Par Thierry Paquot
Initialement publié dans HERMÈS 84, 2019
Poignée de main ferme, regard droit, léger sourire aux lèvres, Paul Virilio est accueillant, il s’inquiète de vous, de votre santé, de vos proches, avant de parler – en articulant parfaitement les mots qu’il prononce –, non pas de lui, mais de l’état du monde qui le préoccupe tant. « Tu as vu, cet accident ferroviaire en Inde ? » ou bien « Le site de Fukushima n’est pas près d’être sécurisé, on nous ment… ». Certains commentateurs, qui ne l’ont pas lu, le présentent comme un « prophète du malheur », jouissant du moindre dysfonctionnement technique ou de toutes les catastrophes présentes et annoncées. Comment un homme si attentif à la vie pourrait-il se réjouir des guerres, des attentats terroristes, des tremblements de terre, des épidémies qui ravagent des populations ou des accidents d’avion ? Ce qu’il désapprouve, c’est le cynisme des décideurs (patrons de multinationales ou gouvernements) qui mettent sur le marché un produit toxique ou s’enthousiasment pour des machines à tuer, le tout généralement au nom du progrès ! Je ne sais plus quand je l’ai rencontré pour la première fois : était-ce au restaurant japonais de la rue Sainte-Beuve où Jean Baudrillard déjeunait le samedi avec les amis présents ? Ou en compagnie de Jean Duvignaud, au début des années 1980 ? Quoi qu’il en soit, nous nous sommes revus régulièrement et lorsqu’en 1994 je suis devenu l’éditeur de la revue Urbanisme, née en 1932 comme Esprit, Paul a accepté de participer au comité de rédaction. Il avait, incontestablement, une certaine aura et ses propos étaient écoutés avec attention, non sans agacement parfois, aussi bien lorsqu’il expliquait qu’un projet d’architecture ne devait pas être dessiné mais raconté ou lorsqu’il insistait pour que l’on traite des « villes privées », qui immanqua- blement allaient se développer…
FORMATION SUR LE TAS
Paul Virilio naît en 1932 à Paris, d’un père italien, ouvrier (carrossier), communiste et d’une mère, catho- lique, bretonne. Dès le commencement de la guerre, ils s’installent à Nantes. C’est là qu’il fait l’expérience de la guerre-éclair, aérienne. Il se souvient précisément du 16 septembre 1943 où il a vu Nantes debout, puis après un bref bombardement, détruite, anéantie. Il n’en reve- nait pas. Il demeure persuadé que cette expérience va non seulement le marquer profondément mais orienter toute sa future réflexion, sa compréhension du monde : « Nous étions bombardés par les Alliés. Pour un môme de dix ans, il y a là quelque chose de philosophique : ceux qui nous tuent on les aime, ceux qui nous occupent on les hait. Je suis l’enfant de cette perplexité, de cette ambiguïté, mais, surtout, je suis un “occupé”. On a beaucoup parlé de résis- tants et de collabos, mais c’est oublier que pour être l’un aussi bien que l’autre, il faut être, avant tout, occupé. Même si avec mes parents j’étais dans un milieu qui résistait, j’étais occupé, vivant sous conditionnement, avec cette ambiguïté d’être menacé d’extermination par ceux qui étaient censés nous libérer (1). »

Dès 1948, il peint des panneaux pour les cinémas (les ancêtres des affiches…) et s’initie aux décors de théâtre, fréquente l’école des Métiers d’art de Paris, qu’il quitte pour « incompatibilité » (il apparaissait « excentrique » et refusait la rigidité de l’encadrement) ; néanmoins, il y fait la connaissance de « Dominique » Suzanne Gruault qui sera diplômée et qu’il épousera en 1954. Ils auront une fille, Sophie. Il travaille un temps pour l’Atelier de vitrail d’Adeline (1917-1998) et Paul (1911-1982) Bony. En 1950, il se convertit au catholicisme, suite à sa rencontre avec un prêtre-ouvrier. Comme maître-verrier, il participe au chantier de la chapelle du Rosaire à Vence de Matisse et à celui de l’église de Varengeville-sur-Mer de Braque. Pas mal comme école, non ? En 1953, il se rend en Allemagne pour effectuer son service militaire. Au retour il réalise avec Henri Déchanet les vitraux de l’église Notre-Dame- des-Pauvres dans le quartier ouvrier d’Issy Plaine à Issy- les-Moulineaux (les architectes sont Jean Blaise Lombart et Henri Duverdier), dessinés par Léon Zack (1892-1980) et ceux de la Clarté-Dieu à Orsay dus à Serge Rezvani. Durant cette époque, il peint, en particulier des huiles sur toile qu’il intitule « les antiformes ». « On était encore entre Van Gogh et Gauguin, me confie-t-il. L’abstraction allait éclater avec tous les grands. Je voulais peindre. J’ai fait des anti-formes : je peignais des vides entre les objets, et j’intitulais ces peintures, généralement des gouaches, “Entre deux”, “Entre quatorze”, “Entre trois”. Je jouais sur l’espace et la matière absente, ce qui m’a évidemment mené à l’espace architectural. » Avec sa femme, il dirige une galerie de peinture rue de l’Ancienne Comédie, avant de monter leur atelier de vitrail, rue Rousselet, en 1955. En tant qu’audi- teur « libre », il suit les cours de Vladimir Jankélévitch, Jean Wahl, Raymond Aron, Maurice Merleau-Ponty, Louis de Broglie et René Thom. « C’est Jankélévitch qui m’a le plus inspiré me dit-il. C’était un homme à l’ancienne, et certainement l’un des plus grands pédagogues de la phi- losophie. » Cette formation autodidactique ne le quittera jamais, Paul Virilio est un éternel apprenant… qui ne cesse de lire ouvrages et journaux, et de s’informer.

La guerre d’Algérie le rattrape et il doit partir dans les Aurès en 1956, pour une durée de six mois. À son retour, il commence à se documenter sur le Mur de l’Atlantique, n’ayant pas oublié sa vision, adolescent, des bunkers sur les plages, qui le fascinent tout autant qu’ils l’inquiètent…

« Au lendemain de la guerre, se souvient-il, j’ai découvert la mer avec un cousin en prenant la micheline qui allait à La Baule. J’ai découvert l’horizon marin et avec lui l’éternité, l’immensité, la finitude du monde. Je me souviens qu’en arrivant sur la plage j’ai aperçu un blockhaus. J’ai découvert la mer en même temps que ces espèces de statues de l’île de Pâques qui avaient l’air d’attendre face au large. » 

Le territoire et ses limites, le rivage et son espace, les villes et leur fragilité le préoccupent de plus en plus ; pas étonnant alors de le retrouver cofondateur, avec l’architecte Claude Parent (1923-2016), le sculpteur Morice Lipsi (1898-1986) et le peintre Michel Carrade (né en 1923) d’Architecture Principe qui œuvre pour l’oblique. Le groupe sort une revue qui connaît 9 numéros (le dernier en 1968 traitait de « La révolution urbaine »), un dixième (« Désorientation et dislocation ») complétera le reprint de la collection en 1996. 
L’architecture oblique marque « la fin de la verticale comme axe d’élévation, la fin de l’horizontale comme plan permanent, ceci au bénéfice de l’axe oblique et du plan incliné. »

En 1965, il met sur pied l’exposition « Exploration du futur » dans les salines d’Arc-et-Senans, conçues par Claude-Nicolas Ledoux. L’année suivante, il est invité aux Journées nationales sur les parcs naturels régionaux et sur- tout réalise avec Claude Parent l’église Sainte Bernadette du Banlay à Nevers, qui expérimente l’oblique à l’inté- rieur d’un bloc de béton que de nombreux paroissiens et visiteurs prennent pour un bunker… « Je suis chrétien, m’explique-t-il, lorsqu’on regarde l’église d’un certain point de vue, c’est une forteresse, mais d’en haut on peut voir deux ventricules, le chœur de la confession et celui de la communion, on entre dans un sacré cœur, cela corres- pond parfaitement à Lourdes. » Bernadette a une vision de la Vierge dans une grotte, la grotte est la matrice de l’archi- tecture, c’est cet archétype que Paul Virilio et Claude Parent ont honoré. La même année, il répond aux questions d’Éric Rohmer dans Le celluloïd et le marbre et en 1967, il réalise le Centre de recherche aérospatiale de l’entreprise Thomson-Houston à Vélizy-Villacoublay.
Revuiste, essayiste et enseignant
En 1968, il est recruté à l’École spéciale d’architec- ture comme chef d’atelier. Il va y effectuer toute sa car- rière jusqu’en 1997, devenant professeur, directeur, puis président… « Je n’aurais jamais imaginé enseigner, me dit-il. Cela a été une découverte et le bonheur de ma vie. Je ne transmets pas un savoir à l’étudiant. Par des tech- niques, des méthodes, des apprentissages, des dialogues, je réveille, je révèle le savoir qui est en lui. Je disais tou- jours à mes étudiants qu’ils n’étaient pas mes élèves. Ma politique, c’est celle des auteurs. Je leur répétais : “Devenez un auteur”. » C’est là qu’il invente le « triptyque » : l’étu- diant doit remettre un mauvais projet, puis celui qu’il considère bon et enfin celui qui dépasse et enveloppe les deux précédents…

Mai 68 le passionne, il participe activement aux acti- vités politiques du théâtre de l’Odéon, qu’il occupe. Le théâtre décentre les débats trop focalisés sur la Sorbonne et le marxisme, auquel il n’adhère pas. Il avait affiché le slogan « L’imagination prend le pouvoir » dans la chapelle de la Sorbonne ; un délégué lui dit que c’est absurde, car « c’est la classe ouvrière qui prend le pouvoir ». No comment. Cela lui suffit : l’université n’a rien à proposer. Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, lui commande un article pour un dossier sur « la révolte des jeunes », les deux hommes sympathisent et Paul Virilio devient membre de la rédaction en 1969. Il le restera jusqu’en 1977. Il m’a raconté à quel point les séances rédactionnelles l’intéres- saient. Il s’y sentait bien, et non seulement il se retrouvait dans un milieu « chrétien » mais, avec d’autres autodi- dactes, comme Benigno Cacérès, ouvrier charpentier, résistant et animateur de Peuple et Culture, par exemple. L’université ne l’a jamais reconnue comme un théoricien, son incontestable notoriété résulte de ses publications et d’un lectorat international. L’échange, le débat d’idées, la polémique appartiennent à sa façon de penser, aussi privilégie-t-il les revues, comme lieux de discussions et de rencontres tout autant que d’exposition de son point de vue. Avec Jean Duvignaud, il crée Cause commune en 1972, vite rejoint par Georges Perec et Pascal Lainé qui obtient le prix Goncourt avec La Dentellière en 1974. Il est aussi de l’aventure éditoriale de Traverses, avec Jean Baudrillard, Huguette Briand-Le Bot, Marc Le Bot, Michel de Certeau, Louis Marin, etc., et le Centre de création industrielle (CCI) du centre Pompidou, revue publiée par les éditions de Minuit, tout comme il écrira dans L’Autre Journal, fondé par Michel Butel en 1984, en compagnie de Marguerite Duras, Gilles Deleuze, Michel Foucault, etc. Il devient directeur de la collection « L’espace critique » aux éditions Galilée en 1973 et sort l’année suivante Espèces d’espaces de Georges Perec, qui sera traduit en plusieurs langues et continue à se vendre chaque année… En 1975, il est le curateur de l’exposition « Bunker Archéologie » au musée des Arts décoratifs et le coordinateur du catalogue. En 1976, il publie son premier ouvrage, L’Insécurité du territoire, chez Stock : il me dit « que nous devrions nous appeler des terriens et non pas des humains. Nous sommes des ter- riens, nous venons de l’humus, de la terre. Pour moi, il y a trois corps : le corps territorial, la planète, le corps social et le corps animal. Avec la conquête du monde colonial, puis la conquête spatiale et la conquête de la vitesse, nous avons perdu (philosophiquement) le corps territorial qui fondait les deux autres. Nous sommes reliés par la gravité terrestre. Sur une autre planète, nos relations ne seraient pas les mêmes. Il existe donc une sorte de gravité sociale qui est fondamentale, d’où mon intérêt pour le sol. » Le ter- ritoire, réel et virtuel, appartient aussi bien au vivant qu’à l’humain, malgré ses altérations et dénaturations : c’est par conséquent un mot important du vocabulaire de Paul Virilio. C’est par cette entrée qu’il comprend que les tech- nologies (dites « nouvelles ») modifient le couple « espace/ temps » en supprimant la distance avec la vitesse, au point où la géographie disparait : « La rapidité, m’explique-t-il, a réduit le monde à rien et nous commençons à sentir la claustrophobie de cette situation, c’est-à-dire la rétention des distances de temps. Dans l’un de mes livres, j’ai parlé de la boucle vide, l’horizon négatif, soit faire le tour du monde pour rien, juste pour le faire, non pas pour aller quelque part mais seulement pour revenir. » Suivront une bonne trentaine d’essais, originaux, décapants, audacieux, qui mêleront arts, technologies, politique, écologie, villes… En 1981, avec le père Patrick Giros (1939-2002), il effectue des « tournées-rues », ancêtres des « maraudes », pour repérer et aider les sans-logis, depuis appelés « SDF ». L’association se nomme « Aux captifs, la libération ! » Le père Patrick Giros s’était auparavant occupé des blousons noirs, puis des prostituées du bois de Boulogne. Là, il dénonce cette indignité absolue : être privé d’un toit. Plus d’une décennie après, Paul entre au Haut Comité pour le Logement des personnes défavorisées que l’abbé Pierre met en place et qui, depuis, produit chaque année un rapport sur l’état du logement. On y apprend l’existence tenace de logements insalubres, la place scandaleuse des « marchands de som- meil », la lenteur des politiques publiques et la frilosité de toute la société pour prendre à bras-le-corps cette ques- tion. Avec son collègue de l’École spéciale d’architecture, Chilpéric de Boiscuillé (né en 1941), Paul Virilio lance un concours en 1993 sur les « balises urbaines », afin d’offrir aux SDF, qui errent d’un banc à une anfractuosité d’un mur, d’un porche à une arrière-cour, un abri décent pour une halte réparatrice, avec de quoi se laver et laver leurs vêtements, se faire un café, se reposer, téléphoner aux ser- vices sociaux, etc. Les partenaires ne se bousculent pas au portillon et chaque hiver comptabilise ses morts sur le front urbain…
D’une exposition l’autre…
En 1997, il préside « Image et Politique » aux Rencontres internationales de la photographie à Arles, puis prend goût aux expositions, avec le soutien de la Fondation Cartier et de Hervé Chandès : en 1999, « 1 Monde réel » ; en 2000, « Le Désert » ; en 2002-2003, « Ce qui arrive » et en 2008-2009, avec Raymond Depardon, « Terre natale. Ailleurs commence ici ». Déjà en 1979, l’année de l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island, il rédige un article pour dire que le temps de l’accident local (comme le Titanic) était révolu, qu’il laissait la place à l’accident global et au changement d’échelle des technologies. Consulté lors de la programmation du futur musée des Sciences et des Techniques, à La Villette, Paul Virilio conseille de ne pas oublier l’accident qui est constitutif du progrès : on n’en tient pas compte et le musée ouvre en 1986, année de Tchernobyl et de l’explosion de la navette Challenger… Avec « Ce qui arrive », il veut montrer à quel point un acte terroriste (l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center le 11 septembre 2001) modifie « l’art de la guerre » et fonde une guerre sans front, sans armée, sans règle, sans ennemi, sans diplomatie, etc. C’est en préparant ces expositions qu’il prend conscience de l’importance de l’accident, la face cachée de n’importe quelle innovation technologique. Il m’explique : « Depuis 1975, je travaille sur la vitesse, c’est-à-dire sur la perte de contrôle. Je vous rappelle que l’obtention du permis de conduire exige la maîtrise de son véhicule, or des constructeurs proposent dorénavant des régulateurs de vitesse ce qui par conséquent déresponsabilise le conducteur. Il en est de même pour celui qui travaille sur la vitesse, il n’a pas le droit d’évoquer l’accident. La vitesse est emblématique du Progrès, c’est même sa mesure2. » C’est vrai que la publicité vous incite à changer de machine (ordinateur, cellulaire, etc.) car la nouvelle génération va plus vite. Ce que ne vous dit pas la publicité, c’est que l’accident qui accompagne tout progrès est aussi proportionnel à son accélération et à sa taille : ainsi un super-avion de 1 000 places représente potentiellement un crash de 1 000 passagers… « C’est pour cela, poursuit-il, que je suggère l’ouverture d’un musée des Accidents et la création d’un Conservatoire des catastrophes, à côté du Palais de la découverte ou du Conservatoire des Arts et Métiers, non pas pour entretenir le sentiment de la peur, mais parce qu’ils sont le pendant l’un de l’autre. J’irais même plus loin, je suis persuadé qu’il est impératif d’ouvrir une Université des désastres. D’où vient la catastrophe ? Elle procède du succès des technosciences. C’est l’accident de la réussite, pas celui de l’échec. Cette université devra mesurer et prévenir l’accident du succès technique. » Je trouve ces propositions excellentes, d’autant qu’elles émanent d’un penseur qui n’a pas intégré ni la notion d’effondrement (la « collapsologie ») ni celle d’anthropocène qui n’ont été popularisées qu’après. Paul Virilio, comme souvent, saisit avant les autres, avec une rare acuité et une subtile intuition ce qui « travaille » la société, la technique, la ville.

Retiré à La Rochelle, où réside aussi son ami Jean Duvignaud (1921-2007), il accepte volontiers d’être interviewé (j’y suis allé plusieurs fois pour France Culture ; il m’attendait à la gare et m’emmenait marcher sur les quais, il portait une casquette de marin et un gilet en velours avec plein de poches pour des stylos et aussi des coupures de presse et des petites feuilles griffonnées sur lesquelles il avait noté ses réponses) et filmé. Il reçoit l’hommage du Grand Prix de l’Urbanisme en 2010, ce qui le réjouit (personnellement, je trouvais qu’il était temps !), puis connaît un moment de dépression, perd son épouse (le double à lui-même) en 2016, reprend des forces et com- mence la rédaction d’un nouvel essai, interrompue par la mort brutale le 10 septembre 2018. Le 3 avril 2019, le maire de La Rochelle inaugure l’allée Paul Virilio. Elle longe le quai, face à la médiathèque où il se rendait chaque jour. Le passant, en empruntant cette allée, sera en bonne compa- gnie, celle d’un littoraliste, convaincu que la mer est une ouverture et que chacun d’entre nous est un port…
Une œuvre majeure pour notre temps
Traduit dans de nombreuses langues, toujours cité dans des ouvrages japonais, suédois, italiens, américains, etc., Paul Virilio connait-il, en France, une phase de purgatoire ? Je suis étonné que dès qu’on parle d’accélération, le journaliste wikipédiatisé mentionne Harmut Rosa. De même que les architectes et urbanistes fascinés par la smart city et la gated community ignorent son nom. Ou encore les spécialistes des sciences de la communication et de l’information qui traite de la « cyberdémocratie » et de la « démocratie émotionnelle », des « réseaux » et des « écrans », de « l’ubiquité » et de « l’instantanéité » sans s’y référer. Perte de culture ? Effet de mode ? Son heure reviendra, car sa pensée rend intelligible le monde, notre monde.

Dès son premier livre, il attribue à la vitesse, dont on parle alors peu, un rôle essentiel dans la transformation de notre manière de voir et de vivre le monde. Il écrit : « La vitesse n’est plus le signe d’un progrès, d’une progression, mais celui d’une conversion, la révolution véhiculaire est finalement un éternel retour, l’illusion de la droite a cessé et, avec elle, celle du “trait d’union” entre les nations et les peuples […] » (L’Insécurité du territoire, 1976, p. 279) Pour ceux qui, alors, connaissent son travail d’architecte avec Claude Parent, « l’illusion de la droite » bute contre l’oblique, qu’ils privilégiaient dans leur revue Architecture Principe… Un an plus tard, il constate que « La rue est comme un nouveau littoral, le domicile un port du trans- port d’où l’on peut mesurer l’importance du flux social, prévoir ses débordements, les portes de la cité, ses octrois et ses douanes sont des barrages, des filtres à la fluidité des masses, à la puissance de pénétration des meutes migratrices. » (Vitesse et politique, 1977, p. 16) Les métaphores maritimes s’imposent à l’adulte qui a vécu la « guerre éclair » à Nantes, elles ne le quitteront plus. D’où lui vient l’idée d’associer à la vitesse celle de la « course » qui en grec se dit dromos et qu’on retrouve dans « hippodrome », « vélodrome » ou encore « boulodrome » ? Ainsi invente-t-il la « dromologie » ou « connaissance de la vitesse », qu’il ne tarde pas à enrichir d’autres termes apparentés : « En fait, il n’y a pas “révolution industrielle” mais “révolution dromocratique”, il n’y a pas démocratie mais dromocratie, il n’y a plus stratégie mais dromologie. » (Vitesse et politique, 1977, p. 53) La vitesse s’infiltre partout et devient même la preuve incontestable de tout « progrès » et ce dans tous les domaines. La communication n’en est pas épargnée : « Avec le moyen de communication instantanée (satellite, TV, câble à fibres optiques, télématique…) l’arrivée supplante le départ : tout “arrive” sans qu’il soit nécessaire de partir. » (L’Espace critique, 1984, p. 15) L’instantanéité et l’ubiquité, qu’on croyait appartenir à la science-fiction, s’imposent dans la vie quotidienne de chacun, où qu’il se trouve et quoi qu’il fasse : « C’est cela même, la grandeur de la vitesse, une grandeur inégalée, une “profondeur de temps” qui échappe aux habituelles limitations dues à la résistance des matériaux, comme à la localisation plus ou moins lointaine des objets observés. » (L’Espace critique, 1984, p. 66) À la « profondeur de champ » du cinéma, Paul Virilio ajoute la « profondeur de temps » des technologies communicationnelles, qui devient notre ordinaire temporel. Il nous faut donc apprendre à voir cette nouvelle réalité, non avec nos yeux, mais avec notre regard façonné par la technique. Aussi prévient-il : « La cécité est donc bien au cœur du dispositif de la prochaine “machine de vision”, la production d’une vision sans regard n’étant elle-même que la reproduction d’un intense aveuglement, aveuglement qui deviendrait une nouvelle et dernière forme d’industrialisation : l’industrialisation du non-regard. » (La Machine de vision, 1988, p. 152) Quelques années après, cette situa- tion a triomphé, au point où il place en exergue d’un nou- veau livre cette curieuse formule en forme de devinette sans point d’interrogation :
« Un jour le jour viendra où le jour ne viendra pas » (La Vitesse de libération, 1995, p. 9)

Dans cet ouvrage, il poursuit sa dénonciation des effets et méfaits de la vitesse et indique aux lecteurs la nature des changements en cours, comme la mutation de l’horizon par exemple : « Mais l’horizon, la ligne d’horizon, n’est pas uni- quement le socle du saut, il est aussi le tout premier littoral, le littoral vertical, celui qui sépare absolument le “vide” du “plein”. » (La Vitesse de libération, 1995, p. 11) Cette torsion de l’horizontal au vertical entraîne l’émergence d’une tout autre géographie de l’urbanisation à l’œuvre depuis un siècle : « De l’urbanisation de l’espace réel de la géographie nationale à l’urbanisation du temps réel des télécommunications internationales, l’espace-Monde de la géopolitique cède progressivement sa primauté stratégique, au temps- Monde d’une proximité chronostratégique sans délai et sans antipode. » (La Vitesse de libération, 1995, p. 89) Quelques pages plus loin, relisant cet essai pour la énième fois, je sou- ligne ce passage qui ne m’avait pas marqué auparavant : « Après le no man’s land des campagnes désertifiées, comment imaginer demain le no man’s time d’une planète où l’intervalle de l’espace local des continents aura aban- donné sa primauté à l’interface du temps mondial des auto- routes de l’information ? » La Vitesse de libération, 1995, p. 94) Là, je souris quelque peu irrité. Pourquoi ? Parce que de mon côté, et d’une tout autre manière, je croyais avoir inventé cette expression de no man’s time ! En effet, assem- blant divers moments temporels non affectés à une activité dite « productive », comme la sieste, l’ennui, l’attente, la rêverie, me vint à l’esprit cette notion de no man’s time. Ces moments très particuliers de la vie quotidienne sont subjec- tifs, personnels, uniques, gratuits, un peu à l’instar de ces lieux sans valeur foncière que sont les friches, les terrains vagues, les dents creuses et autres terrains vacants ou délaissés… Suite à la publication de mon article dans la revue Entropia (et repris plus tard dans Un Philosophe en ville, Infolio, 2016), le géographe Luc Gwiazdzinski m’assura en être également l’auteur. Comme quoi l’on peut élaborer une notion sans savoir que d’autres en font autant, sans pour autant y mettre la même chose, Paul Virilio reste au niveau du « temps mondial » alors que je me place à celui du « temps personnel », intime… À cette temporalité chamboulée par les technologies numériques, la spatialisation s’avoue per- turbée également, même si le couple « espace-temps » a divorcé sans espoir de réconciliation. Il convient donc de se doter de nouveaux concepts qui rendent compte de ces changements. « Je ne travaille pas sur l’objet et le sujet – c’est le travail du philosophe –, prévient-il, mais sur le trajet. J’ai même proposé d’inscrire le trajet entre l’objet et le sujet et d’inventer le néologisme “trajectif” pour s’ajouter à “subjectif” et “objectif”. Je suis donc un homme du trajectif et la ville est le lieu des trajets et de la trajectivité. C’est le lieu de la proximité entre les hommes, de l’organisation du contact. » (Cybermonde et politique du pire, 1996, p. 40) Combien de fois ai-je, en le citant, expliqué que le « projet », au sens philosophique, relève de l’existentialisme sartrien en particulier, et qu’il vise à « se mettre au-devant de soi » (ex-sistere) et que c’est le « trajet » qui mérite notre attention car celui-ci enveloppe à la fois le projet et le devenir qu’il contient en germe. Non sans contrariété, car les technologies communi- cationnelles aplatissent en quelque sorte les aspérités du temps, gomment les ici en homogénéisant les temporalités en un seul maintenant illimité : « La question de la télépré- sence délocalise la position, la situation du corps. Tout le problème de la réalité virtuelle, c’est essentiellement de nier le hic et nunc, de nier le ici au profit du maintenant. Je l’ai déjà dit : ici n’est plus, tout est maintenant ! » (Cybermonde et politique du pire, 1996, p. 44) Dans cet éternel maintenant, les distances s’effacent, aussi Paul Virilo articule à l’écologie « verte » une écologie « grise » : « Parallèlement à la pollu- tion des substances, m’explique-t-il, – l’air, l’eau, la faune, la flore, l’écologie verte –, il y a l’écologie des distances : la rétention des distances de temps, c’est-à-dire la pollution non plus de la nature mais de la grandeur nature. Il n’y a pas de nature sans grandeur : un homme mesure entre 1 et 2 m, pas plus ; un chien a lui aussi ses proportions. » Cette éco- logie des distances sous-entend la croissance démographique (la « bombe humaine ») et la réduction de l’espace vital indispensable à chacun pour cohabiter pacifiquement qu’elle provoque, mais aussi la démultiplication des infor- mations qui crée un climat de stress géopolitique. « Après la première bombe, la bombe atomique susceptible de désinté- grer la matière par l’énergie de la radioactivité, surgit en cette fin de millénaire, explique Paul Virilio, le spectre de la seconde bombe, la bombe informatique capable de désintégrer la paix des nations par l’interactivité de l’information. » (La Bombe informatique, 1998, p. 74) L’urbaniste qui som- meille en Paul Virilio se réveille régulièrement comme lors de la rédaction de Ville panique qui fait suite aux attentats terroristes du 11 septembre 2001 à New York, mais reprend le titre d’un article plus ancien paru dans la revue Traverses. Il considère que « […] chaque citadin est un urbaniste qui s’ignore. Autrement dit, un expert de l’unité de temps et de lieu du déplacement qui va du proche au lointain. » (Ville panique, 2004, p. 17) Visitant l’urbanisme moderne, il s’in- quiète de la disparition des rues (« Aussi nécessaires que l’eau ou que l’air qu’on respire, les rues sont les couloirs de l’âme et des obscures trajectoires de la mémoire. » (Ville panique, 2004, p. 21) et redoute les villes tourées, car « la tour […] est une impasse en altitude […] » (Ville panique, 2004, p. 32) L’hétérogène n’a plus sa place, y compris en architec- ture : « Aujourd’hui, où tous les exemples sont suivis en temps réel par l’hyperpuissance des mass media, l’événe- ment, c’est uniquement la rupture de continuité, l’accident intempestif, qui vient rompre la monotonie d’une société où la synchronisation de l’opinion complète habilement la stan- dardisation de la production. » (Ville panique, 2004, p. 36) Le territoire lui-même devient atopique : « […] l’entreprise n’est plus introvertie, enracinée dans une quelconque “localité”, mais bien extravertie, émancipée de toute localisation géophysique, offerte au chaos d’un empire terminal et néocolonial qui met la vie à l’envers puisque désormais : AILLEURS COMMENCE ICI. » (Ville panique, 2004, p. 114) Cette dernière formule reviendra dans ses entretiens comme dans ses écrits du début du xxie siècle tel un leitmotiv, qu’il affinera d’année en année. Ainsi en 2008, il considère que « […] grâce aux télétechnologies de l’infor- mation, le sédentaire demeure partout chez lui et le nomade nulle part, en dehors de l’hébergement provisoire d’une transhumance désormais sans but, non seulement entre les divers pays mais aussi au sein d’une même patrie et d’un territoire où les camps de réfugiés succèdent non pas aux BIDONVILLES de naguère, mais aux VILLES ; la mégalo- pole des exclus de tous bords venant concurrencer celle, bien réelle, des inclus de l’OUTRE-VILLE. » (propos repris dans La Pensée exposée, 2012, p. 15) La situation s’avère terrible, sans pour autant heurter la pensée des Terriens, condamnés, les uns à la migration forcée, les autres à une sédentarisation normée : « C’est donc de cette forme d’INHABITATION insalubre que nous parlent aujourd’hui les exodes, les exils lointains, toutes ces délocalisations qui ne sont jamais que des déportations déguisées, non plus comme jadis, vers l’extermination des camps, le GÉNOCIDE, mais vers l’externalisation de l’outre-ville à venir, le GÉOCIDE du crépuscule des lieux, l’épuisement des ressources de la géodiversité du globe terrestre. » (propos de 2008, La Pensée exposée, 2012, p. 28) Que retenir de ces analyses à chaud ? Car Paul Virilio s’évertue à analyser le réel dans son actualité la plus criante, il ne se perd pas dans des circonvolutions historico-théoriques, il ose révéler (il se revendique révélutionnaire) ce qui se dissimule sous des tendances que certains interprètent comme conjoncturelles alors même qu’elles sont structurelles et en ce sens dévastatrices. C’est la météo qui à présent dicte sa loi et se fait météopolitique, le mouvement migratoire, celui des réfugiés climatiques, en est le thermomètre, plus il charrie de migrants plus la ville « panique » et se perd dans ses confins, s’exurbanise en quelque sorte…

Quelle chance d’avoir pu rencontrer un tel Terrien ! De l’avoir lu et de bénéficier de son incroyable agilité intellectuelle. Ce lanceur d’alertes est aussi un passeur d’idées qui est persuadé que les idées peuvent, parfois, réorienter le monde et s’opposer à la folie des décideurs, qui sont tranquillement assis sur la branche qu’ils scient…
Notes
(1) « L’invité : Paul Virilio », entretien avec Thierry Paquot, Urba- nisme, no 362, sept.-oct. 2008, p. 69-77.

(2) Cf. « Paul Virilio, parano ? », entretien avec Thierry Paquot, Le Magazine littéraire, no 444, juillet-août 2005, p.64.
Principaux ouvrages
Bunker archéologie, Paris, éditions Centre Georges Pompidou, 1975.
Essai sur l’insécurité du territoire, Paris, Stock, 1976.
Vitesse et politique. Essai de dromologie, Paris, Galilée, 1977. Défense populaire et luttes écologiques, Paris, Galilée, 1978. Esthétique de la disparition, Paris, Balland, 1980.
L’Espace critique, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1984.
L’Horizon négatif. Essai de dromoscopie, Paris, Galilée, 1984.
Guerre et cinéma I. Logistique de la perception, Paris, éditions de l’Étoile-Cahiers du cinéma, 1984.
La Machine de vision, Paris, Galilée, 1988. L’Inertie polaire, Paris, Christian Bourgois, 1990. L’Art du moteur, Paris, Galilée, 1993.
La Vitesse de libération, Paris, Galilée, 1995.
Cybermonde, la politique du pire, entretiens avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996.
Un Paysage d’événements, Paris, Galilée, 1996.
Voyage d’hiver, entretiens avec Marianne Brausch, Marseille, Parenthèses, 1997.
La Bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.
Une Stratégie de la déception, Paris, Galilée, 1999.
La Procédure silence, Paris, Galilée, 2000.
Chambres précaires, avec des photographies de Jacqueline Salmon, Heidelberg, Kehrer Verlag, 2000.
Ce qui arrive. Naissance de la philofolie, Paris, Galilée, 2002.
Ville panique. Ailleurs commence ici, Paris, Galilée, 2004.
L’Accident originel, Paris, Galilée, 2005. L’Art à perte de vue, Paris, Galilée, 2005. L’Université du désastre, Paris, Galilée, 2007.
Le Futurisme de l’instant, Paris, Galilée, 2009.
Terre natale. Ailleurs commence ici, par Paul Virilio, Raymond Depardon, Diller Scofidio+Renfro, Mark Hansen, Laura Kurgan et Ben Rubin, Arles, Actes Sud/Fondation Cartier.
Le Grand Accélérateur, Paris, Galilée, 2010.
L’Administration de la peur, entretien avec Bertrand Richard, Paris, Textuel, 2010.
La Pensée exposée. Textes et entretiens pour la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Arles, Actes Sud, 2012.
Bombardement
Il était assis dans la brasserie face au port. Sa mère l'avait envoyer à neuf ans et demi faire la queue rue du calvaire pour envoyer des biscuits aux prisonniers. Enfin relayé dans la queue, il avait été admirer les jouets dans les vitrines voisines. L'après-midi même, les sirènes avaient retenti et sortant de l'abri après le bombardement, il était retourné dans la rue pour découvrir les décombres des bâtiments anéantis. Une incompréhension était née du souvenir présent des jouets dans la vitrine et disparu si vite. L'homme âgé maintenant, assis dans cette brasserie, expliquait que cela avait définitivement orienté sa vie : qu'est-ce qui est fixe, qu'est-ce qui bouge ? et les choses que l'on croit permanente le sont-elles vraiment ?

Propos de Paul Virilio recueillis par Jean Richer en 2002.
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