Les paysages et leurs représentations culturelles ont un rôle considérable sur l’organisation de l’espace et les dynamiques territoriales. Face aux effets prévisibles du changement climatique, il est indispensable d’envisager un nouveau type de développement pour les territoires vulnérables du littoral. Il engage à une nouvelle relation au rivage ainsi qu’une solidarité renouvelée entre le littoral et son arrière-pays. De par sa double dimension culturelle et temporelle, le paysage peut alors devenir une ressource pour porter des transitions - touristique, naturelle, agricole et urbaines - dans une relation circulaire liant les conséquences des effets du changement climatique aux efforts d’adaptation et aux représentations qui en découlent.
L’approche culturelle des paysages est à la fois ancienne et commune en France, portée entre-autre par la politique des sites inscrits et classés. D’une vision picturaliste à l’idéal du jardin planétaire, cette représentation culturelle souffre aujourd’hui de son tropisme anthropique et est remise en question par la pertinence des approches environnementalistes. L’État français tente de relancer une politique paysagère (CGEDD, 2014) tandis que les investissements des collectivités en la matière diminuent et que la banalisation des paysages du quotidien est à l’oeuvre. La politique du paysage serait-elle en mauvaise passe ? Il se pourrait que les effets du changement climatique remettent rapidement en jeu la notion de paysage culturel comme relation intime d’une société à son territoire en mutation. Les prochaines décennies verront des atteintes directes à l’environnement et des évolutions des paysages. Il est prévisible que notre rapport identitaire à ces derniers change en même temps que grandira notre capacité à les percevoir comme des ressources pour adapter les territoires aux effets du changement climatique.
Face à la difficulté de définir la notion de paysage culturel, le choix a été fait dans le présent article de partir d’une approche réglementaire pour cerner cet objet à partir de bases convenues puisqu’elles appartiennent aux législations françaises ou internationales. Ensuite, il sera recherché une approche systémique des conséquences des effets du changement climatique et des adaptations comme processus global et récursif modifiant les paysages. Pour faire image, nous nous attacherons plus particulièrement au littoral atlantique qui présente des faciès variés et qui porte des représentations communément partagées.
L’approche institutionnelle du paysage contemporain
Le paysage est conditionné au regard. Cette sensibilité aux territoires perçus va susciter en France des lois de protection du paysage dès le début du 20e siècle. En 1906, les deux lois Bauquier organisent la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique : « propriétés foncières dont la conservation peut avoir, au point de vue artistique ou pittoresque, un intérêt général […] » et la protection des paysages : « Des arrêtés déterminent les conditions techniques auxquelles doivent satisfaire les distributions d'énergie au point de vue ... de la protection des paysages. » La concomitance de ces deux lois renseigne utilement sur un état d’esprit qui perdure : le paysage y assume son obédience visuelle, profondément culturelle, et dans un même temps il faut le protéger des atteintes qu’il subit. En 1930 sera voté une nouvelle loi ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque qui consolida la politique française des sites (7900 sites sont protégés à ce jour). Après la loi dite « paysages » de 1993, la loi d’engagement national pour l’environnement de 2010 introduira les trames vertes et bleues : « ces trames contribuent à … améliorer la qualité et la diversité des paysages. » Cette rapide mise en perspective législative sur un siècle voit l’émergence d’un concept visuel associé au bien commun qu’il est nécessaire de protéger.
Si nous regardons maintenant à l’échelle européenne, la directive « Habitats » (1992) concernant la conservation des habitats naturels (faune et flore sauvages) intègre la gestion des éléments du paysage et le 6e programme d'action pour l'environnement (2002) insiste sur la conservation et l'amélioration des paysages pour la qualité de la vie et le fonctionnement des systèmes naturels. La Convention européenne du paysage dite « de Florence » (Conseil de l’Europe, 2000) porta sur les espaces naturels, ruraux, urbains et périurbains et développa une approche dynamique allant de la protection à l’aménagement. Nous observons une approche différente entre le droit français orienté sur la nature visuelle du paysage et l’approche européenne qui fait du paysage un élément constitutif de l’environnement dont il ne peut être détaché. Dans son article 1e, la convention apporte la définition suivante du paysage : « désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. » Ici, le paysage se définit de façon globale et « il n’est pas limité à des éléments culturels, artificiels ou naturels : le paysage forme un tout, dans lequel les éléments constitutifs sont considérés simultanément dans leurs interrelations. »
L’UNESCO a donné une définition des paysages culturels : ceux-ci présentent les « oeuvres conjuguées de l'être humain et de la nature, ils expriment une longue et intime relation des peuples avec leur environnement. » La Convention du patrimoine mondial (1992) fut le premier instrument juridique international à reconnaître et à protéger les paysages culturels qui illustrent l'évolution de la société sous l'influence de leur environnement naturel. Ces paysages culturels se divisent en trois catégories majeures (UNESCO, 2014) : le paysage clairement défini et créé intentionnellement par l’homme (ce qui comprend les paysages de jardins et de parcs créés pour des raisons esthétiques), le paysage évolutif résultant d'une exigence à l'origine sociale, économique, administrative et/ou religieuse (paysage relique dont les caractéristiques passées restent matériellement visibles ou paysage vivant qui conserve un rôle social actif), et enfin le paysage culturel associatif (association des phénomènes religieux, artistiques ou culturels à l'élément naturel sans traces matérielles tangibles). Bien que ces définitions s’appliquent à des sites très spécifiques relevant d’un intérêt international, elles sont éclairantes sur les différentes interactions possibles entre une société et son environnement pour former un paysage culturel ordinaire. Les gradations allant de l’association à l’intervention et de la conservation à l’évolution continue peuvent nous permettre de penser plus finement nos relations avec les paysages culturels. La définition du paysage culturel qui sera retenue ici tient de ces trois strates : celle de la perception par les populations et d’une dynamique des territoires. Dans un pays fortement anthropisé comme le notre, tout est paysage culturel car perçu et modifié de longue date. Le paysage est alors assumé comme un ensemble de signes qui sont autant de reflets incomplets et déformés de signifiés naturels. Le paysage devient même patrimonial dès lors que la société lui attribue une valeur mémorielle, historique ou esthétique particulière.
Par la suite, nous nous attacherons plus spécifiquement aux paysages littoraux atlantique. Ce littoral se compose pour sa partie naturelle de falaises, de dunes et de landes côtières, de plages, de forêts et zones boisées côtières, de parties naturelles des estuaires, de marais… Mais à bien y regarder, il est surtout caractérisé par des zones urbaines, artisanales et portuaires, ainsi qu’un réseau routier dense. Les sols cultivés y sont plus fragmentés et insérés dans des territoires urbanisés. Pourtant nous avons une représentation idyllique de ces paysages littoraux avec une forte connotation balnéaire. Cette représentation s’est construite avec l’essor du tourisme et le marketing publicitaire tout en réduisant considérablement la grande variété des éléments de paysages à quelques archétypes. Elle conditionne non seulement notre regard mais aussi le rapport de proximité que nous entretenons avec le rivage.
Face à la dégradation alarmante des paysages littoraux, le rapport Piquard de 1973 sur les perspectives à long terme du littoral français posait les fondements de la politique d’aménagement et préfigurait la loi n° 86-2 du 3 janvier 1986 relative à l'aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral, dite « loi littoral ». Cette dernière appartient à un type de normes législatives se limitant à énoncer des principes généraux devant ensuite trouver une application locale dans l'élaboration des documents de planification. Elle structure le paysage littoral en plein en fixant la liste des espaces à préserver, et en creux par les limites d’urbanisation qu’elle suggère. Son application a considérablement joué dans le renouvellement de la perception des paysages littoraux en offrant un cadre réglementaire aux débats locaux.
"Des oeuvres conjuguées de l'être humain et de la nature, ils expriment une longue et intime relation des peuples avec leur environnement."
UNESCO
Effets du changement climatique sur les paysages littoraux
Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a diffusé en 2014 son 5e rapport : en fonction du scénario d'émissions contrôlées (RCP2) ou d'émissions fortes (RCP 8.5), le changement climatique n’aura pas les mêmes effets en matières de températures et de précipitations. Depuis un demi-siècle, le réchauffement observé est net, d'environ 0,7°C, dû à la variabilité naturelle mais surtout aux facteurs anthropiques directs. Dès 2030, une hausse des températures moyennes se fera nettement sentir et cette tendance s’amplifierait puisque nous pourrions observer en 2100 une hausse moyenne de 2°C et estivale de l’ordre de 5,5° C (dans le scénario le plus pessimiste et à certains endroits) s’accompagnant d’une hausse significative du nombre de jours de canicules et d’une généralisation des périodes de sècheresse (fig. 1 : évolution des températures entre 2000 et 2050). L’élévation moyenne des températures (air et eau) devraient entrainer la précocité des événements printaniers et le déplacement des habitats terrestres des plantes et des animaux ainsi que le déplacement des algues, du plancton et des poissons. Elle entrainera aussi des risques d’incendies de forêt plus importants. L’accroissement des épisodes de fortes précipitations pourrait entrainer des inondations, des glissements de terrain et avoir un impact sur la productivité des cultures. Ces effets auront des impacts notoires et directs sur la flore et donc les paysages tels que nous les connaissons aujourd’hui.
L’élévation régulière du niveau de la mer est constante depuis le début du 20e siècle s’accélère depuis trente ans sans pour autant que cette élévation soit géographiquement uniforme (CGEDD, 2011). La montée de son niveau moyen combinée à la modification du régime des tempêtes aura pour effet une accélération du recul de certaines parties du littoral, des submersions temporaires plus fréquentes, une fragilisation des cordons dunaires, la réduction des plages voire la disparition de plages de poche. L’augmentation du niveau de la mer rendra nécessaire le renforcement en hauteur et en solidité des ouvrages de protection maritime au risque de la perte de terres côtières. Enfin, l’augmentation des intrusions salines dans les aquifères côtiers entrainera le développement de nouvelles lagunes et l’appauvrissement des sols agricoles côtiers. La diminution des eaux douces souterraines pour les différents usages (urbain, touristique et agricoles) nécessitera le recours à des techniques de stockage temporaire de l’eau (fig. 2 : réserve de substitution en eau). La modification par envasement ou eutrophisation des marais salants aura des conséquences sur les activités humaines, notamment sur la conchyliculture. Les effets du changement climatique conduiront nécessairement à des évolutions des paysages littoraux qu’il est difficile de prévoir aujourd’hui. Vu que l’intensité des ces effets est incertaine et fait l’objet de plusieurs scénarios de la part du GIEC, leurs conséquences sur les paysages sont encore plus incertaines. D’autre part, la description analytique des effets du changement climatique donne une vision incomplète de la situation à venir car leur combinaison produira des effets croisés restructurant les paysages selon les contextes locaux et selon des rythmes superposés.
Il convient de remarquer que l’avènement des effets du changement climatique obéit à des temporalités et des rythmes variés. L’augmentation des températures moyennes engage une transformation continue tandis que le recul du trait de côte s’opère déjà par saccades irrégulières sous l’assaut des tempêtes hivernales. La position du trait de côte, par exemple, est mobile par nature et a beaucoup bougé par le passé. Au sein de ce mouvement lent, les cordons dunaires et les forêts littorales possèdent leur propre rythme d’évolution et l’ensemble forme des paysages littoraux dynamiques dont les variations nous sont plus ou moins perceptibles. Il faut s’attendre dans les prochaines décennies à des évolutions majeures du littoral avec le déplacement du trait de côte, la modification importantes des milieux et des habitats (modification des aires de réparation de la faune et de la flore), la réduction possible de certains paysages pittoresques comme les marais littoraux et l’apparition de nouveaux paysages lagunaires par exemple. À partir de quand nous rendrons-nous compte que les choses ont changé : lorsque nous ne pourrons plus utiliser le sentier des douaniers que nous affectionnions, lorsque nous ne trouverons plus dans les champs les fleurs de notre enfance ? Se croisent deux phénomènes que sont le rythme des changements et la perception que nous en avons ; l’évolution dans le temps des milieux s’adaptant au climat est une chose et notre perception des paysages une autre. Puisque ce qui fait paysage pour nous n’est qu’une vision sélective du monde, nous pouvons poser sérieusement la question de notre perception des évolutions lentes d’autant que la plupart d’entre-nous ne fréquente que ponctuellement le littoral.
Le littoral atlantique se caractérise par la coexistence de deux types d'organisation de l'espace : une étroite bande côtière fortement urbanisée et un arrière-pays jusqu'à présent marqué par les paysages et les activités rurales, souvent largement déconnecté des flux touristiques. La sur-fréquentation des touristes pèse déjà lourdement sur les milieux littoraux et le bord de mer ne cesse de s’urbaniser - malgré la loi littoral - avec la prolifération des résidences secondaires, de voiries, de services balnéaires. En réaction aux effets du changement climatique voyant une accentuation des risques à proximité directe du rivage, des politiques d’adaptation vont nécessairement modifier notre rapport au rivage et plus généralement les pratiques du littoral. Nous postulons que l’appréciation de ces évolutions passera par la perception du paysage tant l’usage et l’occupation des sols reposent sur des représentations culturelles.