflètent en effet la perception de la ville à une époque donnée et les angoisses des contemporains. Elles proposent une sorte de tableau de ce qui pourrait arriver à nos espaces de vie, et l'image n'est pas très positive. Elles ne donnent pas envie. C'est comme si l'évolution des modes urbains ne pouvait pas aboutir à une "cité radieuse" (pour reprendre le nom d’une construction de Le Corbusier), où le bâtiment apporterait le bonheur. Aujourd'hui, de nouveaux courants de science-fiction émergent, comme le solarpunk, qui vise à imaginer un futur positif. De même, la campagne, totalement absente dans Metropolis et Le Cinquième Élément, est présente dans le genre post-apocalyptique où la ville est désertée et dangereuse. La vie se réinvente alors dans de petites communautés rurales, avec un retour à l'agriculture, comme une utopie néo-rurale face à la ville devenue un enfer. Il est difficile d'avoir des fictions où la ville prend une tournure totalement optimiste et où l'on a envie de rester.
DA : L'imagerie de la terre est toujours présente en opposition à la ville. Dans Metropolis, les riches sont en contact avec la terre, et dans Le Cinquième Élément, il y a un retour à la terre. Dans les fictions post-apocalyptiques, la société se recrée à la campagne. La nature, le sol, les graines, les fleurs sont la base de la vie, que ce soit dans l'espace ou sur terre. Même dans l'espace, les récits évoquent la terraformation et la création d'espaces naturels.
Un troisième spectateur : Les deux villes déshumanisent beaucoup, c'est un leitmotiv. Dans Metropolis, les ouvriers qui manifestent ou se baignent sont un bloc massif, agissant comme une foule. Les riches, eux, continuent à faire la fête malgré la catastrophe, comme dans Le Masque de la Mort Rouge, déshumanisés par leur opulence. Les seuls humains apparaissent à travers Maria, Fredersen (qui comprend son erreur), et l'ouvrier qui se sacrifie. Dans Le Cinquième Élément, Korben Dallas, initialement désabusé, retrouve son humanité en rencontrant Leeloo. La ville déshumanise, mais des individus parviennent à retrouver leur humanité. L'organisation de Metropolis, avec sa tour centrale pour les riches et les quartiers périphériques pour les autres, rappelle La Zone du Dehors ou l'ancienne Bagdad médiévale, où la ville est compartimentée.
SW : Ce qui est intéressant sur la question de la déshumanisation de la ville, c'est que derrière Metropolis, il y a un arrière-plan biblique, notamment Babylone, avec l'idée d'une ville qui devient un monstre. C’est ce qui la rend inhumaine et en fait le lieu de la luxure, de la débauche, de l'idolâtrie. On retrouve ici l'imaginaire de la corruption et de la décadence, très fort dans Metropolis.
DA : On remarque l'absence des femmes dans Metropolis, elles n'apparaissent que pour se révolter, en groupe. Les enfants sont également peu visibles. Les relations familiales sont inexistantes, tant dans Metropolis que dans Le Cinquième Élément. La seule famille dont on parle dans Metropolis est celle où la femme meurt en couches, comme si cette société était condamnée dès le départ. On ne voit que des hommes, souvent seuls ou ayant des relations problématiques entre eux.
L'espion dans Metropolis me fait penser aux goules de Buffy, ce personnage déshumanisé qui agit comme un individu isolé.
JR : Dans l'histoire urbaine millénaire, la société, c'est la ville. Très vite, une ségrégation socio-spatiale s'est opérée. La question du nombre d'habitants pour une ville idéale a toujours obsédé les penseurs de la ville, comme dans l'URSS naissante des années 1920, où l'on cherchait des unités d'habitation parfaites. Nous adorons avoir un rapport ambivalent avec la ville, et la détester la ville. Y a-t-il des architectures ou des villes heureuses dans les films ? Non, car nous aimons tellement détester la ville sans laquelle nous aurions tant de mal à vivre.
DA : C'est un rapport d'amour-haine. On l'aime et on la déteste.
PN : Merci. Pour une dernière question, si vous deviez conseiller un film en rapport avec l'architecture ou la ville, lequel choisiriez-vous ?
DA : Blade Runner ! Et pour l'architecture, Dark City d'Alex Proyas, avec cette ville qui change constamment, où les personnages ne savent jamais où ils sont car les bâtiments ne sont jamais les mêmes. Mais Blade Runner, évidemment, le film de Ridley Scott de 1982, le vrai, le seul, le premier.
JR : J'aime beaucoup les inventions architecturales du réalisateur japonais Hayao Miyazaki dans ses dessins animés. Il part de motifs classiques, de châteaux ou de palais, et crée des inventions spatiales très puissantes, comme le Château ambulant, où dès qu’on ouvre une porte, on est ailleurs à chaque fois.
SW : Je conseillerais Avatar, le premier et le second. Pour leurs architectures qui ne ressemblent pas du tout aux architectures actuelles. Nous avons du mal en Europe à imaginer construire une ville nouvelle à partir de rien, contrairement à d'autres régions du monde où cela se fait. Ces films nous emmènent vers des espaces qui n'existent pas et nous permettent d'imaginer des formes d'habitat totalement inédites, ce qui est particulièrement intéressant.
PN : C'est vrai que James Cameron imagine toujours un univers. Ses films sont souvent appréciés pour leur beauté visuelle, car le contenu narratif est parfois moins développé. James Cameron est un maître de la technologie et du spectacle, même si cela peut parfois allonger excessivement ses films.
PN : Je tiens à vous remercier pour vos interventions passionnantes. L'architecture, croisement de tous les arts, est très intéressante à aborder via le cinéma. Merci à tous et bonne soirée.