Amador Fernández-Savater
Activiste et philosophe espagnol

Initialement publié le 14 mars 2020
Traduction de l'espagnol par Virginie Segonne

Amador Fernández-Savater s’appuie sur Cybermonde la politique du pire (1996) pour se livrer à une réflexion sur l’obéissance à un ordre politique et l’accident comme rupture révélationnairepour repenser le monde.
Dans « l’atelier du mercredi » sur l’accélération du temps contemporain, nous lisons le philosophe et urbaniste Paul Virilio avec un regard porté sur une conjoncture marquée par le coronavirus. La lecture de Virilio nous permet deux choses : insister sur la question de l’accélération et en même temps parler de ce qu’il appelle « l’accident » : le désastre, la catastrophe. Virilio est un penseur de la vitesse, un « dromologue » (dromos = course), et comme il le dit lui-même un fils de la « guerre éclair » (Blitzkrieg) menée par les nazis en France en 1940. Pour Virilio le pouvoir est « dromocratique » : une capacité à être rapide, à contrôler le territoire par la vitesse, à régir les rythmes d’une société. Mais chaque forme historique de « vitesse » contient son propre « accident ».

L’accident est toujours défini par un lieu et un temps (le Titanic a coulé en un lieu, les trains déraillent en un point). Mais aujourd’hui, alors que la vitesse absolue du capital a aboli les distances, nous entrons dans le temps de « l’accident général » : celui qui arrive simultanément de toutes parts. Quel pouvoir, quelle vitesse, quel accident se jouent aujourd’hui dans la conjoncture du coronavirus ? Lisons des extraits de « Cybermonde, la politique du pire » et commentons-les.
Dissuadés
« À partir de la chute du mur de Berlin en 1989, j’ai compris que, durant la guerre froide, nous avons tous été dissuadés - d’ailleurs, il faudrait écrire un livre qui s’appellerait ”les Dissuadés”, comme on a écrit ”les Possédés”. Dans tous nos travaux, pendant quarante ans, nous avons été conditionnés par la dissuasion. Notre façon de travailler, nos idées et nos idéaux ont été conditionnés par la fin du monde possible. Et, privés de liberté, nous avons dû subitement sortir, nous libérer de cette culture de dissuasion et d’angoisse. »

On pourrait dire que la culture de la dissuasion (de la menace) découle directement de la Guerre Froide. Il y a un chantage implicite qui conditionne les façons de penser et de vivre : « obéissance ou fin du monde ». Si nous nous arrêtons, si nous ne consommons pas, si nous laissons de côté notre travail, ne serait-ce pas la fin du monde ? Notre vie est tellement intriquée dans le système que s’il chute, nous tombons avec lui. La dissuasion interdit avec subtilité toute pensée, tout comportement désobéissant. La possibilité de la catastrophe nous dissuade. C’est l’obéissance ou la mort. Mais une société basée sur l’obéissance, n’est-ce pas aussi la mort ?
Révélateur
« Mais il est vrai que le thème de l’accident ne finit pas de m’obséder. L’accident est un miracle à l’envers, un miracle laïc, un révélateur. Inventer le navire, c’est inventer le naufrage, inventer l’avion, c’est inventer le crash, inventer l’électricité, c’est inventer l’électrocution… Chaque technologie véhicule sa propre négativité, qui est innovée dans le même temps que le progrès technique ».

Virilio nous incite à prendre l’accident comme un moment privilégié de la pensée. La dégradation de l’état des choses peut nous permettre de distinguer quelque chose au travers. C’est le choc issu des automatismes qui régissent nos journées. C’est l’arrêt, le trouble. On pense durant le trouble.
Quelle interruption nous permet de penser ? Virilio traite de « l’industrialisation » de l’accident, sa banalisation. Il en est ainsi de n’importe quel accident de voiture qui nous fait réfléchir à ce système de transport et de vie.

Est-ce que ce sera l’accident inédit, celui que nous n’avons jamais vécu auparavant, celui qui n’a pas été constaté, catégorisé, ramené au risque, assuré ? Est-ce pour ses qualités objectives, ou pour quelque autre moyen d’appropriation subjective, que l’accident nous donne à penser ? Dans ce cas, l’accident qui nous donne à penser est celui qui se pense, là est le paradoxe.

Comment faisons-nous émerger de la banalisation un accident et le rendons-nous singulier ? L’accident qui nous pousse à réfléchir est justement celui que nous extrayons de la catégorie de l’accident, celui pour lequel on connaît des responsables, celui qui affecte le schéma d’organisation de la vie. Est-il intéressant de maintenir cette catégorie d’accident ? Virilio se réfère à l’étymologie grecque et distingue la substance (ce qui est, ce que c’est) de l’accident (ce qui passe, ce qui arrive). Ce qui arrive nous révèle quelque chose de ce qui est. C’est le « miracle à l’envers, le miracle laïque, le révélateur ».

Le coronavirus fonctionne-t-il comme « révélateur » de quelque chose, est-il précurseur ou déclencheur de questionnements ? Il est pour l’instant trop tôt pour le dire, mais cela nous coûte d’en avoir conscience. Il est évident que la peur est plus manifeste.

Un exemple nous vient du Japon : là-bas, le coronavirus débarque dans une conjoncture marquée par l’organisation des Jeux Olympiques au mois d’août. De fait, la majorité des gens rejettent les jeux olympiques, il est connu qu’ils n’apportent de richesses qu’à une élite. Les gens veulent vivre tranquilles, sans plus de feux d’artifice. Il se manifeste donc une solidarité étrange avec le coronavirus. Seul le coronavirus peut faire annuler les jeux. Les personnes âgées, qui devraient rester chez elles, rechignent à rester enfermées pour le temps qu’il leur reste à vivre et prennent des risques, ils veulent vivre. Ils s’exposent au coronavirus, se convertissent en « guérilleros » du coronavirus. Un, deux, trois virus !
Le temps de la réflexion
« La tyrannie du temps n’est pas très éloignée de la tyrannie classique, parce qu’elle tend à liquider la réflexion du citoyen en faveur d’une activité réflexe. La démocratie est solidaire, elle n’est pas solitaire. Et l’homme a besoin de réfléchir avant d’agir. Or le temps réel et le présent mondial exigent du téléspectateur un réflexe qui est déjà de l’ordre de la manipulation. La tyrannie du temps réel est un assujettissement du téléspectateur. La démocratie est menacée dans sa temporalité, puisque l’attente tend à être supprimée. La démocratie, c’est l’attente d’une décision prise collectivement. La démocratie live, la démarcation automatique, liquide cette réflexion au profit d’un réflexe. »

Gouverner aujourd’hui, dit Virilio, c’est synchroniser les opinions et les émotions. Pour penser de manière autonome il faut rompre cette synchronisation. Nous détacher du temps réel de la télévision et des médias. Comment ? La synchronisation est ce qui véhicule la peur comme acte miroir, sans pensée. L’autre comme menace, comme ennemi. Les stéréotypes que nous réitérons aujourd’hui dans des milliers de conversations quotidiennes. Le temps réel supprime l’« attente » comme dit Virilio et en même temps nous positionne dans l’attente (de la dernière information, etc.).

Dans ce mauvais contexte s’est élaboré un espace-temps de réflexion collective anonyme : souvenons-nous, en ce 16e anniversaire, de ce qui s’est passé après l’attentat du 11 mars 2004. La société s’est « détachée » de la version officielle, a « débattu » de manière autonome et a produit sa propre « décision » (rejeter le gouvernement de Aznar). Le pouvoir ne permet pas tout. L’émergence de questions fait corps avec son temps. L’interruption ouvre une faille qui est un espace de possible intervention. De petits faits peuvent avoir un effet immense.

Aujourd’hui il est difficile de garder des places ouvertes pour penser juste, comme dans le cas du mouvement des Indignés. Justement c’est le « regroupement » qui est interdit. Mais la réflexion, quand elle naît, trouve toujours des chemins pour s’étendre. Des questions concernant les formes de vies peuvent émerger, concernant les citoyens, la vulnérabilité et les corps, où à propos de l’interconnexion que nous constituons… il faut être attentifs.
L'auteur
Amador Fernández-Savater est Activiste politique et philosophe. Il a publié un livre d’essais en 1999, Philosophie et action (Editorialímite, Santander). Il est actif dans la maison d’édition Watercolour Books, un des premiers éditeurs en licences Creative Commons. Il a codirigé le magazine Archipelago et a participé activement à divers mouvements sociaux. Il est coauteur d’un livre sur l’expérience citoyenne après le 11 septembre (Red ciudadana tras el 11-M, Watercolour Books A. Machado, Madrid, 2008).

Initialement publié dans Tachas le 14 mars 2020
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