« La Terre-Mère serait-elle devenue le membre fantôme de l’humanité ? »
Paul Virilio, La vitesse de libération (1995), p. 84.
La proposition de cette rencontre a coïncidé avec une recherche en cours sur les objets de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio dans le cadre de ma thèse. L’artificialisation à laquelle pense Paul Virilio est celle de l’abandon du relief terrestre sous le joug de la vitesse et sous-tend une crise des dimensions physiques au point d’en appeler à une écologie grise portant non pas sur la pollution de la nature mais sur celle de la grandeur nature, autrement dit des proportions du monde telles que vécues.
Parmi les schèmes technologiques de Paul Virilio, l’avion tient une place prépondérante et avec lui l’aéroport, qui sera ici notre objet de réflexion. Pour Paul Virilio, l’aéroport symbolise à lui seul la contraction de la géographie : « aérogares, terminus et portes de l’antiville qui ouvrent sur le néant d’un territoire disparu, lieux d’éjection que l’on emprunte pour boucler la boucle vide de l’errance accélérée ». J’observais alors les plus grands aéroports du monde — celui d’Istanbul avec sa capacité de 200 millions de passagers par an, celui du roi Fahd en Arabie saoudite déployé sur pas moins de 78 000 hectares ou encore celui d’Atlanta avec ses 29 000 places de parking disponibles — pour constater que les équipements démesurés vecteurs de vitesse sont doublement consommateurs d’espace. D’une part, les autoroutes, voies ferrées et aéroports consomment des surfaces toujours plus importantes, prises sur des espaces à vocation agricole ou naturelle. D’autre part, tout phénomène de vitesse nécessite « l’invention d’un lieu d’artifice, d’une scène, pour pratiquer l’exploit de l’extrême vitesse ». Il y a donc transformation d’une spatialité naturelle en une autre qui tient de l’artifice, négligeant le relief au profit d’une surface abstraite favorable au transfert.
Ce méga objet architectural — caractéristique du Bigness de l’architecte Rem Koolhaas — mérite notre attention d’autant qu’il est intrinsèquement lié à l’accident révélant sa substance : soumis de longue date au risque de crash et plus récemment au terrorisme, il vient de subir de plein fouet la pandémie de la Covid-19 avec un coup d’arrêt du trafic aérien, et demain, l’élévation prévisible du niveau de la mer menacera de submersion plusieurs centaines d’aéroports dans le monde. L’artificialisation due aux phénomènes de vitesse produit son propre accident. Le symbole de cet avenir est l’aéroport international de Kansai construit sur une île artificielle dans la baie d’Osaka : territoire de l’artifice s’il en est, il recèle son propre accident depuis son ouverture en 1994.
I. KIX
Le tournant aéroportuaire
Paul Virilio constatait une évolution notoire de l’architecture des aéroports : « Il suffit d’apprécier l’évolution intervenue dans leur architecture depuis un demi-siècle, en France comme aux États-Unis. Prenons l’exemple de l’aérodrome du Bourget : construit autour des années trente, c’est un palais au plan symétrique, avec une tour de contrôle centrale et une galerie des “pas perdus” comparable à celle de n’importe quelle grande gare. Vingt ans après, Orly offre peu de dif­férences essentielles, c’est toujours un palais, un palais de verre rectangulaire avec un accès autoroutier déjà très évolué… puis c’est Roissy, machine d’embarque­ment, échangeur circulaire avec ses satellites péri­phériques où l’on accède comme par miracle, au jet… En fait, entre l’automobile, l’escalator et la carlingue, on passe d’un véhicule technique à l’autre, sans tran­sition ou presque. On observe la même rupture outre-­atlantique avec Kennedy-Airport et le dernier aéro­port de Dallas qui ressemble à s’y méprendre à un computer ». Cette évolution se prolonge dans les années 1990 en passant du labyrinthe bureaucratique de Charles de Gaulle ou du chaos organisé d’Heathrow à une expérience aéroportuaire qui magnifie le passage de la terre au vol : « en soi, l’une des expériences les plus excitantes et les plus spectaculaires que la technologie du vingtième siècle ait à offrir ». Une nouvelle génération d’aéroports a vu le jour avec l’aéroport Stansted près de Londres, dessiné par Norman Foster et conçu pour célébrer le spectacle du voyage aérien. D’autres ont suivi comme l’aéroport de Stuttgart conçu par von Gerkan & Marg et celui du Kansai dessiné par Renzo Piano.
La lutte populaire qui avait accompagné la construction du nouvel aéroport international de Narita (près de Tokyo), après les expropriations dans ce secteur rural de la préfecture de Chiba, avait conduit les autorités japonaises à réfléchir différemment pour construire le nouvel aéroport apte à revitaliser la région du Kansai en développant ses exportations. Les protestations des habitants de cette région ont conduit à la construction d’une île artificielle, selon la technique umetate-chi pour y accueillir l’aéroport et après de longues délibérations, l’emplacement à 38 km au sud-ouest de la gare d’Osaka avait été choisi. Il faut donc comprendre que l’artificialisation dont il est question ici est issue d’une confrontation populaire et que la solution retenue repose sur une satisfaction sociale.
Aujourd’hui, l’aéroport KIX — le symbole international de l’aéroport du Kansai — est la porte d’entrée de la seconde région métropolitaine du Japon après Tokyo, la principale plateforme japonaise pour les compagnies low cost et de nombreux des vols de fret avec 920 vols par jour. L’aéroport international est exploité par un consortium composé du fournisseur japonais de services financiers intégrés Orix (40 %), de la société française de concession aéroportuaire VINCI Airports (40 %) et d’entreprises locales (20 %) dans le cadre d’un accord de concession de 44 ans qui a été signé en 2015. Imaginé sur la base d’une croissance économique continue, l’aéroport aura subi le krach japonais au beau milieu de sa construction, et il peine encore à s’imposer en tant que hub asiatique incontournable.
L’Île artificielle
Les terre­-pleins maritimes, dits umetate-chi, sont une technique courante au Japon puisqu’ils totalisent 600 km2 et accueillent l’essentiel de l’industrie lourde du pays. Contrairement aux polders européens créés par assèchement, les terre­-pleins nippons sont obtenus par comblement. Ces îles artificielles ont été réalisées pour la plupart entre 1954 à 1975 et se localisent dans les baies de Tokyo, Ise et Osaka, ainsi que dans la mer intérieure. Le terre-plein de l’aéroport de Kansai est donc tardif. Étonnamment, le coût de ces terre-pleins était inférieur au foncier terrestre tout en offrant une prise directe avec les transports maritimes et terrestres, et la possibilité d’agrandissement à volonté de ces plateformes… sans compter l’argument environnemental de la réduction des nuisances pour les populations riveraines.

L’île artificielle de l’aéroport devait résister aux typhons et tremblements de terre fréquents dans la région. Or, le sol marin devant la supporter était composé d’argile alluviale à 18,5 mètres de profondeur. 1,2 million de drains de sable ont été injectés pour décompresser ce fond marin. Ensuite des structures spécifiques en béton en forme de tétrapode — 48 000 au total de 200 tonnes chacune — ont été déposées au fond de l’eau et recouvertes de 178 millions de tonnes cubes de terre draguée dans la baie ou extraite des montagnes voisines et déversées à l’aide de barges spécialement conçues pour cet usage. Enfin, 900 colonnes sur vérins hydrauliques ont été enfoncées dans le sol compacté pour soutenir les fondations des bâtiments. Le tout est protégé par une digue constituée de 480 000 blocs de béton ancrés dans des conteneurs en acier. La plateforme 4,4 sur 1,2 km et sa digue périphérique ont été commencé en 1987 et achevées en trois ans. Enfin, un pont a été construit pour relier l’île au continent : 3 750 m de pont-treillis, le plus long du monde de ce type. Pourquoi cette avalanche de chiffres ? Pour montrer le gigantisme de l’opération d’ingénierie visant à créer une très grande île artificielle.
L’île était censée maintenir l’aéroport à plus de quatre mètres au-dessus du niveau de la mer pendant 50 ans malgré un affaissement prévisible. Mais en 1990, l’île s’était déjà abaissée de plus de huit mètres alors qu’il était prévu un peu moins de six mètres. Le sol a été remanié de manière à réduire l’affaissement de 50 cm à 6 cm par an et cette île artificielle est devenue l’ouvrage de construction le plus cher de l’histoire, avec vingt ans d’études et plusieurs milliards de dollars dépensés. Au total, la plateforme se sera enfoncée de 13,05 m. À ce rythme, au moins l’une des deux pistes de l’aéroport sera submergée d’ici 2058 selon une étude indépendante. Pourtant, en 2001, l’aéroport reçut l’un des dix prix Civil Engineering Monument of the Millennium décernés par l’American Society of Civil Engineers. Fier de ce succès technique et commercial, l’aéroport s’est agrandi en 2007 avec une île secondaire de 5,4 sur 1,2 km pour subvenir à l’augmentation du trafic aérien.
Vague architecturale
Renzo Piano Building Workshop, en collaboration avec Ove Arup and Partners, a remporté le concours international du terminal en 1988 en proposant un toit high-tech de plus de 1,7 km de long soutenu par des portiques de 80 m libérant de tout élément porteur l’espace intérieur de l’aérogare. L’asymétrie transversale du bâtiment est conçue pour permettre aux passagers de s’orienter plus facilement. La recherche d’un module de base — commune à de nombreux projets de Piano — a conduit a élaboré un unique panneau d’acier, qui fut reproduit 82 000 fois pour constituer ce toit en forme de vague. Autre prouesse structurelle, l’aéroport présente un plan surélevé en porte-à-faux de 15 m pour créer un appel visuel à travers les portes d’embarquement. Une autre innovation du projet architectural concerne la ventilation intérieure. Des bouches géantes soufflent l’air sur un côté du bâtiment que des déflecteurs canalisent ensuite. Ces déflecteurs en forme d’aile sont basés sur le principe de Bernoulli, principe physique fondamental du vol, et son adaptation à la ventilation demeure une belle métaphore aéroportuaire. L’abstraction aérienne de ces gestes architecturaux — le manteau d’acier et la fluidité de la ventilation — contraste avec les efforts telluriens déployés au préalable pour constituer le terre-plein.
L’aéroport est en cours de réaménagement par les architectes américains de Populous, associés à Pascall+Watson et au consultant en commerce de détail Saguez & Partners. Leur ambition est révélée l’expérience aéroportuaire contemporaine en introduisant des aménagements commerciaux inédits au monde pour impressionner les visiteurs et créer « les nouvelles gares ferroviaires du XXIe siècle qui relient véritablement les passagers à la ville ». Ce n’est plus l’exaltation du vol à la Foster dont il y question mais d’une expérience de voyage propre à stimuler la croissance économique du Japon dans l’ère post-Covid-19. De plus, l’aéroport sera mis à niveau pour résister à des événements sismiques majeurs et le projet devra être achevé pour l’Exposition universelle de 2025 à Osaka. Le groupe Vinci affirme qu’il en sera même le « premier pavillon ».
II. Face aux risques
La zoonose vaincue
La crise sanitaire a très gravement touché les aéroports japonais. Pour l’aéroport international du Kansai la chute fut vertigineuse avec une perte d’activité de 95 % en mars 2020 par rapport à l’année précédente. Il était encore en baisse de quasiment 30 % en mars 2021 par à une année précédente pourtant calamiteuse. De nouvelles surfaces de stationnement pour les avions ont dû être trouvées dans tout le Japon. Malgré une récente diminution du nombre de nouvelles infections au Covid-19, la situation dans le Kansai reste aujourd’hui précaire et la préfecture d’Osaka a demandé de prolongation de l’état d’urgence jusqu’en juin 2021.

Face à l’épidémie, deux innovations ont été déployées dans l’aéroport du Kansai. Un système robotisé a été récemment mis en place pour le dépistage du Covid-19 par test PCR. Le robot, développé par Kawasaki Heavy Industries, peut traiter 2 500 échantillons par jour pour les voyageurs des vols internationaux avec une délivrance des résultats en 80 minutes. Grâce à des opérations automatisées et sans personnel, le robot devrait fournir des tests de masse. Cette opération s’inscrit dans un programme plus large dit Fast Travel visant à favoriser le libre-service pour accroître la fluidité dans les infrastructures aéroportuaires et améliorer le service à la clientèle. L’autre innovation est un revêtement antimicrobien et antisalissure apposé sur les surfaces fréquemment touchées. Ce gel sanitaire, intitulé PROSPEC H-7 et développé par l’entreprise SOFT99, est testé dans l’aéroport depuis octobre 2020. Durcissant à l’air pour former un film rigide, il est en cours d’application dans les ascenseurs et sur les mains courantes afin de contenir la propagation du Covid-19.
Submersions marines
Mais le risque sanitaire n’est pas le seul à menacer KIX. La digue périphérique de l’aéroport a été calculée pour résister aux derniers évènements météo-marins connus alors tel le typhon majeur de 1961. L’aéroport résista aussi en 1995 au tremblement de terre de Kobe dont l’épicentre n’était qu’à 20 kilomètres. Les dispositifs antisismiques fonctionnèrent et même les grandes vitres du terminal résistèrent. En 1998, l’aéroport supporta un typhon avec des vents de plus de 200 km/h. Mais en septembre 2014, le typhon Hebei a submergé les pistes. Un bateau à la dérive a alors percuté le pont reliant l’île au continent, bloquant 3 000 passagers pour une journée. En 2018, le même scénario s’est reproduit avec le typhon Jebi qui a généré une onde de tempête rarement observée de près de 3 mètres de hauteur dans la baie d’Osaka. Les vagues ont débordé les digues de l’aéroport et saturé ses pompes. Un pétrolier a de nouveau percuté le pont-treilli. 8 000 passagers ont alors passé la nuit dans les terminaux plongés dans le noir alors que la tempête faisait rage et que les vagues venaient lécher les bâtiments.
Suite à ce typhon, les responsables de l’aéroport ont décidé de rehausser une des pistes. Ce nouveau grand projet d’infrastructure n’est que la résultante du rehaussement prévue de la digue périphérique qui pourrait alors faire obstacle à l’envol des avions. La piste de 3 500 m de long devrait donc être surélevée d’environ 1 m par couche d’asphalte successive de 10 cm afin de ne pas perturber le trafic aérien. La réalisation du projet prendra au moins trois ans et c’est le premier projet de ce type au monde. Au total, les mesures de prévention des risques effectuées sont estimées à 668 millions de dollars.
Le double mouvement d’effondrement naturel de l’île artificiel et l’augmentation des risques de submersion posent clairement la question de l’avenir de cet équipement aéroportuaire international. Néanmoins, l’importance des travaux réalisés, tant pour l’amélioration de l’expérience des voyageurs que pour la prévention de la submersion, montre la grande confiance des investisseurs dans la rentabilité à court terme de l’équipement.
III. Syndrome de vitesse
Le syndrome de Kansai n’existe pas dans la littérature. C’est une invention de ma part née de l’observation de ce qui se trame sur cet aéroport international et qui dont nous faire réfléchir au sens de l’artificialisation. Ulrich Beck nous met sur la voie : « L’envers de la nature socialisée est la sociétisation des destructions naturelles qui se transforment en menaces sociales, économiques et politiques au système et portant sur la société mondiale industrialisée à l’extrême ».

L’artificialisation de la mer et du ciel
Les terre-pleins japonais appartiennent au domaine de l’artifice et les îles artificielles font partie de l’histoire mondiale depuis Ellis Island à New York jusqu’aux îles dubaïotes — Palm Islands projets, The World et le Dubaï Waterfront — ou encore le Hong Kong Disneyland Resort ouvert en 2006. Si l’aéroport international du Kansai fut le premier construit entièrement sur une île artificielle, il fut suivi au Japon par l’aéroport international du Chubu (2005), et les aéroports de Kitakyushu et de Kobe (2006).
L’élévation du niveau de la mer dû au changement climatique risque néanmoins d’interférer dans la destinée de ces aéroports. Une élévation statique même modeste du niveau de la mer (avec un scénario de +2 °C) placerait 100 aéroports dans le monde sous le niveau moyen de la mer. Ce risque est susceptible d’être sous-estimé dans les zones sensibles aux typhons et aux ouragans comme la baie d’Osaka. Or, les aéroports côtiers ont une importance disproportionnée dans le réseau aéroportuaire mondial. L’élévation du niveau de la mer représente donc un risque systémique pour le secteur aéroportuaire et l’économie mondiale avec un grand nombre d’endroits touchés simultanément comme l’a démontrée une étude récente. Les raisons de cette vulnérabilité sont simples à comprendre : les villes sont souvent situées près de la mer et les aéroports qui les desservent ont été construits dans des zones plates de faible altitude, donc des zones humides côtières ou des terres gagnées sur la mer. Selon la modélisation de cette étude, les 20 aéroports les plus menacés par le changement climatique sont situés en Asie comme l’aéroport Suvarnabhumi de Bangkok et l’aéroport Wenzhou Longwan en Chine. Étonnamment, KIX n’entre pas dans cette liste car l’aéroport n’est pas menacé par une élévation statique du niveau de la mer mais bien par des phénomènes dynamiques de submersion. Par extension du raisonnement, nous comprenons que toutes ces îles artificielles sont menacées d’autant que leur subsidence accélérée aggrave inexorablement leur vulnérabilité.
Malgré les accords internationaux visant à réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre et les risques climatiques, de nouveaux aéroports ou des projets d’extension ont continué à être approuvés, motivés par les chaînes d’approvisionnement en flux tendu et le tourisme. L’exemple de celui du Kansai montre que la pandémie de Covid-19 n’aura pas infléchi durablement ces perspectives de développement.
Pollution planétaire
Les articles de presse et scientifiques sont nombreux à décrire les effets de la pandémie sur le ralentissement drastique de l’activité des aéroports ou encore les mesures sanitaires pour garantir la sécurité des passagers. Peu abordent le rôle prépondérant des voyages aériens dans le développement de la pandémie. Seul le monde d’après retient aujourd’hui l’attention. En dehors mêmes des plans publics d’aide aux avionneurs, le secteur aéronautique tente de se réinventer pour accélérer la reprise qui devrait prendre de trois à cinq ans selon les prévisions actuelles. Le voyage sans contact pour les passagers retient toutes les attentions par un déploiement technologique pour limiter les points de contact depuis les contrôles sanitaires d’accès, en passant par l’enregistrement mobile ou biométrique, le dépôt des bagages et l’étiquetage RFID, la reconnaissance faciale à la porte d’embarquement… Si le risque terroriste a focalisé l’attention de tout le secteur durant plusieurs décennies avec le renforcement des points de contrôle, le risque sanitaire promeut désormais la fluidité du sans contact pour permettre la reprise de l’activité aéroportuaire. Pourtant, ne nous y trompons pas, le secteur aérien est aujourd’hui frappé par la pire crise de son histoire affectant tous les acteurs du secteur.
Malgré l’amélioration continue de l’efficacité énergétique des avions, les émissions de CO2 du transport aérien ont augmenté de 42 % entre 2005 et 2019 du fait de la croissance du trafic. Après la chute brutale du trafic lors de la crise sanitaire, les nouvelles perspectives de croissance laissent à penser que cette pollution va augmenter en creusant les inégalités environnementales puisque seulement 10 % de la population mondiale prend l’avion chaque année et, en 2018, 1 % de la population mondiale était responsable de 50 % des émissions de GES de l’aviation.
Atteinte à la grandeur nature
Nous avons commencé en chaussant les lunettes de Paul Virilio qui aurait eu beaucoup à dire sur la crise sanitaire que nous traversons et en particulier sur notre rapport avec la géographie vécue des lieux qu’il appelait la grandeur nature : « plus rapide que le soleil, le supersonique parvient à New York avant d’être parti de Paris… Là où jadis subsistaient encore les trois termes du départ, du voyage et de l’arrivée, il n’en reste plus que deux : le départ, l’ar­rivée. Avec la révolution du transport, l’intervalle a progressivement disparu dans le progrès de l’accé­lération ». Cette crainte maintes fois répétée de voir la vitesse devenir le seul destin du voyageur contemporain avait pour corollaire « la problématique de l’ampleur résiduelle de l’étendue du monde, face à la surpuissance des moyens de communication et de télé­communication : vitesse limite des ondes électromagné­tiques d’une part, et de l’autre, limitation, réduction dras­tique de l’étendue du “grand sol” géophysique par l’effet des transports subsoniques, supersoniques et bientôt hypersoniques ». La pollution dont parle Virilio n’est pas celle de la terre, de la mer ou encore du ciel mais celle d’un rapport phénoménologique au monde que déréalise les technologies de communication, qu’elles soient physiques comme dans le cas du voyage aérien ou immatérielle avec les nouveaux médias numériques, et qu’il résumait de la manière suivante : « Après avoir débarrassé au cours de l’histoire, la super­ficie du monde des aspérités les plus diverses, aplanis­sant le chemin. la route, puis l’autoroute, creusant des tunnels sous les montagnes ou la mer, pour favoriser les transports à grande vitesse, il faut maintenant supprimer la contrainte de la matérialité des câbles enterrés de l’autoroute de l’information, par la mise en apesanteur de satellites capables d’arroser de leurs radiations l’en­semble des nations, l’infosphère s’apprêtant à dominer demain la biosphère ». Le voyage sans contact promis dans le monde post-Covid ne pourrait que renforcer ses craintes.
Après la conquête du ciel pour augmenter la vitesse de déplacement vient maintenant la conquête de la stratosphère pour déployer les communications numériques au moyen de satellites en orbite basse comme c’est le cas avec la galaxie Starlink de 30 000 satellites qui devrait permettre le déploiement de l’Internet satellitaire sur toute la planète. Car la réduction du « grand sol » phénoménologique s’accompagne immanquablement d’une pollution physique. C’était le cas hier avec l’artifice de l’île de l’aéroport de Kansai et cela le sera demain avec ce réseau de satellites. Néanmoins le syndrome de Kansai devrait nous rappeler deux leçons. D’une part que ces prouesses technologiques partent toujours de bonnes intentions mâtinées de mercantilisme : éloigner les populations des nuisances dans le cas du terre-plein aéronautique et apporter Internet dans les endroits les plus reculés du monde pour Starlink. Mais la difficulté croissante de faire exister l’artifice d’un aéroport peut interroger alors qu’il faut sans cesse remonter son sol face à la submersion, enduire les garde-corps de gel pour lutter contre une épidémie ou renouveler constamment l’expérience du voyageur pour rester attractif.
IV. Dynamique de l’artifice
Paul Virilio avait pris pour exemple un prototype d’avion : « la configuration du futur chasseur supersonique à haute manœuvrabilité (HIMAT) où le contrôle de portance devrait être assuré, intégralement ou presque, par l’élec­tronique, […] l’avion fondamentalement instable évoluant à grande vitesse en décrochage constant (altitude et direction) et donc en rééquilibre permanent ». Il ne décrivait pas seulement un avion mais le modèle même du capitalisme tardif dont l’équilibre ne tient qu’a son accélération constante pour rééquilibrer ses décrochages. Si l’HIMAT est une métaphore, KIX en est une autre, celle d’une démesure d’infrastructure de vitesse. Paul Virilio citait d’ailleurs très régulièrement l’adage de d’Héraclite, « il faut éteindre la démesure plutôt que l’incendie », selon lequel la démesure conduit à la catastrophe.

Mais le syndrome de Kansai insiste sur la possibilité de maintenir l’équilibre instable du capitalisme par d’importants travaux qui sont à chaque fois salués pour leur prouesse technologique. Il rappelle aussi que ce choix est né d’une lutte populaire commencée à Narita et prolongée dans le Kansai, et de la volonté politique d’éloigner les nuisances des populations (même si l’absence de disponibilité foncière et le coût avantageux du terre-plein ont dû jouer dans la décision). Enfin, et c’est le plus important, la pollution de la grandeur natureartificialisée par la vitesse, telle que constatée par Paul Virilio, est liée à une atteinte physique de la terre-mère, ici l’excavation des montagnes pour constituer une île artificielle. L’une ne va pas sans l’autre et cet objet précis de recherche reste à approfondir pour mieux comprendre ce qu’il faut entendre par artificialisation.
Retour au début