Soutenance de thèse à l'ENS de Paris le 30 septembre 2024, crédit Stéphanie Richer-Barbon.

La question essentielle qui se pose aujourd’hui est de comprendre l’inscription de l’instant dans l’architecture. Si la durée est une notion très ancienne pour cette discipline, vitruvienne peut-on dire, le philosophe et urbaniste Paul Virilio à poser très différemment la question de l’instant propulsé par les technologies de communication.
Pour introduire mon propos, voici deux citations qui vont nous servir de fil directeur. Le philosophe Vladimir Jankelevich annonçait en 1959 :
"Le problème [du] contact de l’homme avec l’immédiat, c’est l’abolition des dimensions. L’abolition d’abord des dimensions dans l’espace, des trois dimensions qui donnent une épaisseur à l’espace et qui me séparent de la chose, et d’autre part la réduction également, la compression du temps jusqu’à l’extrême limite au-delà de laquelle il n’y aurait plus que l’instant."
(Radio Sorbonne)
Paul Virilio a suivi les cours de Jankelevitch et il a retenu la leçon de cette compression spatio-temporelle de l’instant. Quelques années plus tôt, le philosophe Gaston Bachelard annonçait :
"La continuité est toute potentielle, toute virtuelle. Il y a donc une dialectique du plein et du vide, toute évolution temporelle bien spécifiée est donc une dialectique de la durée […] La durée est une œuvre, une cohésion harmonieuse de rythmes."
(Radiodiffusion française, 1951)
Bachelard insiste sur la discontinuité de la durée qui se recompose dans une œuvre rassemblant des instants, à condition que ces instants soient associatifs entre eux et que l’instantanéité ne les enferme pas sur eux-mêmes. Il existe une dialectique de l’instant qui surprend la durée dans le présent, ce que Paul Virilio retrouve dans le présent vivant du philosophe Edmund Husserl. Voilà poser la dualité qui traverse l’architecture entre l’instant fermé et le présent continu, ce qui revient à aborder l’architecture traversée par l’écologie grise de Paul Virilio.
retour sur la problématique
Répondre à l’énigme de l’hébergement de l’instant dans une architecture nécessite de définir l’écologie grise. Il s’agit d’une forme spécifique d’écologie — introduite par Paul Virilio en 1995, dans son livre La vitesse de libération, qui prend place au milieu de son œuvre — et qui postule une pollution du temps vécu par les technologies de communication les plus avancées. Cette pollution porte gravement atteinte aux dimensions de notre environnement perceptif, ce qui rappelle la citation précédente de Jankélévitch. Paul Virilio s’est intéressé aux questions écologiques dès 1978 dans son livre Défense populaire et luttes écologiques. Mais là, il va plus loin en dénonçant les atteintes instantanées à notre perception du présent qui s’accumulent dans ce qu’il appelle l’accident intégral qui devient, dit-il, notre unique habitat.
Puisque nous parlons d’habitat, remarquons tout de suite que le rapprochement avec l’architecture n’est pas explicite dans son œuvre, chose surprenante alors que le philosophe Paul Virilio se double d’un enseignant en architecture. Ma recherche a consisté à opérer cette transposition de l’œuvre philosophique à l’architecture. La dualité entre la perceptive et l’atteinte au temps vécu repose donc sur une problématique simple :
L’architecture constitue-t-elle un support privilégié pour s’interroger sur la manière d’habiter l’instant présent ?
Pour Virilio, les technologies de communication auraient investi nos vies dans une accélération constante, parachevant un dessein d’endocolonisation militaro-scientifique, l’auteur ayant fondé son œuvre sur l’idée que le fait militaire a conditionné la société dans laquelle nous évoluons. Il s’inquiète surtout du confinement de l’Être, dans un enfermement inertiel, des plus hautes vitesses. Sa thèse tend à démontrer l’impossibilité de vivre le présent. Pour répondre à cette problématique, la recherche a été pluridisciplinaire, allant de la philosophie à l’archéologie des médias. Pour ce qui est de l’architecture, ne nous trompons pas d’objet tant elle ne possède pas la stabilité de la construction, car elle se reconfigure sans cesse dans le temps, selon la triple nature de l’espace conçu, perçu et vécu chère au sociologue Henri Lefebvre que Virilio a fréquenté. Il convient de bien distinguer l’architecture matérielle de la discipline architecturale, donc de son épistémè, tout en la situant dans l’histoire de l’art et des techniques.
Le parti pris dans cette recherche a dès lors été celui d’une démarche descriptive, clarifiant les positions de Paul Virilio, les actualisant aussi, pour développer, par la suite, une objectivité propre à la recherche.
Jonc d’or et jugement d’experts
L’écologie grise a été décrite dans mon travail de recherche en conjectures forgées à partir des propos de Virilio, d’abord testée sur deux exemples issus de ses livres — l’explosion d’un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986 et la première guerre du Golfe en 1990-91.
1. Vue sur la centrale nucléaire de Tchernobyl.
2. Opération « Tempête du désert » (Bagdad, Irak), 1991.
Ces conjectures ont ensuite été actualisées lors d’entretiens. Certaines des affirmations de Paul Virilio ont été immédiatement confirmées par les experts interrogés, telle la part prise par le fait militaire dans l’organisation de la société, ou encore la pollution occasionnée par la vitesse. En revanche, il a été reproché à l’auteur d’avoir une vision trop ethnocentrée sur la culture occidentale, ou encore de faire trop de cas de la technologie.
Ces réactions ont grandement aidé à l’objectivation scientifique de l’œuvre, et permis une indépendance des trois résultats que je vais énoncer maintenant. Ces résultats de recherche commencent là où Paul Virilio s’est arrêté. Il ne s’agissait pas d’inventer un édifice théorique, mais de penser les prolongements de l’écologie grise pour l’architecture et de proposer des voies de restauration propre à cette écologie.
Premier domaine, l’accident comme ressource immatérielle
Le premier résultat de recherche concerne l’accident, une notion centrale dans l’œuvre du philosophe, qui doit maintenant être considérée comme une ressource immatérielle pour l’architecture. Cela peut paraître contre-intuitif tant l’accident nuit à la construction. Avant Paul Virilio, le philosophe Günther Anders avait mis en garde contre les dangers du progrès technique. Virilio n’applique l’accident à l’architecture que pour son caractère catastrophique, puis s’en éloigne pour privilégier la vision systémique d’un accident intégral qui serait l’accumulation simultanée de tous les accidents.
Mais revenons à l’architecture, et remarquons, par exemple, notre fascination pour les ruines. Cela permet de mieux comprendre cette ressource immatérielle. L’accident est, par définition, ce qui surgit inopinément, sans crier garde. La distinction entre l’accident et la catastrophe est ici très importante. Car il ne s’agit pas de promettre le pire, mais d’envisager la rupture de la continuité. La survenance de l’accident opère une forme de révélation ontologique, une rupture dans l’instant qui possède un caractère libérateur. La ressource immatérielle de l’accident peut même agir comme un antidote à l’endocolonisation militaro-scientifique qui est tout sauf accidentel, étant fondé sur une volonté de contrôle. L’accident, quelle que soit sa nature, comme instant d’une révélation, détache définitivement l’architecture de la construction.
Pour ne prendre qu’un exemple dans les études de cas qui ont ponctué cette recherche, la submersion marine apparaît comme la révélation du déni du risque en ayant construit dans des zones que nous savions pourtant vulnérables.
4. Aéroport de Kansai, au Japon, submergé par le typhon Jebi, 2018.
5. Immeuble désaffecté Le Signal à Soulac-sur-Mer.
Enfin, la relation entre l’accident et l’accident intégral apparaît bien plus complexe que la proximité des mots ne le laisserait penser. Dans un environnement vital que Virilio présente comme désormais totalement accidenté, la survenance d’une rupture ontologique semble contrariée par la succession ininterrompue des crises et catastrophes multiples. L’enseignement de Virilio, constituant le fondement de l’écologie grise, revient à ménager les conditions de la singularisation de l’accident spécifique pour justement l’employer comme une ressource.
Une autre étude de cas a analysé les œuvres de la plasticienne Hito Steyerl qui nous fait échapper à la naïveté en révélant, dans ses vidéos, l’accident de l’espace contemporain ravagé par la circulation et la fluidité des images médiatiques qui délégitiment la réalité de la géographie. Les lieux deviennent flottants dans une durée apparemment sans limite, et qui appelle une émancipation par l’accident, qui n’est pas nécessairement une catastrophe, et permet d’habiter le vif de l’instant.
J’ai parlé d’une première ressource immatérielle, et il existe un autre aspect de l’accident qui introduit la finitude dont nous prenons alors conscience. La conscience de l’accident qui surviendra ouvre alors le temps et l’espace. Paul Virilio propose une étonnante démarche qui consiste alors à partir de la fin pour remonter vers le commencement. Cette proposition possède un caractère fondamentalement pratique en matière de conception architecturale, en prenant en compte la finitude de l’ouvrage dès son invention, et en pensant à sa fin avant même sa construction. Ce renversement conduit nécessairement à une conception architecturale différente, plus humble, où l’instant possède une épaisseur de temps et donc de vie.
second domaine, le média architectural
Il existe une dimension médiatique dans l’architecture matérielle. L’architecture peut être considérée comme un média dans la mesure où elle enregistre les informations, les conserve, puis les restitue. Prenons l’histoire de l’architecture : la stéréotomie, la sculpture, les fresques, l’ordonnancement même d’une construction, tout cela relève de l’enregistrement d’un message, ce que porte particulièrement bien l’architecture édilitaire ou cultuelle occidentale depuis l’antiquité grecque. Le terme même de monument vient de la base latine monere qui veut dire montrer, c’est-à-dire faire passer un message au futur. L’architecture est un média qui capture un instant et le restitue au moment présent de son observation, un instant différé donc, quel que soit le temps qui sépare les deux.
L’architecture moderne n’est pas exempte de cette fonction. L’architecte Le Corbusier l’a très bien montré avec le pavillon de l’Esprit nouveau qui exposait à l’intérieur ses œuvres, tout en proposant les dispositions architecturales propres au mouvement moderne, dont la fenêtre bandeau qui capte le paysage à l’instar d’une caméra.
5. Teatro Olimpico à Vicence (Italie), Andrea Palladio, 1580-85.
4. Pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier, 1925.
Parmi les études de cas de cette recherche, citons aussi l’agence Forensic Architecture qui utilise le caractère médiatique de l’architecture pour démontrer l’existence factuelle d’événements qui se sont passés. L’architecture, dans sa matérialité, enregistre les accidents, l’explosion d’un missile par exemple, qui a pu endommager une construction ou la ruiner. La détection de l’état de l’architecture n’est autre que la trace de l’événement passé.
Virilio a longuement interrogé le rôle des médias contemporains sur l’accélération des rythmes de vie, se distinguant du sociologue Hartmut Rosa pour se rapprocher de l’historien Friedrich Kittler. En poussant la réflexion sur l’architecture, nous pouvons replacer l’architecture, en tant que média, dans un écosystème médiatique. L’architecture fut un média puissant. Si d’autres médias techniques portent aujourd’hui les messages, l’archéologie des médias de Jussi Parikka montre qu’un média ne disparaît jamais, puisqu’il y a superposition. Même si Internet à supplanter la télévision qui avait supplanté la radio, elle-même supplantant la presse, cette dernière existe toujours ! D’ailleurs, Virilio se servait énormément de la presse pour trouver des exemples propres à illustrer sa pensée.
Il faut aussi rappeler que le milieu académique s’est emparé de l’écologie grise pour réaliser une critique des médias, et en particulier pour dénoncer la fragmentation de l’expérience ainsi que la réduction identitaire produite par les médias électroniques. Mais les critiques des médias ne s’intéressent pas au média froid de l’architecture, et c’est un tort.
Paul Virilio constate l’irruption de la surface-limite, autrement dit l’écran, dans l’habitat, et en déduit le dépassement de l’architecture qui conduit à ce qu’il appelle la ville surexposée. Je remarque, pour ma part, que les systèmes techniques les plus sophistiqués coexistèrent avec des systèmes médiatiques antérieurs. Le fait marquant de la modernité tardive demeure la production massive d’images pauvres, mises en circulation dans une forme de vulgarisation de la transapparence. Loin de provoquer une disparition des visibilités architecturales, ces dernières se médiatisent en permettant d’articuler le réel avec cette autre spatialité immatérielle comme le montre l’exemple du jeu vidéo qui à l’absolu besoin de faire évoluer des joueurs dans des architectures virtuelles.
3. M+ et West Kowloon (Hong Kong, Chine), par Herzog & de Meuron.
L’architecture doit permettre la recivilisation attendue par l’auteur. En situant ce projet de restauration dans l’histoire d’une aliénation médiatique, il est possible d’entamer une émancipation mentale qui doit ensuite conduire à la modération des plus hautes vitesses médiatiques. Au-delà de la sobriété constructive imposée par la situation alarmante des ressources naturelles, cet ancien média doit apporter une pondération à l’ébriété médiatique en articulant la lenteur à l’accélération des différents régimes de vitesse.
Troisième domaine, le tempo architectural
Paul Virilio propose une approche phénoménologique de la circulation habitable, puisqu’il a très vite compris que l’habitat est devenu un déplacement incessant du fait des mobilités réelles comme immatérielles. Il en déduit une rythmologie du présent. Il existe différents régimes de vitesse qui s’expriment simultanément dans la vie des individus. Il en existe aussi de très lents. L’auteur cite beaucoup d’écrivains, et en particulier Julien Gracq dont les romans reposent sur l’attente. Lorsque Virilio photographie les bunkers du mur de l’Atlantique, il les transforme, tout autant, en monuments de l’attente. Il existe donc différents régimes de vitesse qui s’expriment simultanément et de manière discordante dans l’instant, et c’est ce qui les rend perturbants dans la perception humaine, propice à la pollution mentale décrite par le psychiatre Félix Guattari. Cette rythmologie peut être considérée comme le tempo de la circulation habitable.
L’étude des pulsations intéresse la recherche urbaine actuelle avec la fin des grands rythmes sociaux, la désynchronisation et l’accélération des rythmes individuels correspondant à de grandes mutations sociopolitiques.
Mais il existe aussi une définition musicale donnée par Vladimir Jankélévitch où le tempo se définit comme l’allure générale synthétisant l’implication de différents phénomènes de vitesse en un même lieu et dans l’instant. Remarquons que le tempo se distingue en musique du temps désignant l’écoulement temporel entre deux pulsations. Le tempo échappe à une détermination rigoureuse et à toute métrique puisqu’il varie dans un orchestre en fonction de son chef, des interprètes, des caractéristiques acoustiques de la salle, etc. Ramené à l’architecture et à l’écologie grise, le tempo indique une forme de métarythme organique qu’il nous faut apprivoiser face à l’automatisation du progrès technique, et au danger de l’effacement des lieux au profit d’une instantanéité.
L’écologie grise ne propose pas de solution toute faite, puisque Virilio se concentre sur un constat radical. Toutefois, plusieurs de ses textes interrogent la respiration de l’espace, et il s’est appuyé pour cela sur son expérience de la peinture où il n’a eu de cesse de traquer ce qu’il appelait des antiformes. Virilio s’est déclaré phénoménologue très jeune, même s’il se dira ensuite dromologue, spécialiste de la vitesse. Nous savons, à la suite du philosophe Pierre Caye, que le vide architectural se dilate lorsqu’il est soumis à la bonne vibration. Si l’architecture, comprise comme un média, peut articuler différents régimes de vitesse, il s’agit ici de retourner le propos, en remarquant la nécessité d’adopter le bon tempo pour obtenir cette résonance. Concrètement, cela peut vouloir dire magnifier les vides pour qu’il provoquent une réverbération propice à la dilatation. À nouveau, l’expérience de l’observation des bunkers parle d’elle-même, puisque Paul Virilio, photographe, a traqué une certaine qualité de vide intérieur, proche de ce qu’il est possible de ressentir dans une crypte. Cette recherche de la bonne vibration peut aussi conduire à surjouer la matérialité, comme vont ensuite le montrer les références architecturales de Virilio.
Pour illustrer ce tempo émancipateur, plusieurs expériences littorales sont relatées dans le mémoire, puisque Virilio se disait aussi littoraliste, ainsi qu’un rapprochement avec le paysagiste Bernard Lassus qui a développé les concepts d’hétérodite et d’entrelacement propre à développer la rythmologie qui nous intéresse ici.
1. Siège social de la MAIF (Niort, France), Claude Perrotte, 1979
5. Jardin des retours (Rochefort-sur-Mer, France), Bernard Lassus, 1982.
Les questions de la résonance et de la projection de l’espace apparaissent cruciales, et cet art de la bonne respiration possède une autre qualité face à l’accident intégral, lequel nous menace déjà. La démesure des phénomènes environnementaux à l’œuvre nécessite la construction d’un référentiel de proportion et de mesure, tout en remarquant que la mesure architecturale a toujours existé dans la recherche d’un abri pour les êtres de chair que nous sommes.
l’architecture matérielle
L’Œuvre écrite de Paul Virilio est elliptique et n’offre que peu d’entrées pour l’architecture. La discipline se trouve embarquée dans des expressions métaphoriques telles que notre unique habitat pour interpeller une Terre totalement architecturée. Mais, la rythmologie appelée par Paul Virilio peut être traduite dans une manière de montrer et d’habiter le temps qui rejoint l’intérêt de l’auteur pour l’architecture expressionniste allemande du début du 20e siècle. Il existe quelques articles de Paul Virilio — il en a écrit plus de 400 en tout — qui explicitent son intérêt pour les œuvres d’Enrich Mendelsohn (1887-1953) et son expressionnisme dynamique, ou encore la liberté formelle d’Hans Scharoun (1893-1972). Il est intéressant de constater la contemporanéité de la Philharmonie de Berlin (1956-1963) avec la conception de l’église Sainte-Bernadette du Banlay par le groupe Architecture principe (1966) poursuivant le même refus de l’angle droit. De même, l’intérêt que Virilio porte au Goetheanum (1952), dessiné par le théosophe Rudolf Steiner exprime la relation intime que Virilio percevait entre la lourdeur de l’abri et l’envol de la danse.
2. Tour Einstein (Berlin, Allemagne), Erich Mendelsohn, 1922.
4. Philharmonie (Berlin, Allemagne), Hans Scharoun, 1963.
Retour bibliographique
Le groupe Architecture Principe a été fondé en 1963 par l’architecte Claude Parent et Paul Virilio, avec la participation du peintre Michel Carrade et du sculpteur Morice Lipsi. Le collectif se fera remarquer par une production architecturale audacieuse et l’exposition Exploration du futur aux salines d’Arc-et-Senans en 1965. Dans le film du réalisateur Éric Rohmer, Entretien sur le béton, en 1969, Paul Virilio assène : "s’il y a un esthétisme dans l’architecture, c’est celui de la qualité du déplacement des individus dans un volume". Dans la revue du groupe, il renchérit : "le modèle de l’homme, c’est le danseur".
Architecture Principe ne produira, pour toute architecture bâtie, que deux bâtiments. L’œuvre la plus emblématique est l’église Sainte-Bernadette-du-Banlay à Nevers (1966). Longtemps décriée pour son brutalisme, l’église a été classée monument historique en 2000. L’édifice apparaît comme l’expression de l’architecture cryptique sur laquelle Paul Virilio travaille à cette période, sauf que l’édifice n’est pas un bunker pour celui qui découvre ces deux coques enchâssées, aux plans inclinés, dont les béances font savamment entrer la lumière, et qui répondent à la définition précédente du mouvement.
3. Église Sainte-Bernadette du Banley, extérieur et intérieur (Nevers, France), Architecture Principe, 1966.
À l’âge de 16 ans, Paul Virilio fréquente l’école des Métiers d’art de Paris, puis il travaille ensuite comme maître verrier, et participe au chantier des vitraux de la chapelle du Rosaire à Vence dessinés Matisse, ceux de l’église de Varengeville-sur-Mer dessinés par Braque, l’église Notre-Dame-des-Pauvres à Issy-les-Moulineaux dessinés par Léon Zack et ceux de la Clarté-Dieu à Orsay dus à Serge Rezvani.
Paul Virilio arrive à l’architecture en passant par la fenêtre colorée du vitrail. Il s’intéresse à la transcription de la peinture en vitrail. De cette période, il convient de retenir l’intérêt porté au vitrail doit être vu comme le premier motif architectural dans le répertoire de formes de Paul Virilio, avant même celui du Bunker. Le principe de transposition trouve, par ailleurs, un développement conceptuel chez lui alors qu’il transgresse régulièrement les frontières disciplinaires. Sa pensée holistique pose nécessairement la question de la synthèse d’éléments hétérogènes dont seule la transposition permet de conserver les qualités initiales par une traduction qui n’en dénature pas les qualités initiales.
1. Vitraux, avec Henri Déchanet, du Couvent de la Clarté Dieu (Orsay), Serge Rezvani.
Paul Virilio a commencé ses recherches archéologiques sur le mur de l’Atlantique en 1958, dans un périple qui devait le conduire à parcourir les rivages de l’ouest de la France. Il décrit cette série de constructions enracinées dans le sol, qui deviennent l’architecture d’un unique réseau, où la communication entre chaque ouvrage permet la couverture totale du territoire littoral. Là encore, la leçon inaugurale des bunkers atlantiques éclaire le propos, mais cette fois-ci à l’envers. Ces lourds édifices défensifs se sont révélés inutiles malgré les efforts phénoménaux déployés pour les édifier. Inutile, dès lors, de rechercher la robustesse à tout prix face à l’accident intégral.
Conclusion
L’œuvre monumentale de Paul Virilio reste celle de papier avec plus de 40 livres ou parties d’ouvrage qui explorent une unique question, aux multiples ramifications : la crise de l’espace dans la modernité technique. Le débrayage de la présente recherche, consistant à interroger des experts selon un tropisme territorial et non thématique, a permis d’ouvrir la problématique, tout en approfondissant le diagnostic sur les effets de l’écologie grise appliqués à l’architecture matérielle. La posture scientifique que je défends se situe dans l’élaboration de ce processus : la clarification du propos de l’auteur, suivi de ce débrayage qui a permis l’ouverture vers les trois domaines qui viennent d’être énoncés.
En conclusion, nous pouvons faire un retour sur les trois questions de recherche, dont la première est : comment l’écologie grise redéfinit-elle l’épistémé architecturale ? Les régimes de vitesse identifiés par Paul Virilio influencent les architectures matérielles et plus généralement la terre architecturée. Le premier impact de l’écologie grise sur l’architecture est médiatique et nécessite de redéfinir la discipline dans son interrelation aux autres médias. Le second impact est l’accident, relevant d’un paradoxe chez Paul Virilio : l’accident lié au fracas des régimes de vitesse atteint la matérialité de la construction, mais il est potentiellement source d’une révélation architecturale. Ces considérations imposent d’élargir le champ d’investigation de la discipline architecturale, intégrant différents apports disciplinaires, de la philosophie à la psychologie.
La troisième question retournait le sujet, en se demandant comment les architectures matérielles peuvent apporter une forme de remédiation. La traversée de l’architecture par l’écologie grise n’est pas univoque, et elle ne se limite pas aux seuls mouvements des hautes vitesses. L’architecture matérielle possède une capacité de résonance à même d’opérer une articulation nécessaire à l’eurythmie de la vie humaine. Elle possède par là la capacité d’ouvrir l’instant sur le continuum du présent, et en ce sens, elle restaure le présent vivant.
Mais il nous faut surtout revenir à la seconde question qui était liée au moyen de diagnostic et de prévention de l’écologie grise au sein de la discipline. En affirmant que l’observation est un projet architectural, cette recherche doctorale déporte l’attention habituellement portée à la conception de l’espace vers une attitude plus réflexive. Ici, l’observation de la microgéographie d’une spatialité, prise dans l’entrelacs des communications médiatiques, apparaît à la fois comme un moyen de diagnostic et de prévention, et cela met en lumière le projet de Paul Virilio d’utiliser le regard pour repolitiser l’architecture. Il l’a fait, dès les années 1970, en procédant à une archéologie minutieuse des bunkers du mur de l’Atlantique. Il nous propose, par là, une logistique de la perception qui conduit à construire l’œuvre dont parlait initialement Gaston Bachelard. Pour mieux le comprendre, il suffit de lire un extrait du livre Esthétique de la disparition, publié en 1980 :
"Quand on place un bouquet sous les yeux du petit picnoleptique et qu’on lui demande de le dessiner, il dessine non seulement le bouquet, mais aussi le personnage qui est censé l’avoir disposé dans le vase et même le champ de fleurs où il a peut-être été cueilli."
Virilio parle ici d’un enfant atteint d’une forme épileptique qui vit une discontinuité dans son expérience du monde. Nous sommes adultes, mais tout autant touchés par ces ruptures épileptiques causées par l’envahissement des technologies de communication. Virilio nous enjoint à enquêter pour reconstituer le continuum temporel de Bachelard, en pleine conscience de la finitude.
Cette méthodologie d’analyse a été testée, grandeur nature, sur le centre d’étude biologique de Chizé. Elle avait préalablement été testée, à Londres, sur trois monuments, dont le bassin des manchots du zoo.
3. CEBC (Chizé, France).
5. Penguin Pool (Londres), Berthold Lubetkin (Tecton Group), 1931.
À la suite de Paul Virilio, nous pouvons affirmer que l’observation active de l’architecture est un projet émancipateur, devant permettre à l’observateur de déjouer le piège de l’endocolonialisme militarisé, d’une part, et de la trop grande désynchronisation des différents régimes de vitesse, d’autre part. Cette observation conduit à une libération certaine pour la discipline architecturale, restituée alors dans le continuum du temps.
Enfin, il importe de rappeler que l’architecture n’est pas l’unique élément de l’écologie grise de Paul Virilio, et qu’un centrage architectural trop appuyé pourrait faire courir le risque d’un manque de prise en compte de toutes circonstances mouvantes de notre société. De même, nous pourrions nous demander s’il était nécessaire d’ajouter une nouvelle écologie à celles déjà existantes — l’écologie humaine, l’écologie urbaine, l’écologie politique, etc. — Considérons qu’il s’agit là d’une manière d’introduire la question du temps, et plus précisément des instants, dont la succession fait la durée, dans la réflexion écologique. L’architecture reste alors le lieu privilégié de l’observation de l’œuvre du temps, si crucial à nos existences.
Composition du jury
Dominique Royoux, professeur émérite, Université de Poitiers, président du jury
Antonella Mastrorilli, professeure, ENSAP de Lille
Laurent Vidal, professeur, La Rochelle Université
Maria Vlachou, archéologue, École pratique des hautes études et Éditions du Seuil
Tiphaine Jeanniard du Dot, écologue, Centre d’études biologiques de Chizé
Thierry Paquot, professeur émérite, École d’urbanisme de Paris-UPEC (invité)
Séverine Roussel, maîtresse de conférence, ENSA La Villette (invitée)
Jac Fol, professeur émérite, ENSA Paris Malaquais, directeur de thèse
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