Pour la fondation UVED, MOOC Océan.

Saint-Aubin-sur-Mer, France


1. Introduction
Comment parler de littoral lorsqu’on est architecte ? Les architectes post-modernes ont particulièrement investi l’idée qu’il était possible de bâtir de nouvelles cités dans l’océan, échappant ainsi aux vices d’une terre polluée. Déjà, il existe un quartier flottant d’Amsterdam, où les maisons suivent les variations du niveau de la mer. À Dubaï, trois archipels artificiels en forme de palmier ont colonisé la mer. Ces projets ne doivent pas nous faire oublier que la ville littorale est vulnérable. Pour ne prendre qu’un exemple, l’archéologie sous-marine a mis à jour, en 2000, une cité immergée datant de l’Égypte antique, appelée Thônis-Héracléion, et située près de l’actuelle Aboukir. La submersion serait due à plusieurs tremblements de terre, suivis de raz-de-marée qui auraient provoqué l’effondrement de 110 kilomètres carrés du delta du Nil.
Ce dernier exemple est symptomatique de la vulnérabilité littorale. Or l’ONU annonce que d’ici 2050, environ 70 % de la population mondiale vivra dans des zones urbanisées dont près de 90 % se trouveront au bord de l’eau. Comme architecte, je pars du postulat que la terre est totalement architecturée, au sens où elle est totalement artificialisée par les pratiques anthropiques. Débarrassés de l’opposition naturalité/artifice, nous pouvons développer un nouvel artifice lié plus à la ruse, à l’habileté, pour imaginer les futurs possibles de l’habitat humain bordant les rivages. L’habitat ne désigne pas uniquement les constructions dans lesquelles les humains vivent, mais l’ensemble du terroir qu’ils arpentent dans leur vie quotidienne. C’est cet habitat qui m’intéresse particulièrement, car il permet des redirections importantes en matière de restauration. La nature, ici, relève d’une approche multispéciste où l’homme fait partie des solutions, parmi les autres vivants, animaux et végétaux.

Fouras-les-Bains, France

2. Mais tout d’abord, qu’est-ce que le littoral ?
Techniquement, le trait de côte correspond à la laisse des plus hautes mers dans le cas d’une marée astronomique de coefficient 120 et dans des conditions météorologiques normales. Mais cela ne dit rien du littoral, qui doit être considéré comme une marche très large, où les influences de la mer et de la terre se font mutuellement sentir. Concrètement, cela demande de considérer un espace géographique important. Moi qui vis à l’extrémité du marais poitevin, à 40 km de la mer, je ressens quotidiennement la présence de l’océan.
Dans l’histoire, seules les activités liées à la mer subsistaient sur les rivages européens. Il faut attendre un événement culturel très important pour que le littoral soit habité différemment. Les vertus de l’eau salée sont plébiscitées par l’aristocratie anglaise à partir du XVIIIe siècle, et la mode va se répandre à travers le monde. Des peintres et des poètes vont alors radicalement modifier l’appréciation du littoral par leur vision romantique. Cette invention d’un paysage pittoresque s’accompagne de la construction d’un paysage réglé parallèlement au rivage : la grève devient « plage » et derrière la promenade du bord de mer s’alignent villas, casino, et de vastes opérations immobilières. L’artificialisation du littoral repose donc sur deux ressorts : l’urbanisation du rivage d’une part, mais aussi — et peut-être avant tout — sur la construction d’un imaginaire littoral, qui s’accompagne d’une imagerie conditionnant notre rapport de proximité au rivage. En Europe, la promotion d’un tourisme populaire a considérablement accru les pressions anthropiques sur des milieux sensibles. Plus grave encore, cet imaginaire balnéaire s’est répandu à travers le monde pour offrir aux touristes occidentaux des expériences paradisiaques sur des rivages lointains.

Étretat, France

3. Une approche culturelle
Vous l’aurez compris, je me rattache intellectuellement au mouvement des études culturelles (en anglais cultural studies), nées dans les années 1960 au Royaume-Uni, à la croisée de la sociologie, de la philosophie, de l’ethnologie, de la littérature, et, pour moi, de l’architecture, bien entendu. En matière littorale, cette approche transversale est particulièrement pertinente pour déconstruire les situations de domination culturelle. Elles permettent par exemple de démilitariser le discours alors que le vocabulaire littoral est empreint de nombreux termes militaires : trait de côte, défense marine, stratégie de retrait, etc.

La faute-sur-Mer, France, après Xynthia

Pour mieux l’expliquer, il faut rappeler que mon intérêt pour le littoral est né de l’événement météo-marin Xynthia qui, en 2010, qui a touché la côte atlantique française. Juste après la submersion, je me suis rendu à la Faute-sur-Mer (en Vendée) pour aider les personnes sinistrées. C’était un travail très physique de dégagement des laisses de mer et de tout un tas de débris qui obstruaient les routes. J’ai compris plusieurs choses ces jours-là. La première concerne l’auto-organisation des bonnes volontés puisque des agents communaux, des entreprises de travaux publics, des agriculteurs et bien d’autres ont collaboré par instinct, les services de l’État étant occupés aux missions de sécurisation. Le second souvenir était le regard hagard de certains habitants, totalement dépassés par la démesure de l’événement. Cela se voyait bien que nous n’étions pas prêts à vivre un tel événement. Enfin, le troisième enseignement vient du traitement très vertical et médiatique de la crise où l’État français a géré l’urgence, sans réelle réflexion sur l’avenir de ces espaces. J’ai alors compris qu’il fallait impérativement déconstruire nos réflexes, et faire avec les communautés locales, à leur rythme, et que les politiques publiques descendantes n’étaient pas opérantes en temps de crise.

Agde, France

4. Faire avec les communautés
Nous aurions tout intérêt à nous inspirer des projets de restauration des rivages aidée par le PNUD à travers le monde, car ils disent quelque chose d’essentiel sur la nécessité de faire avec les communautés locales. En voici un exemple :
Les communautés vivant le long de la côte cubaine subissent fréquemment des tempêtes tropicales. Les impacts du changement climatique sont donc une réalité immédiate pour elles. Lancé en 2022, le projet « Mi Costa » est une initiative ambitieuse, sur 30 ans, pour protéger 1 300 kilomètres de rivage de la côte sud de Cuba. Basée sur la restauration des écosystèmes et dirigée vers les communautés,« Mi Costa » vise plus précisément à restaurer les flux d’eau douce naturels pour que les nutriments favorisent la croissance des mangroves et des herbiers marins. En échange, ces mangroves restaurées réduisent les inondations et limitent la salinisation des sols et de l’eau. Ces efforts sont complétés par des systèmes de surveillance environnementale et hydrologique pour l’alerte précoce des inondations et des submersions.
L’originalité de la démarche tient à la participation active des communautés locales. Le gouvernement cubain donne aux communautés les moyens de devenir actrices des solutions climatiques avec 30 centres de formation dans huit provinces qui servent de centres d’apprentissage communautaires et de coordination des activités d’adaptation locales. Parallèlement, un programme de renforcement des capacités est conçu pour améliorer les connaissances locales sur l’adaptation au climat, par une démarche de « formateur de formateurs ». Dans ce modèle, des experts nationaux et internationaux forment des leaders communautaires, qui transmettent ensuite leurs connaissances à leurs communautés locales, visant à atteindre 60 % de la population dans les zones ciblées. En seulement deux ans, plus de 6 000 personnes — plus de la moitié était des femmes — ont déjà reçu une formation en adaptation basée sur les écosystèmes, en surveillance hydrologique et en restauration forestière, leur permettant de concevoir des solutions climatiques dans leurs propres communautés. 
Il existe bien d’autres programmes du PNUD dont le principe reste le même : ils ne visent pas un résultat théorique, mais s’appuient sur un processus d’agentivité des communautés locales, les rendant actrices de leur résilience, avec une attention sur les inégalités sociales et celles de genre. Ces programmes démontrent une économie de moyens, face à de puissants risques naturels, en combinant des solutions rentables, fondées sur la nature, avec un renforcement de la capacité d’action des populations.

Soulac-sur-Mer, France, Immeuble le Signal, avant démolition

5. Porter un autre regard sur l’adaptation
Aucune innocence dans ce détour par les programmes du PNUD. La solution à l’adaptation littorale se situe dans l’interdisciplinarité et la combinaison des savoirs, entre connaissance savante et pratiques des lieux, ainsi que dans la manière dont les vivants peuvent s’entraider, humains et non-humains. Il existe de nombreuses solutions techniques pour renforcer la résilience littorale, ainsi que de très beaux projets de paysage, vantant un futur désirable, puisque réglé au cordeau par le dessin. De tout cela, nous n’en ferons pas le catalogue puisque c’est un changement culturel qui est appelé ici. Au Viet Nan, ou encore à Cuba, s’invente de nouvelles manières d’habiter, de travailler et même de manger. Nous devrions autant nous intéresser à la cuisine qu’au génie civil et abandonner notre vision trop condescendante. Plus encore, favoriser l’agentivité des individus est indispensable pour renforcer leurs propres possibilités d’invention face aux nouvelles conditions écologiques et économiques auxquelles ils sont confrontés. Concrètement, le savoir-faire pour replanter une mangrove, et la connaissance des gestes à pratiquer sont aussi importants que d’établir un vaste schéma directeur. Dès lors, il importe de ménager, plutôt que d’aménager.
Il va aussi nous falloir délaisser des lieux de vie lorsque la situation est trop inquiétante. Cela a déjà eu lieu, en France, avec l'immeuble Signal, démoli à Soulac-sur-Mer, avant que la mer ne l'emporte.
Dans le Pacifique, le cas de l’archipel des Tuvalu est emblématique. Ses neuf atolls coralliens, tous habités, seront inhabitables d’ici moins d’un siècle. Le gouvernement des Tuvalu a pris la décision très médiatisée de devenir la première nation numérique du monde, en créant un jumeau de l’archipel, dans le Métavers, pour sauvegarder un patrimoine immatériel, immortalisant ces îles pour les générations futures. En recréant sa terre, et en archivant sa culture, cette nation veut continuer d’exister même lorsque sa terre aura disparu. Le renoncement par la désurbanisation s’avère être une solution nécessaire dans certains cas, et penser d’abord comme un acte culturel pour ne pas abandonner les populations. On parle de repli stratégique. Ce repli stratégique est clairement un vocable militaire concourant à avoir vis-à-vis des flots une attitude militariste. Il serait préférable de parler d’abandon dans un premier temps. À quoi tenons-nous ? Dans cet abandon, il faut travailler la consolation, car ce ne sont pas que des constructions que nous abandonnerons, mais des histoires de vie. Voici donc le plus grand enjeu que nous avons à relever : l’esthétique de la disparition. Comment rendre psychologiquement soutenable le délaissement, sans créer des traumatismes ? À nouveau, favoriser l’agentivité des individus est indispensable pour qu’ils soient acteurs de leur destin. L’esthétique de la disparition ne relève donc pas d’une planification d’ensemble, descendante, comme le cartésianisme occidental ne sait que trop bien les produire. Non, l’esthétique de la disparition repose sur le ménagement des individus et des situations. L’urgence climatique est là, il faut faire vite, mais lentement, pour que chacun s’empare de son destin.

Soulac-sur-Mer, France, Immeuble le Signal, avant démolition

Jean Richer
Docteur en architecture
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