L’architecture est d’un exercice complexe ; la seule matière ne l’obsède pas. Par combinaisons d’évènements — masses, plans, oppositions, concentrations — nous provoquons une forme immatérielle : ainsi nait l’espace. Une musique de l’invisible, un écart. Voilà l’enjeu de notre exercice.
De l’idée à la chose, nous convoquons par étape le réel ; mais avant de présenter, nous représentons. Là intervient l’image, là nous employons le dessin ; fut-ce par nécessité ; celle de donner à voir ce qui sera ; un préalable indispensable. Et la mise en place des vides se fait par la mise en œuvre de pleins. Sur le papier comme sur le terrain. Le tracé semble inscrire des formes. Mais le trait constitue une berge. Le monde s’y attache pour se déployer ; alors investissant les blancs du papier, la forme irradiée par-delà son inscription, crée l’image. Cernant le visible, nous introduisons cet indispensable écart : une porte vers l’indicible.
Que discernons-nous du monde ? Les étincelles d’un brasier ardent. Bien souvent s’échappe l’essentiel. La quête du regard est une chasse. Nous battons la campagne de nos visibilités avec véhémence. Le gibier trop souvent se lève à notre insu ; le monde se dévoile. Fugace, il disparaît aussitôt, nous laissant seuls comme l’aveugle qui un jour a vu. L’étreinte passée, reste l’absence.
Ici encore intervient l’image. Provoquer le monde puis le recueillir. Accueillir un phénomène qui dépasse les marges du dessin. Retenir un peu de ce jaillissement, juste un peu. Il y va pourtant de notre peau. Nous fabriquons certainement depuis toujours des images pour ne pas périr sous les coups de l’apparence.
Voici un dessin d’essence technique — éléments à souder, à boulonner, à pincer. Il s’agit d’un montant de mur rideau de Mies van der Rohe. Avant tout, ce sont des vides et des forces qui y sont signifiés. Pour tenir une transparence, la matière s’est faite vide. Un jeu de réserves. Pour tenir la pression du vent, la dilatation du verre, elle devient tour à tour contrefort et main qui saisit.
Ce dessin est une stratégie ; il provoque l’architecture à venir par un jeu sculptural d’étirements, de renvois et d’écartèlements des pleins. Le vide se précipite dans les béances ainsi obtenues. Et le concept s’y retire pour devenir le corps de l’architecture. L’écart apparaît. « Le monde de nos créations s’épanouira de l’intérieur » disait Mies van der Rohe.
Ce dessin, le dessin, se doit d’être une stratégie, le moyen de commettre la matière ; la similitude absurde d’un trait pour une chose n’est qu’une pâle copie du réel. Elle empêche l’avènement de l’écart. « si l’on veut tirer profit de la nature, il faut la traiter de manière libérale » disait Goethe.
Tout le problème est là. L’architecture ne pourra jamais se représenter objectalement. Son immanence demeurera toujours une énigme au visible. Il est néanmoins indispensable de montrer que nous ne pouvons pas la représenter. Nous devons invoquer l’indicible de toutes nos forces. Puis retenir les maigres traces obtenues sous forme de lignes génératrices. Elles ne peuvent plus être que de simples apparitions d’objets sur le vide du papier, mais restriction, ségrégation et modulation d’une spatialité préalable. Voilà pour le dessin.
Sauf que nous refusons de plus en plus le trait. Nous préférons dans un confort d’esprit affolant l’empreinte au trait, le reflet à l’inscription. Nous nous adonnons à l’imagerie. À force de dérive, l’image du projet a déserté l’arène au profit du projet de l’image. Nous préférons avoir recours à la photographie et à ses avatars de synthèse comme à des instruments d’objectivation totale du monde. C’est un fantasme. Il n’y a qu’à feuilleter les publications actuelles. Photographies et images de synthèse ont remplacé l’exposé du dessin ; il est temps de dire qu’il s’agit d’une démission. Nous voilà rassurés par l’empreinte du monde. Mais la captation ou la reconstitution d’une visibilité n’est que l’ombre du monde. Quel est ce crime ? Nous abandonnons l’immanence. Nous acceptons une idéologie de l’apparence. Alors que nous nous étions libérés du dogme d’une représentation figée, nous cédons. Nous délaissons la virtualité du trait. Nous réduisons à néant le sublime écart.
Pourtant, nous ne devons absolument pas laisser s’échapper cet art de l’invisible. À nouveau, il y va de notre peau ; il n’y a pas de hasard. La matière qui prendra place dans l’espace sera issue de la respiration du dessin. La part d’indicible ainsi obtenue sera l’image de cette immanence première.
Reste une seule issue : faire des images justes ; jouissons d’une image libérée. Suivons Merleau-Ponty : « Le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict qui rend présent comme une certaine absence. »