« Tu m’irradieras encore longtemps
Bien après la fin
Tu m’irradieras encore longtemps
Au-delà des portes closes »
Bien après la fin
Tu m’irradieras encore longtemps
Au-delà des portes closes »
« Le dimanche à Tchernobyl », Alain Bashung, Album L’Imprudence (2002)
I.—l’après-catastrophe de Tchernobyl
I.1. Un accident prophétique
Les catastrophes sont très médiatisées juste après leurs survenances, mais l’après l’est bien moins, comme si nous l’avions échappé belle et que le cours trépidant de l’actualité pouvait reprendre son travail d’amnésie collective. Les contextes de post-catastrophe méritent néanmoins toute notre attention en repartant de la pensée sur l’accident du théoricien français de l’urbanisme Paul Virilio (1932-2018). Or, lors d’un entretien en 2002 entre Paul Virilio et l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch (1948 —) à propos de l’accident nucléaire de la centrale de Tchernobyl survenu le 26 avril 1986, cette dernière avait commencé par ces mots : « je suis un témoin bizarre témoin du passé ou peut-être du futur ». Virilio lui avait alors répondu : « Du futur. Parce que le futur nous parle du temps et effectivement, l’accident de Tchernobyl est d’abord un accident du temps […] et en ce sens, c’est un accident prophétique ».
Paul Virilio a fondé son œuvre sur la compréhension de l’accident, ce qui le rattache au courant des Disaster Studies en plus des Cultural Studies auxquelles il est souvent associé. Sa relecture doit nous permettre d’appréhender l’après des vulnérabilités sociales et mentales dans un contexte post-catastrophique. Cette relecture est d’autant plus importante que le théoricien avait développé une approche politique dès 1978 avec Défense populaire et luttes écologiques en relation directe avec une réflexion sur les conséquences funestes de la vitesse exposée dans Vitesse et politique publiée un an plus tôt. Sur la fin de son œuvre, Virilio préférait insister sur l’accident intégral dans L’Accident originel (2005). Pour lui, l’accident est devenu intégral, car sa localisation n’importe plus puisqu’il embrase désormais la terre entière. Dans l’explosion de la centrale nucléaire ukrainienne, il voyait même l’année zéro de cet accident intégral auquel s’ajouteraient ensuite les catastrophes naturelles et les autres accidents technologiques et sanitaires de grande ampleur. Virilio critiquait l’écologie politique prenant insuffisamment la dimension eschatologique des catastrophes provoquées par l’idéologie du progrès. Il convient dès à présent de disjoindre la catastrophe que représente l’explosion du réacteur de l’accident qui lui a succédé. L’accident véritable de Tchernobyl correspond ici à l’entrée du monde dans une ère inconnue, qualifiée par Virilio d’accident intégral !
Le sociologue français Fréderick Lemarchand a étudié cet accident nucléaire et reprend cette notion d’accident du temps où le travail de mémoire des victimes a consisté à apprendre une nouvelle géographie issue d’une technonature artificialisée. Lemarchand explique : « Ce qui s’est achevé, avec Tchernobyl, n’est rien moins que la possibilité qui nous était offerte d’habiter le temps, de définir des horizons d’expectation possibles à partir d’expériences du passé. Désormais, c’est le temps qui nous hante, le temps long de la contamination qui nous rend esclaves de l’incertitude et colonise l’avenir ». L’enjeu mnésique des catastrophes de grande ampleur serait donc de se forger dans le présent une mémoire du futur loin des approches classiques de résilience.
I.2. Entrer dans l’accident de Tchernobyl par l’Écologie grise
L’analyse des risques est un champ à part entière des sciences sociales, avec pour chef de file le sociologue allemand Ulrich Beck (1944-2015) et La société du risque, dont le hasard à conduit ma publication la même année que la catastrophe de Tchernobyl. D’autre part, la littérature est conséquente pour décrire plus spécifiquement la situation post-catastrophe de Tchernobyl. Il y a eu des programmes de recherche en France comme le GERIRAD de 1997-1999 sur la vie dans des zones contaminées, entre gestion du risque radiologique et stratégies d’information du public s’appuyant sur l’évaluation de l’accident ukrainien. Des enquêtes minutieuses ont été menées comme celle de l’historienne américaine Kate Brown récemment rapportée dans son livre Tchernobyl par la preuve et fondée sur la déclassification des archives de l’ex-URSS pour révéler la dissimulation de la vérité et les conséquences irréversibles de la radioactivité. Enfin, La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse de Svetlana Alexievitch est une œuvre majeure, issue d’entretiens de terrain, à valeur plus métaphysique que documentaire.
Partant du constat d’une spatialité terrestre finie, Paul Virilio postule que les technologies issues du progrès portent atteinte à la grandeur nature qui peut se comprendre comme la dimension permettant la compréhension phénoménologique du monde. La pression accélérationniste qu’exerceraient les technologies sur nos vies provoquerait pour lui un sentiment d’incarcération. Second postulat, il avance que l’accident est contingent à la matière et révèle la substance des choses qui nous entourent. L’Écologie grise, discipline de son invention, serait donc l’étude de la réduction des dimensions spatio-temporelles et l’accident y tient une place prépondérante puisqu’il est inhérent au progrès et dévoile à nos yeux les phénomènes souterrains de contraction du monde.
L’analyse faite ici diverge des travaux précédents cités, car elle n’entend pas couvrir l’étendue de la situation post-catastrophe de Tchernobyl, préférant se concentrer sur la question de la crise des dimensions développée par Paul Virilio en espérant apporter une approche différente des situations post-catastrophiques. Effectuant un questionnement plus général sur l’Écologie grise au travers des écrits de l’auteur, j’opère ici une vérification relative aux conséquences de l’explosion de la centrale nucléaire à partir de deux entretiens entre Paul Virilio et Svetlana Alexievitch réalisés en 2002. L’entrée par l’Écologie grise de Paul Virilio induit un questionnement selon quatre champs identifiés au cours de la recherche Tempo Virilio : la qualification liée au milieu, les phénomènes de vitesse, la crise des dimensions elle-même et les atteintes mentales qui produisent à leur tour douze questionnements.
2. Qualification par l’Écologie grise du milieu post-catastrophique
2.1. L’accident de Tchernobyl, un phénomène issu du milieu artificiel de la ville
Paul Virilio insiste sur le caractère profondément urbain de la crise des dimensions qui prendrait sa source dans un phénomène de déterritorialisation de l’expérience humaine. Or, la ville de Tchernobyl, située à 96 km au nord de Kiev, a donné son nom à la catastrophe alors même que la centrale nucléaire se trouve sur la commune voisine de Pripiat, à 13 km de là. Interpeller Tchernobyl, c’est donc énoncer à la fois une ville de 12 500 habitants avant la catastrophe, son double fantomatique, Prypiat, qui était une ville modèle de presque 50 000 habitants construit dans les années 1970 pour héberger les employés de la centrale nucléaire, et l’installation industrielle elle-même. De plus, la production électrique de la centrale avait par essence une vocation industrielle et urbaine. La catastrophe de Tchernobyl, bien que portant une atteinte à la nature par la pollution radioactive, s’est imposée dans les esprits comme un phénomène urbain.
2.2. Un phénomène accompagné d’un effet de transapparence
Outre le caractère urbain, Paul Virilio envisage le recours à la transapparence pour qualifier le milieu propre à l’Écologie grise. Par ce néologisme dérivé de la transparence, il qualifie la « transmission en direct des apparences des choses » que provoquent les médias optiques de communication instantanée. La défaillance de la centrale nucléaire fut un phénomène médiatique mondiale avec les quelques images disponibles de l’accident tournant en boucle sur les chaines de télévision hertzienne. Plus encore que pour l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island aux États-Unis en 1979 qui était apparu comme un accident local, la catastrophe de Tchernobyl s’est doublée d’un phénomène médiatique mondial. Les images autorisées par la propagande soviétique — films et photographies — ont été très largement diffusées, donnant dans les semaines qui ont suivi sa dimension globale à l’accident. Par l’effet de transapparence, Paul Virilio indique que l’accident global de Tchernobyl a intégré la représentation de tous les autres accidents nucléaires précédents. Ce même effet de transapparence produit l’effet inverse puisqu’il prophétise, toujours selon l’auteur, les accidents à venir.
Un autre effet de la transapparence, bien ultérieur cette fois, est la remémoration politique de la catastrophe. Deux lieux de mémoire témoignent aujourd’hui et à leur manière de ce qui s’est passé. L’ancien musée d’ethnographie de Minsk en Biélorussie expose l’accident à partir d’objets ethnographiques collectés dans les territoires évacués pour mieux invoquer la culture rurale biélorusse d’avant la catastrophe. La patrimonialisation muséographique d’objets de quotidiens irradiés expose un récit nationaliste sur les valeurs ancestrales et involontairement les reliques d’une culture paysanne mise à mal par la modernisation soviétique. Le musée Tchernobyl de la ville de Kiev en Ukraine est pour sa part dédié à la mémoire des victimes de l’accident nucléaire. Tout à la fois commémoratif et muséal, l’endroit consacre la victoire des liquidateurs dans un discours technique lui aussi victorieux « laissant entendre que tout était réglé ». Le musée explique scientifiquement l’incident, loin du témoignage déconcerté de certains liquidateurs qu’Alexievitch a pu interroger. Ces muséographies démontrent paradoxalement l’impossible exposition de l’accident puisqu’elles sont l’expression d’une idéologie victorieuse qui contraste avec les témoignages recueillis sur le terrain, autrement dit l’histoire de tous les vaincus de l’accident.
2.3. Un phénomène qui se révèle au travers de l’architecture
Dans la prolifération des images de l’accident est sans cesse revenue celle du réacteur à différentes étapes de son confinement. Or, il s’agit bien d’une architecture industrielle ! Ensuite, aujourd’hui, l’évocation de l’accident passe souvent par des images de la ville de Prypiat incluse dans la zone de sécurité qui entoure la centrale. On ne s’intéresse ni aux marais qui entourent le site ni aux forêts de conifères qui caractérisent le nord du plateau ukrainien. Les rues désertes de la cité modèle, des intérieurs abandonnés, la grande roue rouillée sont autant d’images iconiques de la situation post-catastrophe utilisant la dimension architecturale comme éléments de témoignage matériel de la situation. À Prypiat, s’est développée involontairement une muséographie à ciel ouvert. Depuis deux décennies au moins, il s’y déroule même un véritable tourisme de la catastrophe. Or, la ruine de Prypiat symbolise le retrait des hommes de la zone contaminée. Bien plus, la simple présence des vestiges de la ville idéale soviétique est un puissant témoignage de l’accident qu’il convient une fois de plus de détaché de la catastrophe, car il s’y expose la faillite complexe d’un système politique, entre effondrement de l’URSS et naissance d’une nouvelle nation dont l’horrible actualité de l’agression militaire de la Russie sur l’Ukraine démontre que rien n’est réglé.
3. Une conséquence des phénomènes de vitesse
Paul Virilio a fondé sa recherche sur la spatialité contemporaine par l’étude des phénomènes de vitesse. Si les hautes vitesses sont les plus évidentes dans son œuvre, tous les régimes de vitesse méritent notre attention, y compris les vitesses les plus lentes. On assiste avec la catastrophe à des manifestations qu’il qualifie d’intempéries de la culture, comme il y a des intempéries liées au climat. Or l’accident technologique de Tchernobyl est « hors norme au sens où il concerne le temps astronomique, le temps des générations, des siècles et des millénaires ». Cet accident attaché à la temporalité plus qu’à l’espace expose trois phénomènes de vitesse : l’éclair de la survenance de l’accident dans la nuit du 26 avril 1986, l’accélération militaire dans la lutte contre le feu nucléaire et l’immobilité apparente d’une situation post-catastrophique caractérisant une évolution très lente des territoires contaminés. Se superpose à cela les actions cumulatives de la dissimulation des autorités russes, mais aussi des pays européens qui ont minimisé les effets de la pollution radioactive.
3.1. Implication de phénomènes de vitesse
Le premier aspect lié à la vitesse qui a saisi Paul Virilio fut celui de « la confusion entre la guerre et l’accident. L’accident intégral qu’il décrit concerne aussi la nature des rapports entre les hommes « comme si l’accident de Tchernobyl était la préfiguration d’une nouvelle guerre » puisqu’il existe une forme d’indétermination entre l’accident et la guerre à partir du moment ou « l’accident a atteint de tels niveaux de dégâts, de mortalité, d’implication dans la durée que la guerre traditionnelle est dépassée ». Svetlana Alexievitch confirme en repensant à l’énorme quantité de blindés, d’hélicoptères et ces centaines de milliers de soldats dépêchés sur place. Pourtant, elle indique que “c’était une défaite totale du passé […] cette culture de guerre du passé s’est effondrée sous mes yeux” dans l’incapacité du pouvoir soviétique à gérer la situation dans l’urgence malgré des moyens importants dépêchés sur place.
Pour Virilio et Alexievitch, les travaux d’urgence ont été menés comme une opération militaire. De jeunes conscrits sont montés à l’assaut du réacteur devenu incontrôlable dans l’espoir stratégique de leur commandement de vaincre le feu nucléaire par une guerre éclair. Parallèlement était organisé le repli rapide des civils de la zone contaminée. Les premiers phénomènes de vitesse post-catastrophe furent donc un assaut et une évacuation, tous deux voulus très rapides et à forte connotation militaire. La période qui a suivi fut bien différente. Svetlana Alexievitch se rappelle « une des impressions très fortes des premières années, voire des premiers mois après la catastrophe, c’est lorsque l’on commence à comprendre que l’image de l’ennemi a totalement changé. Ce qui était notre culture militaire, notre littérature militaire, ne fonctionne plus ici ». Elle se souvient avoir entendu une femme dire, alors qu’elle était évacuée, « mais il n’y a que nos soldats partout, où est l’ennemi ? ». Et elle ajoute : « nous ne pouvions pas leur dire : oui, c’est la guerre, mais une guerre nouvelle et un temps nouveau ».
3.2. l’accélération à l’œuvre
Paul Virilio indique dans un des entretiens que “[son] sentiment est que nous avons touché avec ce drame non pas la fin de l’Histoire, comme le disait Fukuyama, mais une rupture historique sans référence à la succession […] Là, "après" est sans référence ». L’accélération à l’œuvre dans l’accident de cette grandeur inconnue qui a succédé à la catastrophe est justement le surgissement d’un après sans référence. La succession des accidents nucléaires provoque une répétition ou chaque accident prolonge le précédent, mais prévient aussi le suivant puisque la sureté absolue n’est pas envisageable. Cette rythmique sinistrale, par son accélération, aura fini, toujours selon les termes de Virilio, a créé une situation mondiale post-historique, un peu comme si l’accélération des événements avait conduit à une suspension définitive du temps, une inertie, hébergeant ladite accélération dans un état résolument nouveau. Atteindre cet état d’accélération limite a créé un état de sidération dans la population sinistrée.
Svetlana Alexievitch se rappelle « qu’au début, toutes les conversations sur ce thème ne me fournissaient aucune explication. Nous étions tous confus, nous nous regardions et ne trouvions pas de mots pour exprimer nos émotions. Les gens répétaient le plus souvent : je n’ai lu cela nulle part, je ne l’ai vu nulle part, personne ne m’en a parlé. Il y avait une rupture colossale avec notre passé. Ce passé s’est avéré impuissant ». L’accident a provoqué une stupéfaction que Paul Virilio qualifie d’accident de la connaissance. Alexievitch corrobore cela en donnant des exemples : les habitants avaient peur de monstres en racontant des histoires de bébés à cinq têtes, d’oiseaux sans tête ni ailes, etc. À l’écoute de son témoignage, Paul Virilio avance que la responsabilité des acteurs du drame est contestable, car « s’il y a un responsable aujourd’hui, qui est-ce ? […] C’est la technoscience elle-même ». Il propose alors, non de faire le procès de la science, mais d’entrer dans « une intelligence nouvelle d’un accident qui dépasse la culpabilité traditionnelle et la responsabilité civile traditionnelle ». Il remarque même que dans le livre La supplication, il est écrit : « cet accident va fabriquer des philosophes ».
3.3. De la contraction du temps à la finitude
Virilio renverse le propos d’Alexievitch en indiquant que cet accident aura été « le comble de la philosophie de l’absurde » qu’il appelle philofolie et il indique que « à côté des approches écologiques concernant les diverses pollutions biosphériques, surgissent, enfin, les prémisses d’une approche eschatologique du progrès technique, de cette finitude sans laquelle la fameuse mondialisation risque d’être elle-même une catastrophe grandeur nature […] qui dépasserait de loin les sinistres actuellement couverts par les compagnies d’assurances et dont le drame à long terme de Tchernobyl demeure le signe patent ». Il faut comprendre la catastrophe de Tchernobyl dans le temps long de la dégradation des isotopes radioactifs, bien au-delà du renouvellement des générations humaines, et dans sa dimension systémique. L’accident est bien cet après de la catastrophe que nous vivons toujours et non la catastrophe en elle-même qui fut le fait générateur de la pollution. La finitude est présente dans l’horizon indépassable de la pollution ambiante. Les tentatives politiques de dissimulation de la vérité ont pu amoindrir la révélation de cette finitude tout comme le sentiment de déni des habitants eux-mêmes.
La finitude provoque une impossible résilience du fait des implosions successives, d’ordres environnementaux et politiques, qui ont empêché toute possibilité d’un retour en arrière pour la simple raison que le monde d’avant n’existait plus. « le "nouveau" Nouveau Monde catastrophique » apparu après l’accident de Tchernobyl constitue un moment inédit qui se caractérise par l’irréversibilité de la dégradation de l’environnement, et donc de l’irréductibilité du danger encouru, aggravé par les profondes modifications économiques et politiques nées de l’implosion de bloc soviétique. L’ensemble constitue de fait un nouveau rapport au territoire pour ses habitants d’autant que la pollution est insidieuse. Grandazzi et Lemarchand ont montré que « le travail de deuil apparaît donc impossible, quand bien même la réalité de la menace reste difficilement saisissable, si ce n’est au travers des mesures de protection radiologique mises en œuvre par les autorités et surtout de la dégradation générale de l’état de santé, notamment celle des enfants ».
4. La crise des dimensions
Paul Virilio insiste dans son Écologie grise sur la crise des dimensions dont il faisait état dès 1893. Cette faillite des dimensions et des proportions spatio-temporelles est implicitement présente dans l’accident de Tchernobyl. Dans cette crise, le couple formé par le temps et l’espace se distord pour finalement se dissocier.
4.1. Modification des proportions spatiales comme temporelles
Paul Virilio répond à Svetlana Alexievitch en précisant cette réduction du temps : « ce que vous relatez nous parle d’une histoire à venir, c’est-à-dire d’une histoire catastrophique qui n’est plus simplement celle des générations, des rois, des guerres, des grandes fêtes, mais qui est celle des grandes catastrophes ». À l’effondrement du réacteur sur lui-même qui est une réduction physique, de la matérialité, de l’ouvrage répond le pli du temps décrit par la dramaturge. Ici, la dimension temps se distend à l’infini tout en se refermant paradoxalement sur elle-même, mais sans que la dimension spatiale ne soit pas affectée en apparence.
Il peut sembler difficile de quantifier objectivement cette crise des proportions dans la situation post-catastrophique de Tchernobyl. En revanche, de nombreux témoignages en apportent des preuves. Les témoignages recueillis par les journalistes et de scientifiques qui ont arpenté les zones sinistrées acquièrent ici une double valeur : spécifique à la dimension inconnue de la pollution d’une part et en réaction à la narration officielle de la propagande en produisant un contre-discours d’autre part. Comme l’indiquent Guillaume Grandazzi et Frédérick Lemarchand, « depuis la chute du mur de Berlin et la délégitimation des "grands récits" de la modernité […] on pourra s’interroger sur ce qui fonde la légitimité, et donc la crédibilité du témoin ». Aborder par le témoignage la nouveauté radicale de la contamination radioactive présente aussi contre-discours envers l’explication techno-scientifique de l’événement. L’enjeu consiste pour Grandazzi et Lemarchand à mettre en exergue la dimension totalisante de la catastrophe dans la culture et ses effets sur la nature et ils concluent : « il nous faut également considérer que ces Tchernobyliens ont aussi quelque chose à nous apporter, une expérience à nous transmettre, que nous n’avons pas faite ». Le témoignage replace l’événement dans une temporalité allant au-delà du réductionnisme de la catastrophe limitée à sa survenance. Les proportions temporelles sont distordues puisque les témoins vivent dans un présent détaché de toute relation empirique au passé et l’avenir est totalement indéterminé.
4.2. Les conséquences de la rétention de l’étendue du monde
Cette catastrophe relève tout d’abord d’une triple rétention de la géographie. Comme Virilio le remarque, le sarcophage de béton chemisant le réacteur n° 4 est une claustration au plus près de la matière. L’ouvrage a été ensuite recouvert d’une arche, l’une des plus grandes structures de béton au monde. La seconde rétention est locale et constituée par la zone interdite ceinturée d’une clôture qui établit un périmètre de sécurité de trente kilomètres autour de l’ancienne centrale. Il s’agit en réalité d’une double clôture barbelée de 2,20 m de haut séparée par un fossé et donnant sur un glacis d’une vingtaine de mètres de large. L’ensemble de ces dispositifs représente une claustration spatiale.
4.3. Participation à l’accident intégral
Paul Virilio avance que l’explosion de la centrale est le premier d’un nouveau type d’accident — qu’il nomme global ou intégral — qui ouvre sur une accidentologie mondialisée. Il insiste sur le passage de l’accident local — le naufrage du Titanic ou l’explosion de l’usine Seveso — à l’accident global avec l’incident nucléaire de Tchernobyl, « une réalité cumulative croissante, à l’échelle de cette soudaine mondialisation ». Avec Tchernobyl, après est sans référence. Le temps qui a précédé l’accident est un temps qui ne communique plus avec le temps qui succède à l’accident. Frédérick Lemarchand observe que la situation des régions contaminées montre qu’il s’agit d’une bombe à retardement dont les effets se déploient dans tous les registres de la société et dans des temporalités souvent très longues. Il apparaît comme un fait social total où « la durabilité des processus engagés interdit toute perspective de retour à une situation normale ». Or, cette transformation radicale du monde n’est pas réductible à l’altération de l’environnement puisqu’elle affecte également la santé des habitants ainsi que toutes les dimensions de la vie sociale, économique, politique, ou encore symbolique.
Ulrich Beck, dans La Société du risque, expose que le risque précédant la catastrophe est devenu la mesure de notre action au sein même de la modernité. Il voit dans la fréquence des accidents technologiques des décisions ayant quitté le système politique pour s’installer dans un système sous-politique de la modernisation scientifique et économique. Virilio y ajoute l’accident de la connaissance : « ce qui est accidenté à Tchernobyl, c’est la science, c’est la connaissance. Et c’est même la conscience. Si l’on prend l’accident de la substance, c’est l’effondrement d’une montagne, une inondation, un krach d’avion, etc. Or là, c’est la science elle-même, autrement dit la connaissance, qui a été accidentée ». Il décrit ainsi le triple accident dans la catastrophe de Tchernobyl s’emboîtant tels des poupées russes : celui de la substance avec l’explosion d’un réacteur nucléaire, celui de la connaissance puisque les physiciens responsables de la maintenance de la centrale n’avaient ni prévu l’emballement du réacteur, ni les moyens d’arrêter le feu nucléaire, et enfin celui de la conscience dépassée par la compréhension des événements.
5. Des atteintes mentales
Paul Virilio l’affirme dès qu’il le peut : « je parle de pollution dromosphérique. La vitesse pollue l’étendue du monde et les distances du monde. Cette écologie n’est pas perçue, parce qu’elle n’est pas visible, mais mentale ».
5.1. Un sentiment d’incarcération
Une des conséquences de cette pollution mentale, parallèlement à la rétention de l’étendue du monde, serait pour Paul Virilio un sentiment d’incarcération à l’échelle mondiale. L’annonce de la pollution mondiale a provoqué un sentiment d’incarcération puisque personne ne semblait pouvoir y échapper. Les retombées radioactives, même faibles, ont été largement diffusées par les vents sur une grande partie de l’Europe. Au-delà, la peur que cette pollution inconnue a suscitée fut pour beaucoup dans cette atteinte mentale. Mais rappelons nous aussi que la pollution nucléaire est cumulative puisque les différents essais et accidents nucléaires, quel que soit leur pays d’origine, ont provoqué une pollution mondiale comme le rapporte Brown, y compris sur les pôles, étendant ce sentiment de claustration à l’échelle de la planète puisqu’il n’est pas possible d’y échapper.
Svetlana Alexievitch indique que “sous [ses] yeux, les gens changeaient. Ils se sont retrouvés seuls avec leur malheur : l’État les a trompés et les a laissés dans la solitude”. Comprenons par là que la pollution nucléaire se double d’une catastrophe sociale avec l’effondrement de l’URSS qui suivit. Après avoir été trompées sur l’autel de la raison d’État, les populations contaminées ont constaté l’impuissance des nouveaux gouvernements nés après 1991. La vertu des témoignages recueillis par Alexievitch est de rendre compte de ces deux implosions — celle de la pollution radioactive et celle de l’effondrement de l’URSS — dont la conjonction forme le véritable accident de cette tragédie humaine. Alexievitch prend aussi l’exemple de la recherche des victimes immédiates. Pour caractériser la catastrophe, il fallait impérativement que les observateurs puissent décompter des victimes juste après la catastrophe, mais aussi dans les années qui ont suivi, alors même que la contamination radioactive développait ses méfaits. Or, l’impossible quantification des décès fait partie de la crise le la connaissance dont parle Virilio et apparaît comme une dernière forme de claustration.
5.2. Des conséquences sur le présent vivant
Parmi les références philosophiques de Virilio figure en bonne place Edmund Husserl (1859 - 1938), inventeur de la phénoménologie, auquel Virilio emprunte la notion de présent vivant. Dans un entretien accordé au journal le Monde, il indique que « Le patrimoine, c’est désormais la complexité de la mémoire. Bien évidemment les ruines de Tchernobyl n’ont rien à voir avec la cathédrale de Strasbourg ou de Chartres. Mais le devoir de mémoire a besoin de quelques-uns de ces objets négatifs pour pouvoir s’exercer. D’une part parce que le mot monumentum ne veut pas seulement dire monument, mais aussi avertissement, signe ». Le propre d’un monument est donc d’avertir pour l’avenir. Les ruines physiques de Prypiat encore bien présentes s’associent aux souvenirs médiatiques pour former cette monumentalité. Dans la conscience collective, Prypiat est devenue un monument négatif tout comme la centrale dont les trois autres réacteurs sont désormais à l’arrêt. Récemment, lors des commémorations du 35 anniversaires de la catastrophe, le gouvernement ukrainien a annoncé son intention de faire inscrire le site au Patrimoine mondial de l’UNESCO.
La catastrophe de Tchernobyl a transformé l’avenir radieux promis par l’âge atomique en irradiation du futur. Cette situation se retrouve dans pratiquement toutes les crises actuelles. L’élévation du niveau de la mer inquiète les développements urbains les plus récents fondés sur la société des loisirs. De même, l’érosion de la biodiversité est liée à l’extension démesurée d’une agriculture qui avait promis l’abondance alimentaire. Dans cette catastase, nous vivons un état de catastrophe permanent, sans possibilité de retour en arrière et peuplé de monuments négatifs.
5.3. Une atteinte mentale de l’être en soi
Dans un texte précédant la publication des Trois écologies (1989), Félix Guattari indique « Il n’y aura de réponse véritable à la crise écologique qu’à l’échelle planétaire et à la condition que s’opère une authentique révolution politique, sociale et culturelle [… qui] ne devra donc pas concerner uniquement les rapports de force visibles à grande échelle, mais également des domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir pour éviter des accidents tels que celui de Tchernobyl ». Cette catastrophe aura provoqué une pollution mentale des esprits comme le relève Guattari avec ses écologies environnementales, sociales et mentales. La toponymie est devenue le symbole du drame civil absolu et l’expression ressort souvent dans l’actualité à propos des drames écologiques. L’expression s’est mondialisée pour symboliser l’accident majeur et tout semble indiquer que la catastrophe de Tchernobyl est désormais en nous.
Alexievitch rappelle dans ces entretiens de 2002 que “[elle et ceux qui ont vécu la catastrophe] étaient immédiatement confrontés au problème de notre inadaptation à cet événement. Parce que la première sensation là-bas, dans la zone, est que notre instrument biologique est inadapté […] nos yeux ne voient pas la radiation, nos nez ne la flairent pas, nos mains ne la sentent pas”. L’inadaptation touche aussi notre perception du temps : « jusque-là le temps était mesuré avec nos dimensions humaines. Peut-être, cela avait-il déjà changé après la bombe nucléaire, et pourtant, c’est après Tchernobyl que la notion du temps a pris une dimension radicalement nouvelle. Le temps s’est transformé en éternité. La fin et le commencement se sont touchés ».
6. Après/avant
Trente-six ans après l’accident de la centrale de Tchernobyl, plusieurs millions de personnes vivent encore dans les territoires contaminés de Biélorussie, d’Ukraine et de Russie, victimes d’un passé qui est loin d’être révolu pour eux. L’histoire de la première catastrophe nucléaire civile globale, n’a pas produit ni héros ni grand récit : la catastrophe du réacteur n°4 figure dans les livres d’histoire, mais ses conséquences en sont absentes et nul ne s’est vraiment soucié du sort des liquidateurs. Grandazzi et Lemarchand insistent sur l’enjeu mnésique de ce type d’accident qui forge pour eux une mémoire du futur puisque la radioactivité fait que la pollution appartient encore au futur : « Il nous dépasse, de très loin, dans sa temporalité pour constituer, non plus un horizon d’attente comme celui vers lequel se tournaient les générations passées à partir du moment où s’inventa l’histoire moderne, mais une sorte d’horizon négatif [… car] ce qui s’est achevé, avec Tchernobyl, n’est rien moins que la possibilité qui nous était offerte d’habiter le temps ». Ce monument négatif est au présent un avertissement pour l’avenir. Le déni qui a entouré le traitement d’urgence de la catastrophe s’est transformé en oubli, hormis pour les populations les plus géographiquement proches. Ces questions sanitaires, sociales et politiques sont étroitement imbriquées au point qu’il est « impossible de rendre compte de la réalité post-accidentelle sans les appréhender simultanément ». Les victimes de l’accident de Tchernobyl en subissent les conséquences dans leurs multiples dimensions jusqu’aux pénuries et aux problèmes psychologiques.
La qualification l’accident post-catastrophique de Tchernobyl au regard de l’Écologie grise telle que définie par Virilio nous conduit à montrer l’impossibilité d’une résilience, et met en lumière les phénomènes de vitesse qui sous-tendent l’accident et faire face à la finitude. À l’instar d’Ulrick Beck, Paul Virilio rappelle que chaque société possède un horizon d’attente et que nous sommes aujourd’hui dans l’attente de l’accident. Nous serions face à un horizon d’attente qui serait « celui de l’Accident — l’accident écologique, le Grand accident qui remet en cause la vie sur la planète, Tchernobyl et la bombe génétique, l’accident intégral ». La proposition faite par le philosophe Hans Jonas de renverser de la flèche du temps est devenue nécessaire pour les sociétés techno-scientifiques afin de conserver le caractère habitable du monde. Au sujet de l’eschatologie, Paul Virilio avait la jolie formule de vouloir « commencer par la fin », donc de regarder la finitude à venir comme si la situation post-catastrophique n’était que l’avancée vers une autre catastrophe, ou pour le dire à la manière du philosophe Gilles Deleuze, comme si la catastrophe qui venait d’avoir lieu n’était que la répétition de celle à venir. Le renversement du temps est là, dans la posture de l’attente de ce qui arrive. Nous pouvons donc observer un double mouvement dans l’accident intégral : un temps long qui n’en finit pas, mais qui se double de l’attente de la catastrophe suivante qui tarde à venir. Paul Virilio affirme « aujourd’hui, après Tchernobyl, après la physique nucléaire, après les nouvelles technologies, l’accident est absolu et hélas nécessaire […] nous sommes en train d’inventer un accident […] qui pourrait annuler toute la positivité des objets techno-scientifiques inventés depuis le néolithique jusqu’à aujourd’hui ». Il en appelait alors à la création d’une science de l’accident qui serait aussi une science de l’après.