L’éphémère : action sur les cités et sur la ville
Les grands ensembles sont l’illustration même de la planification brutale et la séparation des fonctions dans l’espace. Le diagnostic social et spatial de ces ensembles urbains a été fait depuis longtemps, et le moyen d’y remédier récemment mis en place, avec le programme de rénovation urbaine piloté par l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU). Ce vaste programme va permettre de désenclaver les quartiers, de le relier à la ville, de révéler leur potentiel patrimonial et humain. Mais le problème, c’est le temps. L’ANRU est un programme gigantesque à la mesure du parc immobilier à traiter, et au cas par cas, les programmes de travaux sont souvent titanesques. Déloger et reloger les habitants avec toute la concertation que cela suppose, détruire barres et tours comme c’est souvent le cas, puis reconstruire nécessite de nombreuses années.
Nous pensons que le temps intermédiaire, c’est-à-dire celui qui nous sépare de la réalisation définitive du programme, doit être investi de manière immédiate.  Les problèmes sociaux, le mal-être des habitants sont patents et leur résolution ne peut être différée sous prétexte qu’un  programme long est déjà mis en place. Des programmes innovants, immédiats, servis par une architecture et un urbanisme temporaires doivent être mis en œuvre pour que le temps de la rénovation urbaine physique, celle des tours et des barres, s’accompagne d’un renouveau social et humain. Pépinières d’entreprises, expérimentations culturelles, initiatives écologiques, mécénat inspiré sont à encourager pour faire des cités le lieu où la ville se réinvente. Les cités sont un réservoir de densité en lisière des villes, un gisement de talents, d’énergie, de volonté d’entreprendre. Au lieu de les voir comme une menace et de vouloir les détruire en éloignant le problème, il faut les remettre au cœur du redéploiement urbain. Une forme temporelle innovante doit être inventée et mise en œuvre au même titre que les formes urbaines qui sont proposées par les maîtres d’œuvre de la rénovation urbaine. L’une nourrira l’autre : ce n’est que si on a préparé socialement le terrain que les programmes ANRU partiront sur de bonnes bases et vivront. Les liens économiques et sociaux sont à tisser dès maintenant au sein, autour et à l’extérieur des cités, pour donner toutes ses chances à la ville de demain en train de se construire.
Si les cités sont un excellent laboratoire pour le temps court, celui de l’action immédiate, de l’expérimentation, de l’innovation, il existe d’autres champs d’application. Il faut accepter de sortir du schéma urbanistique classique, qui consiste à élaborer une forme future pour la ville, puis de la mettre en œuvre au mépris des conséquences ou des déséquilibres que cela peut générer. Il faut prendre les différents temps de la ville pour ce qu’ils sont, et apprendre à les coordonner entre eux. Le temps intermédiaire ne doit pas être considéré comme contingent, subordonné à l’objectif à atteindre. Pourquoi ne pas imaginer, par exemple, que le temps des chantiers urbains, grands ou petits, soit mis en scène de façon à introduire un imaginaire différent, une transformation théâtrale de la ville pour un moment ? Pourquoi ne pas réintroduire, comme cela a été fait à Lille lors des célébrations de la capitale de la culture, fête, festival et carnaval ? Pourquoi ne pas sortir la création contemporaine des musées et des institutions pour lui permettre d’investir ces plages de temps, et de ville, un temps dérèglementées ?
Nous avons en France et en Europe un poids de la tradition historique qui tend à donner de la ville une vision figée, surprotégée. La défense et la protection du patrimoine historique sont acquises et plus qu’acquises, mais pour tous ces centres-villes gelés dans leur figure historique, combien d’entrées de ville laissées à l’état de friche ? Il y a une véritable schizophrénie de nombre de villes entre centres et périphéries qui génère une incompréhension mutuelle, une tension qui freine le développement. Peut-être nous faut-il apprendre de territoires moins réglementés, de villes comme Los Angeles, Mexico ou Tokyo. La génération de formes urbaines, et avec elles de formes sociales ne peut pas venir de la préservation ou de la reconduction éternelle de formes historiques. Le temps, a dit le philosophe Cornélius Castoriadis, est une création pure, surgissement de figures neuves par altération radicale des figures existantes. La ville ne peut s’inventer qu’au contact de l’autre, que par la conquête symbolique de ses franges et de ses bords. Le temps de cette conquête est lent, il dépasse celui d’une génération, d’une vie. Mais le temps de l’expérimentation, de l’action immédiate et innovante, de l’initiative est à la portée de tous.
Capital temps
Le temps mis à disposition des hommes et des villes est peut-être illimité, mais pas l’espace. Sur les plans et le schéma proposés pour le Grand Paris, la figure qui tente d’endiguer le développement des villes est de plus en plus grande ; elle englobe désormais le territoire tout entier. On parle d’urbaniser jusqu’à la mer, alors que certains pays urbanisent déjà la mer… Dans l’île d’Utopie imaginée par Thomas More, le nombre d’habitants ne doit pas dépasser un certain nombre pour garantir le fonctionnement de cette société idéale de cinquante-quatre cités. Une autre île est donc mise à disposition pour stocker les habitants surnuméraires. La ville a été pensée comme cela : une figure idéale qui rejette régulièrement à sa périphérie un développement plus ou moins maîtrisé et assumé, et ce faisant crée une figure hybride, polymorphe, qu’elle essaie périodiquement de juguler. Mais aujourd’hui alors que le souci environnemental se fait prégnant, et la question de préservation des ressources angoissante, l’idée de l’expansion infinie n’est plus acceptable, ni même possible. À l’occasion de la consultation du Grand Paris on a parle de « construire la ville sur la ville », ce qui constitue une rupture avec la tradition urbanistique, héritée des Lumières, de projection d’une figure éclairée sur la Nature, qui s’est par exemple illustrée dans la fabrication de villes nouvelles des années soixante. Il s’agit maintenant de « faire avec » la ville dont on a hérité, et de « vivre avec » les ressources limitées qui nous sont accordées.
Il y a donc une sorte d’inventaire à faire des moyens à dispositions : territoire, ressources, infrastructures de transports et d’énergie, formes bâties, formes naturelles ou ce qui en tient lieu. La projection arrogante de l’esprit humain sur la nature n’est plus possible. Faire la ville sur la ville, cela veut dire essayer de ne pas occuper plus de place, ou de consommer plus d’énergie. À ce stade il peut être utile d’interroger les termes maintenant consacrés de développement durable. Qu’avons-nous produit, et que sommes-nous aujourd’hui capables de produire de durable, alors que l’essence de notre économie et de nos modes de vie repose sur l’obsolescence ? Il y a un immense paradoxe à voir une société tout entière gouvernée par l’éphémère se passionner pour le durable. Mais celui-ci existe-t-il ? Produits de consommation courante, véhicules, bâtiments ne sont pas durables par définition puisqu’émanant des canons de la société de consommation : ils ne peuvent qu’être neufs, ou obsolètes. Une révolution est certainement en cours, qui va prendre en compte le « capital temps » de chaque objet au même titre que son « empreinte écologique » : les objets pourront être obsolescents à condition d’être recyclables ; et durables s’ils ne consomment pas ou peu de ressources naturelles. Pour ce faire un changement dans la façon de se comporter, de consommer, de concevoir est nécessaire : il est après tout parfaitement possible dans la mesure où l’imaginaire qui porte les termes un peu flous de développement durable est désormais partout dans la société.
Qu’est-ce que le capital temps ? Nous pensons qu’il ne s’agit pas de la seule capacité des objets, constructions, infrastructures, ou encore des politiques à durer. Il s’agit davantage du potentiel de devenir dans le temps, ou de ce qu’on pourrait appeler le « transformisme », ou la réversibilité. Construire la ville sur la ville, cela veut dire ne pas projeter des formes urbaines arbitraires qui tournent le dos à l’histoire et qui sont ensuite difficiles à absorber par le tissu urbain. Il faut faire avec les formes existantes, et apprendre de celles qui marchent. Le formidable devenir, dans toutes les villes d’Europe, des sites industriels du dix-neuvième siècle en est un bon exemple. Ces bâtiments génériques, pragmatiques pour leur époque quoique entretenant un rapport discret avec l’histoire, ont eu un destin hors du commun qui dépasse complètement les intentions de leurs concepteurs. Ces usines, ces halles sont devenues des ensembles urbains dynamiques intégrant sans difficulté des logements, des bureaux, des équipements culturels ou sportifs. Ce sont leurs qualités constructives (robustesse et durabilité), alliées à leurs qualités architecturales intrinsèques de sites de production (vastes portées, structures libres permettant les changements de destination) et à leur charge symbolique de navires urbains, qui ont permis de tels développements.
Quel enseignement retenir de cet exemple ? Tout d’abord apprendre à voir le capital temps là où il se trouve : les structures, les gisements de capital-temps sont parmi nous, dans les parties de la ville que nous avions renoncé à sauver et qui subitement s’avèrent les plus intéressantes. Un déclic générationnel se produit et des potentiels cachés apparaissent. Au-delà des sites industriels proprement dits, de nombreuses infrastructures de transport sont porteuses de potentiel : routes, canaux, réseaux ferrés, etc. Au-delà de réussites ponctuelles ici ou là, l’inventaire doit être fait de ces infrastructures, porteuses de durabilité mais surtout riches en capital-temps, afin de leur donner un rôle entier dans le développement de la ville.
Ensuite, il faut apprendre à investir les ouvrages que l’on conçoit aujourd’hui de ce même capital : il faut apprendre à penser transformable. La spécialisation, le zonage prôné en son temps par la Charte d’Athènes ont eu les conséquences que l’on sait. Mais encore aujourd’hui, les vertus de la « programmation » restent à prouver. Pourquoi penser dans des cases ? Pourquoi des logements ne pourraient devenir des bureaux ? Pourquoi un équipement sportif se pense-t-il différemment d’un équipement culturel ? Pourquoi l’industriel est-il si différent de l’urbain ? Il faut en finir avec ces sectorisations qui ne portent que des préjugés ou des ségrégations. Urbanistes, architectes et maîtres d’ouvrage doivent contester les programmes types, oser déprogrammer, penser en termes de générosité d’espace, de chances de reconversions, de chances de rencontres. La notion de réversibilité doit trouver sa place : imaginer des ouvrages qui changent de destination soit à terme, soit constamment, ou encore qui sont capables d’agrandissements, de changements de forme… Il faut également remettre en question la tradition qui consiste à livrer un ouvrage et à ne plus s’en occuper : architectes et urbanistes pourraient devenir des acteurs écoutés pour diriger la transformation de leur œuvre…
Mosaïque à El-Edjido, Espagne
Serres de production maraichère en Andalousie.
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