
Forme urbaine
Architectes, urbanistes, maîtres d’ouvrages, constructeurs, chercheurs, politiques : ces champs disciplinaires saisissent tous la ville par un angle différent. Si la ville fait débat, se prête à la conceptualisation où au constat, il est difficile aujourd’hui d’en obtenir une image globale, ou en tous cas, une image qui fasse l’unanimité. Champ conceptuel mouvant, forme urbaine en mutation constante et rapide, ce qu’on appelle « la ville » est devenu par bien des aspects indéfinissable. Le plus déstabilisant est le hiatus entre l’image traditionnelle de la ville, comme un objet fini, protecteur et rassurant, et ce qu’elle est devenue. Le premier devoir des urbaniste est-il de lutter contre leur propres préjugés ? Quels discours les utilisateurs de la ville dense comme Paris peuvent-ils proposer quand la ville diffuse, diluée, saupoudrée, rompue, éparse, crée sans cesse des sphères d’hébétude ?
Nous sommes toujours à un moment donné de la ville. Vivre son temps, c’est constater la fin d’un modèle, que l’on peut de fait caractériser, et essayer de le faire muter ou d’en dégager un autre. Le paradoxe est que l’image que l’on garde de la ville est directement issue de ces modèles précédents. Il ne s’agit pas de dire : la ville contemporaine est tel nouveau modèle, mais plutôt : la ville contemporaine est la contestation et la mutation de tels modèles, au profit de tel ou tel autre. La ville a ses époques et ses générations, tout comme nous.
Psychisme
Nous vivons dans une extension psychique de nous-même, une sorte d'hyperville où nous sommes sur-nourris de sollicitations, d'informations, où tout est message et intention et signification que nous prenons "pour nous". En cela nous reconstituons un intérieur dépourvu d'extérieur, donc de danger, de limite et "d'Autre". C'est pour cela que je voulais parler d'état amniotique (nutritif et protecteur). Castoriadis parle d'état monadique, la monade étant une sorte d'entité parfaite, par exemple l'enfant dans le ventre de sa mère.
Et cet "amnios" est finalement très agréable, on y évolue sans douleur, on y désire en permanence, on y consomme en permanence, il n'a pas de fin. Surtout, il y a cet état de la réalité qui fait que les choses, les phénomènes "nous veulent quelque chose", ils sont intentionnels et ne nous laissent jamais seuls. Amnios, c'est à la fois la suppression de la solitude et la suppression du "dehors", c'est l'état de sollicitation mutuelle permanente.
Et très loin, au fond, presque inexistant, "le monde des choses en notre absence", le "ça", l'être, vaguement effrayant et ne cadrant pas dans le décor.
J'en étais là, à vouloir discuter la question de l'être la-dedans, à me demander si l'être de ce milieu n'était quelque chose de différent quand...
je vois comme tout le monde des gratte-ciel s'effondrer à la télévision. Fascinant. Terrifiant. Etrange. Une espèce de gigantesque manifestation de l'Autre et l'effrondrement en miettes de ma belle théorie Amnios. Je ne sais pas quoi en penser sauf qu'il y a la fin d'un état de confiance et d'expansion virtuelle.
Un changement d'architecture, de cosmogonie, et étrangement, je trouve, le repli de chacun dans sa coquille personnelle après avoir longuement gambadé dans les prairies virtuelles.
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Comprendre l'architecture, c'est comprendre le réel? Cela m'a un temps paru évident. Il y a la construction, qui est indéniable, contingente, épreuve du feu de l'objet mental (projet) qui devient réel. Qui entre dans la sphère du réel, qui naît dans la lumière du réel. Heidegger, dans l'essai sur la technique, parle de "dévoilement". Ce qui n'était pas, est. Dans le cas de l'architecture, l'objet ainsi dévoilé provoque toujours un peu de stupeur. Il est à la fois l'objet que l'on a longuement imaginé, prémédité, décrit, prévu dans ses moindres détails, circonscrit; et un objet totalement différent, étranger puisque expulsé de notre sphère mentale intime. En définitive, l'objet qui est dans la lumière du réel, nous surprend, et nous échappe. Il part rejoindre les choses. De quasi sujet, il devient objet parmi les objets, inerte, surprenant, autre.
Ainsi en architecture il y aurait cette expérience spécifique du "dévoilement" de la construction, à mettre dans la balance. Construire, ce serait "faire du réel". Et ceux qui appartiennent à ce dévoilement (la construction) seraient plus que les autres "dans le réel". Je pense qu'il peut y avoir là une argumentation un peu simpliste: d'un côté le réel, la matière, les choses; et de l'autre, un virtuel polymorphe et peu défini.
Ces derniers temps, même si je suis toujours aussi fasciné par le "dévoilement", je crois moins à cette suprématie du réel. Ou plutôt, je doute. Je me dis: le réel lui-même n'aurait-il pas muté? La séparation entre "réel" et "virtuel" n'est-elle pas beaucoup plus floue? N'y a-t'il pas toujours une part importante de "virtuel" dans notre perception du monde. Car après tout, même la matière, nous ne l'appréhendons qu'au travers de sensations.
Donc je commence à douter d'un "réel transcendant" en architecture, et parallèlement je m'intéresse depuis un an environ, à une autre approche "sociale " de la réalité ou du réel, à travers les œuvres d'un certain Castoriadis dont je te parlerai plus longuement. Lui pense que toute société auto-institue sa propre réalité pour s'y identifier. Le réel ainsi serait une sorte d'hallucination collective.
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Si je regarde autour de moi, que vois-je? Des enseignes, en bas, par la fenêtre, que je ne peux pas voir, puisque je les lis, puisque je prends instantanément contact avec leur message, leur intention à mon égard (achète ceci). Des photographies, que je ne peux appréhender en tant que telles, puisqu'elles me renvoient immédiatement aux personnes que j'aime. Des objets, qui ne sont pas des simples choses, puisque je les prends pour moi, c'est à dire que je transforme automatiquement en intentionnalité, en potentialité, en projet (manger ça, porter ça au pressing, ranger ça, lire ceci, etc).
Et dehors, à l'échelle de la société, tout est pareil. Nous vivons bombardés de messages, d'intentionnalités cristallisée dans nos objets "réels", nous vivons dans un cocon d'intentions, de renvois, de reflets que nous appelons "réalité", et que Castoriadis nomme "imaginaire social" ou "institutions imaginaire". Nous faisons tous commerce, nous appréhendons tous le monde par l'imaginaire. Nous avons cette faculté incroyable, et ceci depuis que la conscience existe sans doute, de voir dans un objet physique autre chose que lui-même, d'y voir un sens, une potentialité, une intentionnalité. En un mot, nous avons l'imaginaire, la métaphore comme outil puissant pour comprendre et nous servir du monde. Et sans doute, nous avons, chevillé à l'âme, le secret espoir que le monde existe pour nous, qu'il nous veuille du bien, et surtout qu'il aie un sens. En disant "Dieu a créé le Ciel et la Terre", nous proclamons que le monde est signification. Mais je m'égare sans doute...
Aujourd'hui, il y a cet absurde débat entre "virtuel" et réel". Evidemment, le virtuel serait "inquiétant", et le réel constiturait une "valeur" humaine inaliénable. C'est tout à fait hypocrite. Le réel en tant qu"être" ou "essence", il y a bien longtemps que nous l'avons lâché pour le langage, la métaphore, l'image. Le virtuel -que je préfère appeler l'imaginaire - nous y sommes depuis toujours. Nous y habitons. Les tympans des églises médiévales sont virtuelles, elles racontent une histoire. Le Parthénon est virtuel, il représente les Dieux. Le virtuel, dit Michel Serres, est la chair même de l'homme. La chair même de sa production, aussi.
Non, le véritable Autre Monde, tout à fait inconnu et inquiétant, c'est le monde des choses "en notre absence" comme dit Baudrillard. C'est à dire les choses épuisées de toute intentionnalité à notre égard. L'être brut, la face cachée du reél, que nous ne pouvons pas vraiment voir, car il faudrait une vision inhumaine, divine, pour y arriver. Les choses silencieuses, l'être silencieux, qui ne nous veulent rien, qui ne nous disent rien, qui existent parfaitement sans nous.
Et voilà, pour essayer de compléter ce je te disais sur le "dévoilement", ce en quoi l'architecture est instable et fascinante. Elle est posée sur la ligne de crête entre l'imaginaire parlant, l'intentionnalité que nous lui avons injecté, et le monde silencieux des choses dans lequel elle peut s'engloutir à tout instant, pour redevenir une énigme.
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Renvois, reflets, facettes, impalpable réalité. Ma chair, du virtuel ? Du vent ? Et quant au matin, sortant du sommeil, je rencontre le thé brûlant dans la solidité d’un bol de faïence, le bord dessiné pour les lèvres est dur et la vapeur s’élève en léger tourbillon au-dessus de l’infusion. Comme un rite quotidien, la rencontre de l’évanescence ouvre ma journée. Je ne suis pas philosophe, mais je m’éveille chaque matin dans la vapeur du thé.
Le monde des choses « en notre absence » est fascinant et notre correspondance atteint avec lui son premier port d’attache. Tu as raison : parce que nous convoitons la substance des choses qui nous échappe, nous critiquons veulent l’instabilité du virtuel qui est pourtant l’évanescence de la dynamique même de notre monde. Quelle alternative me diras-tu entre les choses silencieuses d’un côté et un creux actif de l’autre ? Comment ne veux-tu pas paniquer : d’un côté l’absence de visibilité, un certain vide, de l’autre un creux, un autre vide. Pour des adultes élevés au slogan scientifique, de « la nature a horreur du vide », quelle révolution ! Révolution qu’il faut conduire vite, car les technologies de l’information et de l’évènement nous ont propulsées sans nous en rendre compte vers la déterritorialisation, vers les notions d’hypercortex et d’hypercorps, dans un espace fluctuant.
Le monde en dehors de nous nous échappe — à quoi bon nous obstiner à l’interpréter — mieux vaut — il machiner un dispositif permettant à la part muette du monde de faire entendre son propre chant. Le moment n’est plus à la forme narrative et comme l’annonçait déjà Aldo VAN EYK : définir par la forme une signification latente, au lieu de la laisser endormie dans la forme, c’est trahir l’art, faire violence à la signification, et bloquer la sensibilité. Il n’y a aucune poésie, disait-il que si reste ouvert l’espace d’une polysémie latente et indéfinie. Ne crois pas que je fasse de cela un dogme, l’histoire de l’architecture en a trop connu, mais j’entrevois là un art de l’ouverture, une nouvelle hospitalité.
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Il y a, placé étroitement devant toute chose, le masque de l'intelligible, ou du langage, qui nous fait prendre cette chose "pour nous", qui nous la rend signifiante. Notre perception même du monde force toute chose en signe, en information, en "virtuel" si l'on veut. Et c'est ici que la position de l'architecture est intéressante: à mi-chemin de la production de la chose (la construction, l'être brut) et de la production du signe (langage, métaphore, "polysémie latente et indéfinie"). L'architecture est la ligne de crête ou la chose bascule en signe, et où le signe redevient chose, constamment. Je trouve cela assez passionnant. Nous avons en main le béton et en tête le rêve (ou peut-être est-ce l'inverse?) et nous nous livrons à cette alchimie obscure.
L'architecture, c'est cette ligne de crête, cette métamorphose continue. Elle est à l'intersection des deux mondes. Elle réalise nos visions, qui nous échappent dans le réel, et nous reviennent par le biais le plus inattendu.
Lu dans Baudrillard, Cool Memories IV:
"Le seul moment fantastique est celui du premier contact, quand les choses ne se sont pas encore aperçu que nous étions là, quand elles ne se sont pas encore rangées par ordre d'analyse. Même chose pour le langage, quand il n'a pas eu le temps, encore, de signifier."
Et aussi dans le Monde du 3/11, son article sur les attentats de NY bien plus que je ne pourrais en dire. Mais ne faut-il pas être fou pour commenter l'actualité?
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Je ne suis jamais allé à New York. Depuis mon enfance pourtant j’en possède une image très précise, certainement déformée, grâce à la répétition de sa description à la télévision. L’archétype de celle ci est sans conteste la vision de la skyline au soleil couchant. Après cette image, généralement les héros hollywoodiens s’embrassent généreusement en se déclarant leur flamme où les enquêteurs font une pause prophétique avant la poursuite finale au travers les rues de la ville. Ces images comme moi tu as dû les voir des milliers de fois. Combien de fois avions-nous vu ainsi les deux tours jumelles ? Il s’agissait toujours d’une sorte de grande nature morte plus que d’un paysage. La composition des volumes de verre sous un ciel d’un rouge électrique lui répondait par d’étranges reflets dans les murs rideaux, comme autant de réceptacles à l’astre solaire. Je devine ce que cette image représentait pour les Américains, mais je sais aussi que pour un plus grand nombre encore elle représentait à travers le monde l’archétype de la ville de demain.
Tous ensemble nous avons pu voir en simultané la décomposition de la trop belle image. Tous ensemble nous avons pris immédiatement le deuil de la ville qui chaudement nous avait fédérés au fil des années. Nous avions tous l’impression d’avoir un voisin new-yorkais et nous avons été mortellement atteints dans notre hypercorps. C’est un crime terrifiant et un adieu à une certaine forme de l’architecture.
Ce matin je me suis rappelé d’une phrase lue dans le pavillon israélien de la dernière Biennale de Venise « The future of urbanism lies in the understanding that city is a Human event; not a sculpture ». Fini donc la belle composition de volumes assemblés sous la lumière du soleil couchant, nous venons de redécouvrir dans la douleur la part humaine de la ville. Les tours si élégantes de YAMASAKI se sont révélées par un retour morbide aux origines de l’architecture une nécropole de fortune pour des milliers de personnes. Parlons clairement, l’architecture comme langage des peuples à eux-mêmes répète indéfiniment les premiers rites funéraires et s’emploie toujours à assurer son devoir de passeur d’éternité. Aussi hautes fussent-elles, dédiées à la virtualité du commerce international, aussi légères fussent-elles dans leurs robes de verre, les tours jumelles en un instant se sont fait cryptes par l’impact des objets chéris par Le Corbusier dans Vers une architecture. L’élancement du métal, la technologie, la vitesse et pour finir une masse informe. Un peu comme si on réunissait Mies van der Rohe, Le Corbusier, Virilio et qu’à la fin de Khan vienne mettre tous ce petit monde d’accord. Ce crime est un tel condensé de l’histoire contemporaine !
Le chantier, la lumière du réel
L’architecture s’est fait une place dans la société de l’obsolescence, dans le maelström d’image global. Au même titre que les publicitaires, les cinéastes, les photographes et autres créateurs d’image, elle contribue à définir l’immédiateté, le visage fascinant et changeant de la mode. En tant qu’image parmi les images, l’architecture a acquis une visibilité sociale : on ne s’étonne plus de la trouver dans des revues non spécialisés, dans des émissions de société. Mais cette reconnaissance relative a un prix, celui justement de ne pouvoir exister qu’en tant qu’image, à tel point que les architectes eux-mêmes n’ont de cesse de transformer leur œuvre, construite ou non, en un artefact visuel. Cette prédominance de l’image occulte presque totalement l’acte réel de l’architecture, c’est à dire la construction.
Je suis chez moi, en train d’essayer d’écrire cet article, je regarde autour de moi, que vois-je ? Des enseignes, en bas, par la fenêtre, que je ne peux pas voir, puisque je les lis, puisque je prends instantanément contact avec leur message, leur intention à mon égard (achète ceci, va voir cela, etc.). Des photographies, que je ne peux appréhender en tant que telles, puisqu'elles me renvoient immédiatement aux personnes que je connais. Des objets, qui ne sont pas des simples choses, puisque je les prends pour moi, c'est à dire que je transforme automatiquement en intentionnalité, en potentialité, en projet (manger ça, porter ça au pressing, ranger ça, lire ceci, etc).
Et dehors, à l'échelle de la société, tout est pareil. Nous vivons bombardés de messages, d'intentionnalités cristallisée dans nos objets "réels", nous vivons dans un cocon d'intentions, de renvois, de reflets que nous appelons "réalité", et que le philosophe Cornélius Castoriadis nommait "imaginaire social" ou "institution imaginaire". Nous faisons tous commerce, nous appréhendons tous le monde par l'imaginaire. Nous avons cette faculté incroyable, et ceci depuis que la conscience existe sans doute, de voir dans un objet physique autre chose que lui-même, d'y voir un sens, une potentialité, une intentionnalité. En un mot, nous avons l'imaginaire, la métaphore comme outil puissant pour comprendre et nous servir du monde. Et sans doute, nous avons, chevillé à l'âme, le secret espoir que le monde existe pour nous, qu'il nous veuille du bien, et surtout qu'il aie un sens.
Aujourd'hui, il y a cet absurde débat entre "virtuel" et réel". Evidemment, le virtuel serait "inquiétant", et le réel constituerait une "valeur" humaine inaliénable. C'est tout à fait hypocrite. Le réel en tant qu"être" ou "essence", il y a bien longtemps que nous l'avons lâché pour le langage, la métaphore, l'image. Le virtuel - que je préfère appeler l'imaginaire - nous y sommes depuis toujours. Nous y habitons. Les tympans des églises médiévales sont virtuelles, elles racontent une histoire. Le Parthénon est virtuel, il représente les Dieux. Le virtuel, dit Michel Serres, est la chair même de l'homme. La chair même de sa production, aussi.
Non, le véritable Autre Monde, tout à fait inconnu et inquiétant, c'est le monde des choses "en notre absence" comme dit Baudrillard. C'est à dire les choses épuisées de toute intentionnalité à notre égard. L'être brut, la face cachée du réel, que nous ne pouvons pas vraiment voir, car il faudrait une vision inhumaine, divine, pour y arriver. Les choses silencieuses, l'être silencieux, qui ne nous veulent rien, qui ne nous disent rien, qui existent parfaitement sans nous.
Et le chantier est le lieu de la confrontation avec le monde des choses. Il y a la construction, qui est indéniable, contingente, épreuve du feu de l'objet mental – le projet- qui devient réel. Qui entre dans la sphère du réel, qui naît dans la lumière du réel. Heidegger, dans son essai « La question de la technique » parle de "dévoilement". Ce qui n'était pas, est, surgit. Dans le cas de l'architecture, l'objet ainsi dévoilé provoque toujours un peu de stupeur. Il est à la fois l'objet que l'on a longuement imaginé, prémédité, décrit, prévu dans ses moindres détails, circonscrit; et un objet totalement différent, étranger puisque expulsé de notre sphère mentale intime. En définitive, l'objet qui est dans la lumière du réel, nous surprend, et nous échappe. Il part rejoindre les choses. De quasi sujet, il devient objet parmi les objets, inerte, surprenant, autre.
Ce qui fait du chantier un lieu à part, c’est qu’on peut y observer « l’autre côté » de notre monde social. Une face cachée du réel où les objets ne sont plus intentionnels, où cesse le continuum rassurant de messages, de signes, d’illusions et de chimères qui constitue notre environnement quotidien. On y a l’impression d’être dans les coulisses de l’imaginaire social, en train de mettre en place un décor et ses machineries, qui brusquement deviendraient un monde à part et mystérieux. On ressent, face à la tectonique majestueuse du moindre ouvrage de béton, la minceur de la pellicule d’imaginaire social qui nous sépare de l’être brut et sauvage, de l’être seul des choses.
L’expérience de la construction montre en quoi l'architecture est instable et fascinante. Elle est posée sur la ligne de crête entre l'imaginaire « parlant », l'intentionnalité que nous lui avons injecté ;et le monde silencieux des choses dans lequel elle peut s'engloutir à tout instant, pour redevenir une énigme.
Succession
Nous avons choisi de devenir architectes, car c’est un métier où se rencontrent des personnes et des situations toujours différentes. La rencontre des personnes et des situations provoque des évènements que nous pouvons infléchir en proposant des supports physiques à cette vie sociale. Bien entendu, ce métier ne consiste pas uniquement à concevoir et suivre la construction de bâtiment. La pensée moderne accorde à chaque discipline une échelle d’intervention. Le design s’occupe de l’objet, l’architecture du bâtiment, l’urbaniste de la ville et le géographe de la région. Il paraîtrait inconcevable de confier la région au designer ou l’objet au géographe. Nous avons à réinterroger l’emboîtement des échelles et l’emboîtement des disciplines. Pour comprendre cela, il faut décrire notre monde.
Les Romains ont simplement théorisé la ville par trois mots qui impliquent une succession d’actions : tracer, lotir, bâtir. La trame viaire, c’est à dire l’ensemble des voies et des rues d’une ville, appartient à l’ordre du traçage ainsi qu’à celui du trajet. Une voie, une route ou une rue, si on y réfléchit bien, est une spécialisation de l’espace pour un usage collectif ; celui du passage ou de la desserte des parcelles individuelles. Dans sa gestion et son usage, la rue appartient au collectif et s’est octroyé le terme juridique de domaine public. Le reste de l’étendue géographique se découpe en parcelles foncières auxquelles est attachée la propriété. La destination de ces parcelles va de la culture quand il s’agit de champs à la construction d’immeuble en ville par exemple. La propriété foncière est liée à la transmission par l’héritage, ce qui revient à dire que la propriété fige l’espace dans le temps.
Si on s’extrait de la vision médiévale de la ville comme enceinte protectrice envers les agressions extérieures, ce qui n’est plus trop notre préoccupation en Europe, on peut avancer que le lien majeur entre l’institution « ville » et la propriété du sol passe par la fiscalité. Les impôts locaux et fonciers qui permettent à la collectivité d’entreprendre des actions sur un territoire donné portent sur cette spécialisation particulière du sol qu’est la propriété foncière. On remarquera au passage que la taxe d’habitation ne porte pas sur l’immeuble, mais sur le fait d’habiter un lieu. On pourrait même dire que la ville s’impose à une topographie spécifique, celles des propriétés, sur lesquelles elle impose des devoirs liés à la fiscalité en contrepartie de quoi elle entretient la desserte de ces parcelles et offre des services collectifs.
Cela a le mérite de relativiser la ville comme agglomération de constructions. Si on en revient à la première idée, celle des situations de vie, on pourrait dire que ce qui forme la ville c’est la densité et l’accumulation des évènements qui s’y déroulent. En d’autres termes, la ville contemporaine n’a pas besoin de bâtiments pour exister, mais plus surement d’une topographie active suscitant un paysage d’évènements.
Lorsque nous sommes en ville, le sol porte des immeubles qui sont des construits dont la valeur et le sens varient en fonction des époques. Ces construits spécialisent l’espace en établissant des relations dedans/dehors, chaud/froid, caché/dévoilé… Qui instaurent la possibilité de l’intimité parmi la multitude de gens qui résident ensemble. Le bâti appartient donc au vivre ensemble. L’art classique de la façade relève du langage pour exprimer une position sociale. Mais au-delà, l’architecture implique une syntaxe de l’espace bien plus riche oú la spécialisation des lieux se lit en séquence de perception : il faut passer d’un lieu à l’autre pour posséder l’expérience de l’ensemble et en apprécier chaque station.
Cette appréciation de l’espace par l’enchaînement s’étend aussi à l’espace urbain. Lors d’un trajet en voiture ou en train, notre expérience brasse plusieurs échelles. Passer de la rue à un intérieur aussi. Les exemples sont nombreux qui montrent la fusion des échelles. Bien sûr tout cela nécessiterait une longue démonstration, mais il importe surtout de retenir la relativité des échelles d’intervention. Quelles que soient nos formations initiales, nos domaines d’intervention sont ouverts et interrogent toujours la fusion des échelles.
Lorsqu’on parle de succession d’évènements et de perceptions, on introduit la dimension temporelle dans la problématique spatiale. On opère même un renversement de la rétine où la matière semble devenir du temps solidifié. Ce changement dans l’approche des situations construites ouvre la voie à des expériences importantes sur l’échelle et la versatilité de nos interventions d’aménageurs de l’espace : nous entrons dans le domaine exigeant de l’aménagement physique du temps.
Jean-Philippe Doré et Jean Richer

