Intervention faite le 15 ocotbre 2020 lors des rencontres du réseaux des grands sites de France qui se déroulait à Rochefort.
Erik Orsenna disait juste à l’instant que c’est l’esprit qui fait naître la perspective tandis que c’est la marche qui fait naître le paysage. Cela m’amène à poser une double question : que voyons-nous et sur quoi pouvons-nous agir ? Car nous sommes réunis aujourd’hui autour d’une valeur centrale bien qu’incertaine dans sa définition : l’esprit des lieux des sites classés sur lesquels reposent les grands sites. La question de la visibilité mérite d’être posée à l’heure où les effets cumulés du changement climatique vont transformer ces lieux que nous connaissons.
Je représente aujourd’hui le ministère de la culture et mon propos sera culturel en posant d’emblée une alliance entre milieu habité et milieu naturel, ce qui est particulièrement le cas du grand site de l’estuaire de la Charente. Mais revenons sur l’esprit des lieux qui est par essence invisible. Or son envers charnel et visible est le paysage. Esprit des lieux et paysage sont l’avers et l’envers d’une même médaille. Et il se glisse entre ces deux faces une autre dimension, très importante, qui est celle du temps : c’est le temps qui passe, qui transforme ce que nous avons sous les yeux, mais aussi le temps de la réflexion et celui de l’action. Il existe différentes façons de convoquer les esprits, le spiritisme en propose une en faisant tourner des guéridons, mais nous allons en voir trois autres, plus appliquées au grands sites de France.
I. Mobilité du territoire
Commençons simplement par la mobilité du territoire car un territoire n’est jamais définitif, mais toujours en mouvement. C’est une chose que nous connaissons bien en Charente-Maritime du fait de la grande mobilité du rivage de la mer. À l’université de La Rochelle, le géographe Frédéric Pouget travaille sur les cartes anciennes pour reconstituer l’histoire du trait de côte, cette ligne frontalière entre le milieu marin et terrestre (n’oublions pas qu’il y a — 10 000 ans, le niveau de la mer était 100 mètres plus bas et que depuis nous assistons à une remontée continue). Pour cette observation, Frédéric Pouget part des toutes premières cartes or les débuts de la cartographie moderne sont liés à Colbert a demandé en 1662 à l’Académie des Sciences qu’il soit fait une cartographie exacte des frontières du royaume et a créé la Charge de Commissaire général des fortifications (Chevalier de Clerville) pour dresser la « Cartographie des frontières de l’océan ». Le Chevalier de Clerville dressera par ailleurs les premiers plans de Rochefort… une histoire locale en quelque sorte qui se prolongera avec les travaux de Claude Masse à partir de 1679 réalisant ici des travaux de fortifications et de cartographie. La carte commence alors à représenter un territoire jusqu’alors incertain.
Regardons le cas de la place forte de Brouage puisque le golf de Saintonge est appelé à devenir un autre grand site de France. La carte de Claude Masse de 1706, une fois géoréférencée, donne l’emplacement du rivage qui est très différent de celui de 1825 et encore plus de 2006. Cet exemple est très intéressant car il montre la mobilité d’un paysage, sur un temps long, due d’une part à un phénomène naturel d’accrétion et d’autre part à l’intervention anthropique de poldérisation. Un jour il faudra tout de même interroger cette drôle d’idée de faire pousser du maïs à la place de la mer… Mais laissons cela au programme Adapto du Conservatoire du littoral.
Cet exemple est par ailleurs intéressant car l’état précédent, celui de Brouage du temps de sa splendeur — et place forte portuaire partiellement entourée de la mer — ne nous est pas connu. Il est invisible par nos moyens contemporains de représentation.
II. La perception des lieux
La cartographie ne représente pas le paysage puisque celui-ci est perçu à hauteur d’œil et c’est ce que les observatoires photographiques du paysage tentent aujourd’hui d’approcher. L’observatoire photographique du paysage du Grand site de l’estuaire de la Charente — Arsenal de Rochefort mis en place par Alain Cecarolli en est un bon exemple. Il porte le regard là ce que nous ne regardons pas toujours. Son objectif est de faire un constat ante / post sur les zones soumises à changements du programme OGS avec des enjeux liés à la pression foncière et littorale : urbanisation, l’évolution du trait de côte, les aménagements touristiques… avec pour élément déclencheur les changements paysagers provoqués par le passage de la tempête Xynthia. Ici vous pouvez voir une zone de solidarité à Port-des-Barques, désurbanisation rare en France suite à la tempête qui attend maintenant le projet de déqualification de la pointe de la fumée. L’observatoire montre aussi ce que nous n’avons pas envie de voir.
Si le grand site de France Concors-Sainte-Victoire a Cézanne, L’estuaire de la Charente peut s’appuyer, outre Pierre Loti — chantre s’il en est des ailleurs invisibles — sur le philosophe Merleau-Ponty (1908–1961) : une grande figure française de la phénoménologie de la perception qui a pris la suite des travaux de Edmund Husserl et de Martin Heidegger. Or le paysage est bien un perçu dont la nature n’est pas le milieu même mais la représentation que nous nous en faisons. Il est donc bien de nature phénoménologique.
Dans L’Œil et l’Esprit, dernier ouvrage du philosophe (1960), Merleau-Ponty écrit « Puisque les choses et mon corps sont faits de la même étoffe, il faut que sa vision se fasse de quelque manière en elles, ou encore que leur visibilité manifeste se double en lui d’une visibilité secrète : “la nature est à l’intérieur“, dit Cézanne » (p. 22) et plus loin « Chaque quelque chose visuel, tout individu qu’il est, fonctionne aussi comme dimension, parce qu’il se donne comme résultat d’une déhiscence de l’Être. Ceci veut dire finalement que le propre du visible et d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qui le rend présent comme une certaine absence » (p. 85).
« Le propre du visible et d’avoir une doublure d’invisible au sens strict » : il convient de remarquer que ce n’est pas le paysage qui se meut mais bien notre regard qui se transforme. L’observatoire photographique du paysage serait-il un outil phénoménologique ? Il expose, comme ici, la doublure invisible du paysage, cet insitué que nous ne prenons pas le temps de contempler et qui portant représente par sa reconduction la mobilité du paysage.
III. Processus à l’œuvre
À force de ne pas accepter que tout bouge, nous avions pris l’habitude de faire des projets définitifs, de prévoir des masterplans ou des plans-guide qui ne se réalisent jamais par manque de continuité. La réalité se rebelle à nos projets et de nouveaux impératifs ou des transformations inattendues viennent toujours bouleverser nos plans. De plus, les grands changements auxquels nous allons être confrontés imposent nécessairement de changer nos manières de faire.
Mais quelle trajectoire prendre alors ? La communauté d’agglomération Rochefort Océan tente actuellement une expérience qui — j’en suis sûr — sera riche de possibilités. En proposant quatre sites le long de la Charente au concours Européen Europan 15 dont le thème était La ville productive, 16 projets-processus ont été proposés et les deux lauréats apportent une réponse à l’échelle de l’estuaire. Mais qu’est-ce qu’un projet processus ? Un protocole d’action qui transcende les disciplines et qui ne présente pas une forme définitive mais propose des outils pour arriver à un résultat qui, s’il n’est pas connu initialement, sera guidé vers là où il doit aller par ces mêmes outils. C’est une forme souple de projet qui accepte les évolutions, s’y adapte tout en réaffirmant à chaque instant les ambitions originelles. Mais le mieux est de laisser la place aux deux projets lauréats pour qui vous appréhendiez mieux le principe d’un projet processus.
Tout d’abord, L’escargot, la méduse et le bégonia par Altitude 35 dont ses deux concepteurs nous accompagnerons lors de la visite de l’arsenal cet après-midi. Ce projet sollicite le corpus des sciences naturelles pour répondre à la nouvelle donne climatique et écologique. Il repose sur une méthodologie d’action en trois points inspirés de l’Histoire Naturelle :
S’appuyer sur les services réciproques que se rendent les hommes et les milieux naturels.
Travailler simultanément à toutes les échelles d’espaces et de temps.
Placer l’expérimentation et l’observation au cœur de la démarche de projet.
Ce projet prépare la résurgence de l’archipel rochefortais, conséquence à long terme du réchauffement climatique. Pour assurer le dynamisme et l’attractivité de Rochefort demain, les actions portent sur plusieurs leviers pragmatiques :
Conforter la vocation industrielle de la ville en s’appuyant sur l’arc aéronautique atlantique.
Diversifier l’offre en logements en mettant l’accent sur la réhabilitation du patrimoine existant.
Activer le potentiel de mobilité de la Charente.
Délivrer une énergie renouvelable et locale.
Créer un refuge pour la biodiversité entre terre et mer.
L’autre projet lauréat, Let the river in, par Lorenzo Alaimo et Audrey Fourquet, recherche un nouvel équilibre en réfléchissant à un système global pour inventer de « nouvelles manières de faire » par une économie symbiotique. Il s’agit tout d’abord de replacer le fleuve au centre de la ville et des échanges en l’utilisant comme la pièce centrale d’une nouvelle stratégie urbaine à l’échelle de l’estuaire : une route fluviale. Le projet imagine mettre en synergie l’ensemble des sites et des acteurs du territoire à travers les déchets et les matières qu’ils produisent : une nouvelle économie durable où les déchets des filières agricoles et maritimes sont pensés à la fois dans leur utilisation, leur valorisation et leur retour à la ville. Ils sont ainsi transformés au sein des différents sites le long du fleuve et revalorisés en biogaz, électricité, engrais et nouvelles matières plastiques.
De plus, une nouvelle approche de résilience face au risque est envisagée où le risque est pris comme moteur de changements sociaux et culturels. Ce projet se positionne entre prévention et acceptation, pour réinventer la culture du risque. Les berges du fleuve s’épaississent pour jouer pleinement leur rôle de zones d’expansion des crues. Le projet met en avant plusieurs pistes de solutions dans une boîte à outils.
Conclusion
La présentation — forcement trop brève — de ces deux projets ne doit pas omettre que le concours Europan n’est pas seulement un concours d’idées puisque les équipes lauréates sont amenées ensuite à mettre en œuvre leur projet. Mais pour ce matin, face aux paysages en mouvement qui sont l’envers charnel de l’esprit des lieux, retenons juste deux choses. Il nous faut apprendre à voir et les observatoires photographiques du paysage sont de très bons outils pour cela. Ensuite, il nous faut imaginer de nouvelles manières de faire. Le projet processus place l’expérimentation et l’observation au cœur de la démarche de projet et il est de plus adaptatif. Le dernier livre de Merleau-Ponty est un programme en soi pour les grands sites : l’œil et l’esprit.
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