problématique et présentation
– introduction
Le cinéma fantastique contemporain envisage l’accident irréversible de la civilisation thermo-industrielle dans une grande catastrophe née d’une guerre totale, d’une invasion extraterrestre, d’une épidémie ou de tout autre évènement extraordinaire qui détruirait les mégalopoles contemporaines : la catastrophe cinématographique entretient un rapport haineux à la ville. Or, la réception par le grand public de ces films spectaculaires rejoint les peurs millénaristes de fin du monde en convoquant la figure religieuse de l’Apocalypse. Il n’est alors pas question du jour du jugement dernier de la religion chrétienne — annoncé et sans cesse différé — mais de l’Apocalypse — apokálupsis en grec ancien signifiant révélation — ce phénomène simultané d’accélération et de suspension du temps qui est censé répondre aux crises des temps modernes, ces « brèches » comme les nommait Hannah Arendt. Plutôt que de tenter une exégèse de l’Apocalypse et de sa symbolique complexe, il apparaît intéressant d’en apporter un éclairage par l’architecture en faisant une description architecturale de quelques récits apocalyptiques.
Plus précisément, il s’agit de tenter une approche de l’Apocalypse par ses architectures en observant que celle-ci est toujours convoquée au prisme du fait urbain et que l’invention descriptive des auteurs successifs est en elle-même une forme de projet architectural. Il peut s’agir d’architecture au sens du décor, ainsi que du sens de la projection matérielle de l’action servant à la démonstration de la révélation, de ce qui est sur le point de survenir, « soit un temps Kronos préempté, pour ainsi dire, par Kairos et Crisis […] une vision synoptique qui est l’équivalent de la vision divine du tota simul (tout en même temps) ». Cette vision synoptique portée par l’architecture s’exprime dans les trois récits convoqués ici : le texte de Jean au Ier siècle, la tenture de Louis Ier au XIVe siècle et la représentation apocalyptique au cinéma durant le XXe siècle. Cette dernière est éclairée par la pensée du philosophe Paul Virilio tant celui-ci aura uni dans son œuvre le cinéma et l’accident pour, livre après livre, préparer une sorte de révélation comme si la succession des accidents devait nous conduire à en comprendre le sens tota simul. Ces trois formes de récits seront observée sous plusieurs angles : l’architecture matérielle de la présentation, la représentation de la ville, l’accident urbain ainsi que l’architecture en mouvement. Nous verrons que la révélation nécessite le déploiement de l’architecture dans plusieurs dimensions en dehors même de la matérialité bâtie.
– esquisse de présentation de ces trois mouvements
C’est une gageure que d’entreprendre une analyse de cette importance en si peu de temps. Disons qu’il s’agit là d’un travail préparatoire qui opère davantage par sondages dans les œuvres proposées sans la prétention d’une visée exhaustive.
Commençons par l’Apocalypse de Jean qui s’insère dans un courant général depuis environ 180 av. J.-C. en appartenant au genre littéraire des Révélations de Dieu qui s’est développé dans les milieux esséniens où les écrits apocalyptiques ont connu une véritable effervescence durant quatre siècles. Cette littérature de temps de crise pour une chrétienté en lutte possède une forte valeur politique dont il ne sera pas question ici. Les trois Évangiles synoptiques de Marc, Matthieu et Luc présentent un chapitre expressément apocalyptique tandis que l’Apocalypse de Jean qui clôt la Bible remanie le livre de Daniel et de ce fait, ne craint ni l’abondance ni la redondance en matière de représentation dramatique dans un appel exalté de la Jérusalem céleste.
Le saut d’un bon millénaire dans la culture occidentale nous fait passer du Proche-Orient au royaume de France. Les maquettes de la tapisserie de l’Apocalypse furent commandées vers 1375 par le duc Louis Ier d’Anjou, fils et frère de roi de France, au peintre Hennequin de Bruges. C’est loin d’être la première mise en image du texte de l’Apocalypse de Jean qui avait déjà été largement historicisé sur les murs et les vitraux des édifices religieux à partir du IVe siècle comme un écho aux temps troublés d’alors. Il existait aussi de nombreux manuscrits sur ce même thème dont un ensemble d’environ soixante-dix ouvrages élaborés en Normandie et en Angleterre à partir du XIIIe siècle, recopiés les uns sur les autres. Or, l’un de ces manuscrits anglo-normands a rejoint un temps la bibliothèque du roi de France Charles V au Palais du Louvre et il a très certainement servi de modèle au peintre Hennequin de Bruges pour l’élaboration des maquettes de la tapisserie de l’Apocalypse. Le XIVe siècle a été marqué par de nombreux événements catastrophiques : la grande peste de 1347–48, la guerre de Cent Ans, le tremblement de terre de Bâle en 1356 ou encore les famines dues à de mauvais hivers. La tapisserie de l’Apocalypse de Hennequin de Bruges se fait le vecteur de ces peurs concrètes tout en portant le message politique de son commanditaire : le récit de Jean est transposé, réactualisé dans l’époque de sa recréation pour signifier un message d’unification malgré les troubles du siècle.
Encore un saut temporel qui nous conduit cette fois au XXe siècle et aux États-Unis avec la mode des films d’anticipation apocalyptiques projetés dans leur architecture de réception que sont les cinémas. Le premier film apocalyptique fut Deluge, du réalisateur américain Felix E. Feist, sorti en 1933. Il raconte l’histoire d’une série de catastrophes naturelles menant à un cataclysme mondial. Beaucoup d’autres suivirent pour décrire la fin du monde (ou plutôt la fin d’un certain monde) comme le chef-d’œuvre d’Ingmar Bergman, Le Septième Sceau (1957), ou un monde post-apocalyptique comme dans Mad Max. Le film Apocalypse Now du réalisateur Francis Ford Coppola est à part. Sorti en 1979, il a obtenu une reconnaissance mondiale avec la Palme d’or du Festival de Cannes cette même année et sa nomination pour huit Oscars. Cette libre adaptation de la nouvelle Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad (1899) fut un succès critique et populaire. Le film décrit — sur la bande-son pop des Doors et des Rolling Stones — la mission confiée à un agent des services secrets militaires américains durant la guerre du Vietnam pour éliminer le colonel Kurtz devenu le gourou d’une tribu rebelle. Dans le village où s’est réfugié le colonel est inscrit sur une pierre « Our motto: Apocalypse Now » qui donna le titre éponyme du film. Voyage initiatique au cœur de la jungle, entre fascination du mal et visions extatiques, le film se veut une critique des dérives morales d’une Amérique postmaccarthyste.
— les architectures de l’Apocalypse
Parler d’architecture peut surprendre lorsqu’il s’agit de fin du monde. Pourtant ainsi bien le texte, que la tenture ou encore les représentations cinématographiques en rengorgent au point que l’architecture et la ville deviennent le lieu à partir duquel peut naître la révélation apocalyptique.
– l’architecture matérielle de la présentation
Examinons tout d’abord la mise en scène du récit apocalyptique. Dans le texte biblique de l’Apocalypse de Jean, la présentation matérielle de ce texte n’est pas une architecture, mais un objet livresque, la Bible de la religion catholique, reproduit manuellement puis mécaniquement. Son architecture tient plus à la propagation du texte par un média physique, d’abbaye en abbaye, d’église en église, jusqu’à sa diffusion au cœur des foyers, constituant un réseau de plus en plus dense de localisations. Le texte expose bon nombre d’objets et éléments d’architecture : trône, candélabre, porte, etc., ainsi que des architectures complètes tels que le temple de la tente du témoignage dans le ciel ou le temple de Salomon, mais ils sont évoqués sans description plus approfondie, comme si le lecteur devait savoir de quoi il s’agit.
En revanche, il en va très différemment pour la tapisserie de l’Apocalypse du peintre Hennequin de Bruges. Les tapisseries étaient tendues sur des murs intérieurs, mais aussi sur les façades extérieures ou des palissades, servant alors de décor lors de grandes occasions : il pourrait bien s’agir d’une architecture textile mobile, qui n’était pas conçue pour un lieu spécifique, mais se déplaçait avec leur propriétaire de lieu en lieu même si les grandes dimensions de celle de Louis Ier ont dû rendre son transport malaisé. Œuvre de grand apparat, la chronique relate que la tenture de l’Apocalypse a été exposée lors d’une grande cérémonie en 1400, à l’occasion du mariage de Louis II d’Anjou avec Yolande d’Aragón, où elle fut déployée dans la cour de l’archevêché d’Arles : son propriétaire la fit donc présenter en extérieur et voyager.
Tissée en laine, la tenture est composée de six pièces et forme la plus grande tapisserie médiévale conservée au monde. Les historiens pensent qu’elle mesurait à l’origine environ 140 m de long sur 6 m de haut (seuls 100 m sur 4,50 m de haut ont été conservés) et représentait 90 scènes. Son extraordinaire qualité technique et sa monumentalité attestent de l’implication d’un ou plusieurs ateliers hautement qualifiés et de moyens financiers considérables. Un point important se signale ici : les nœuds de tissage présents au revers des tapisseries étaient à l’origine invisibles et de fait la tenture de l’Apocalypse peut être observée sur ses deux faces. Rien n’atteste de la fonction de cette dissimulation du façonnage, mais l’hypothèse d’une présentation des deux côtés peut être émise.
Aucune source historique n’informe sur la mise en espace de ce décor magistral. La cour de l’archevêché d’Arles mesure 32 m dans sa plus grande longueur, rendant impossible la mise en place des six pièces. Il est donc possible que les pièces fussent installées indépendamment les unes des autres. L’observation des éléments exposés au château d’Angers montre la présence d’une platebande basse au décor herbacé et parsemé de fleurs tandis qu’une bande haute représente des nuages. Ce dispositif scénographique se destinait sans doute à être implanté en extérieur, ses bords haut et bas simulant leur environnement pour une articulation entre le monde réel et celui figuré dans l’espace de la tenture. En ce sens, cette tenture est un dispositif médiatique, une architecture mobile par excellence, pour impressionner ses observateurs en portant le message de propagande politique et religieuse.
Changement de dispositif de menstruation avec l’invention du cinématographe puisque les frères Lumière inventent simultanément la salle de cinéma avec une première séance dans une salle obscure, le Salon indien du grand café de Paris, le 28 décembre 1895 avec la projection du court-métrage La sortie des usines Lumière. Le cinéma se distingue d’emblée des spectacles picturaux montrés dans les foires par cette invention architecturale nécessaire à la projection. L’industrialisation du cinéma américain fera naître des temples cinématographiques aux décors fantastiques si l’on pense à Theater de Los Angeles imaginé par le réalisateur DW Griffith (1927) avant que le Woga-Komplex de Berlin (1931) préfigure l’esthétique épurée des futures salles de cinéma en rupture avec le décorum convenu pour ce type de programme. Salon d’un café ou temple païen, la salle de cinéma possède tous les attributs de la crypte et c’est justement dans cette architecture de présentation qu’a prospéré le cinéma apocalyptique en bénéficiant de l’atmosphère spécifique que confère l’obscurité.
À propos d’architecture cryptique, l’architecture la plus régulièrement associée à l’Apocalypse, y compris dans les films, est celle du bunker militaire. L’archéologie menée par Paul Virilio sur le mur de l’Atlantique a pu révéler le bunker comme forme archétypale de l’architecture apocalyptique, mais aussi cryptique. L’édifice recèle à la fois de la contraction spatiale de la citadelle, de la crypte et de l’abri minimum qui deviendra par la suite antinucléaire. Or, pour Virilio, cet espace cryptique est paradoxalement la matrice de la chambre noire de la photographie. Il poursuivit ensuite une archéologie des médias en examinant la réception architecturale de l’image depuis les premiers dioramas jusqu’aux temples du cinéma américain : le cinéma — comme camera obscura dynamique — apparaît alors comme le lointain descendant des tapisseries en faisant voyager des films de salle en salle pour n’exister que le temps de la projection.
Dans ces trois cas, l’Apocalypse, comme représentation politique, nécessite un cadre de présentation qui lui confère l’architecture matérielle dans le monde des objets pour reprendre l’expression de Hannah Arrendt. La Bible en tant que livre est un objet. Une tenture aussi, mais joue le rôle de décor d’intérieur et d’extérieur. La salle de cinéma appartient au domaine de la construction puisque son décor s’efface au profit du dispositif technique de projection (le projecteur lui-même appartient au monde des objets). Le récit apocalyptique nécessite quoi qu’il arrive une puissante mise en scène pour le rehausser au rang spectaculaire propre à impressionner celui qui le perçoit. L’appareil de projection a replacé la sculpture, la peinture ou encore le tissage dans la monstration des images. Or, le propre de la crypte est de s’isoler du monde extérieur, provoquant pour le cinéma une relation exclusive entre le média cinématographique. Le dispositif architectural articulant l’écran et sa salle forme une unique entité, une spatialité fondamentalement médiatique.
– la représentation de la ville
Le constat est là : l’Apocalypse est intimement liée à la figure de la ville qui représente la communauté des hommes. L’Apocalypse de Jean énonce un certain nombre de cités dont les sept églises (ou communautés) parmi lesquelles Éphèse (la plus importante ville d’Asie Mineure à l’époque et plaque tournante de l’évangélisation) ou Smyrne (second port en importance après Éphèse), mais il est surtout dominé par la ville révélée. La Jérusalem nouvelle est décrite à la fin du texte de Jean de manière très précise avec un rempart qui en fait le tour comprenant douze portes s’ouvrant aux quatre dimensions de l’univers. L’épaisseur de la muraille est considérable : 144 coudées, soit environ 65 m. L’ange mesure le périmètre de cette enceinte, soit 12 000 stades, ce qui revient à dire que la ville n’aurait pas moins de 555 km de côté. L’immensité de cette ville antique est une allégorie supérieure en dimension à la plus grande conurbation contemporaine. Les matériaux employés sont décrits avec ne extrême minutie :
« La muraille était construite en jaspe, et la ville était d’or pur, semblable à du verre pur. Les fondements de la muraille de la ville étaient ornés de pierres précieuses de toute espèce : le premier fondement était de jaspe, le second de saphir, le troisième de calcédoine, le quatrième d’émeraude, le cinquième de sardonyx, le sixième de sardoine, le septième de chrysolithe, le huitième de béryl, le neuvième de topaze, le dixième de chrysoprase, le onzième d’hyacinthe, le douzième d’améthyste. Les douze portes étaient douze perles ; chaque porte était d’une seule perle. La place de la ville était d’or pur, comme du verre transparent. »
Au-delà du symbolisme, le constat d’une architecture de papier s’affirme : la parabole littéraire épouse la forme architecturale pour mieux incarner ses messages. Cette mise en abîme impose ici aussi l’architecture des formes bâties comme un média que l’histoire de l’architecture omet trop souvent. Pourtant, leur intentionnalité, leur spatialité ou encore le langage sculptural sont autant de messages adressés au plus grand nombre comme le fit remarquer Walter Benjamin : « l’architecture fournit matière à une réception collective simultanée ». Le texte de Jean, comme de nombreux textes bibliques, décrit des constructions allégoriques comme des éléments médiatiques aptes à conserver et retransmettre un message.
Douze villes sont visibles dans la tenture de l’Apocalypse, toutes ceintes de remparts d’où émergent tours, clochers et maisons dans une esthétique très réaliste de la cité française du XIVe siècle avec des accents stylistiques flamands. La ville y est d’une échelle plus petite que celles des personnages et sans plan de profondeur de manière que les villes ou des édifices tels le temple de Salomon apparaissent comme des personnages à part entière du récit comme dans la présentation de deux villes célestes (57, 80). La présence de rempart reste une constante qui résonne avec la construction de remparts maçonnés de pierres alors contemporaine des cités fortifiées suite à la guerre de Cent Ans. Hennequin de Bruges s’est inspiré des manuscrits de Charles V pour l’ensemble de ses dessins, tout en modernisant l’architecture pour la mettre au goût de l’époque. Le principe est courant comme c’est le cas par exemple avec les architectures blanches et ornementées des arrière-plans du Calendrier des très riches heures du duc de Berry commencé vers 1409. Dans la tenture, la ville est exclusivement représentée de l’extérieur de manière à masquer les espaces publics. Les remparts imposants enserrent une collection dense d’éléments architecturaux de manière à présenter un bloc compact qui contraste avec la vacance de l’espace rural alentour.
Trois villes célestes sont aussi représentées dans la tenture avec une limite entre ce Ciel et la terre formalisée par une bande festonnée graphiquement très élaborée par dégradés successifs du blanc vers un bleu profond. Hormis l’écharpe de nuages qui les soutient, les constructions célestes sont identiques à celles du monde terrestre, sans développer d’architecture spécifique si ce n’est leur position haute dans l’image, à un détail près puisqu’il n’y a pas d’église dans le domaine de Dieu lui-même. Ensuite, la Jérusalem nouvelle va descendre sur terre dans la scène 80 du récit de Jean, en réponse à la nouvelle alliance conclue entre Dieu et les hommes. C’est là encore une cité médiévale compacte du XIVe siècle qui descend, enserrée dans ses remparts crénelés et flanqués de tours rondes ou carrées avec, au fond, une église cette fois-ci. La porte d’accès de la ville voit sa herse relevée comme un appel aux fidèles.
La Jérusalem nouvelle une fois posée sur terre resplendit d’une lumière intérieure d’une couleur jaune d’or qui vient irradier le personnage de l’ange et se refléter sur les murailles. Si le texte indique que la ville possède douze portes et un rempart constellé de pierres précieuses, Hennequin de Bruges et les lissiers simplifient grandement la représentation par le traitement veiné des remparts derrière lesquels s’ordonne une cité médiévale occidentale dont les pignons débordants ou à gradins sont caractéristiques de l’architecture flamande.
Pour sa part, le cinéma d’anticipation manque d’originalité en matière d’architecture et d’urbanisme. L’Apocalypse figure toujours ici et maintenant dans une forme d’uchronie générique. Dès le film Deluge de Felix E. Feist, la ville américaine contemporaine — celle dont la forme verticale est née à Chicago — s’affirme comme le lieu de l’Apocalypse actualisant sans originalité les récits antérieurs. Si Déluge observe la ville de loin, comme pour la tenture d’Angers, les blockbusters hollywoodiens raffolent depuis du détail des tours de verre qui s’effondrent au ralenti, promettant des nuages de poussières et d’éclats desquels surgissent les quelques survivants. Mais Apocalypse Now diffère sur ce point et c’est ce qui rend le film particulièrement intéressant. La représentation de la ville dans Apocalypse Now est paradoxalement celle de villages vietnamiens semi-lacustres à l’architecture légère de bambou, bien loin des places fortes flamandes de Hennequin de Bruges. Projeté dans les salles obscures, nouvelles cryptes du XXe siècle, ce nouveau récit de l’apocalypse révèle son époque à défaut de participer au mystère spirituel. Dans Apocalypse Now, l’architecture s’évanouit dans l’épaisseur de la jungle et les anges bibliques sont remplacés par des hélicoptères. Le village abritant l’armée irrégulière de Kurtz, établi au-delà de la frontière avec le Cambodge, abrite les vestiges d’architecture khmère envahis par la végétation. Dans les deux cas, le manteau vert de la forêt recouvre une partie de la ville et les matériaux de construction sont d’origine végétale. Un nouveau type de ville s’offre au spectateur, exotique et léger, en contraste avec la matérialité pesante de la ville occidentale.
Dans les trois cas, la ville n’est qu’une métaphore esthétique de la communauté humaine. À la matérialité de la mise en scène s’oppose une immatérialité — une matérialité feinte par la description des matériaux de la Bible — qui relève du symbolisme ésotérique. L’architecte est immanente tandis que la ville est transcendée par l’humanité qu’elle abrite.
– l’accident urbain
La grande histoire du récit apocalyptique est bien la catastrophe urbaine avec la destruction par des forces surnaturelles. L’ensemble de ces destructions amène le récit vers la révélation de la Jérusalem céleste. Or nous pouvons avancer qu’il s’agit d’un accident. Bien sûr que le comportement des hommes, que le texte juge répréhensible, conduit la ville à la catastase, un état de catastrophe permanent, mais la ville apparaît aussi et surtout comme métaphore de la communauté dont on ne peut se résoudre à la disparition. De destruction en destruction, les conditions pour faire communauté s’amenuisent jusqu’à menacer de disparaître, mais au moment où tout semble perdu, car la Bête va triompher, l’accident se produit dans la révélation symbolisée par la descente de la Jérusalem céleste. L’accident est ici une catastrophe à l’envers.
Les grandes prophéties bibliques de la destruction, de l’exil et de la consolation trouvent leurs racines dans une catastrophe fondatrice en 587 av. J.-C. qui est la prise et l’incendie de Jérusalem par l’armée babylonienne durant lesquels le temple de Salomon est détruit. Le livre de Daniel occupe une position centrale dans la production des Apocalypses puisqu’il relie la catastrophe de — 587 à celle de — 168 où Antiochus IV pille à nouveau Jérusalem et persécute les juifs. Le récit apocalyptique procède donc avant tout de la destruction urbaine. D’autre part, la prise de Babylone en — 539 par Cyrus le Grand, représente un fait tant biblique qu’historique hors norme puisque cette ville était une capitale opulente et prospère sous le règne de Nabuchodonosor (604–562) qui y fit faire des travaux importants de fortification, d’urbanisme, d’irrigation et de jardins. La Bible décrit Babylone comme « le superbe joyau des Chaldéens » (Isaïe 13, 19). Mais pour les juifs, c’est aussi la ville que la richesse et le luxe ont menée à l’impiété, à l’idolâtrie et aux désordres de toutes sortes.
Dans le texte de Jean, la description des destructions est franchement laconique. Le lecteur apprend par un messager descendu du ciel que Babylone est tombée au motif qu’elle était devenue le refuge des démons. Les marchands et tous ceux qui naviguent en ce lieu déplorent la ville en feu, mais le lecteur n’en saura pas plus.
Parmi les représentations urbaines, la tenture d’Angers se singularise par cinq villes détruites. La ville prend alors une place importante dans l’image, car il s’agit de montrer que la décision de la destruction appartient à Dieu qui envoie pour cela des exécuteurs — anges, aigle, oiseaux — qui s’attaquent aux abus qui y étaient commis : le pouvoir, la richesse ou la dépravation… Or l’image représente l’instant précis de la destruction comme avec L’aigle de malheur ou les édifices s’écroulent de part et d’autre de la tour centrale dans un luxe de détail. L’aigle survole la ville tenant serrant dans son bec et ses serres un phylactère où est inscrit « Ve, Ve, Ve », c’est-à-dire « malheur, malheur, malheur ». Dans La chute de Babylone envahie par les démons, la ville très compacte fait corps avec les démons qui l’ont envahi. Si la porte centrale est intacte, derrière elle, toute la cité s’effondre sous le poids des monstres eux-mêmes attaqués par des oiseaux de proie et des morceaux d’édifices s’écroulent en tous sens. Si le texte dit « Elle sera brûlée par le feu », aucune trace d’incendie n’est pourtant visible. Au-dessus, deux anges surgissent des nuées pour annoncer à Jean la destruction et commander aux habitants de fuir la ville maudite. Il faut remarquer que ces représentations de la catastrophe urbaine laissent le paysage et la végétation alentour intouchés, comme si les calamités qui s’abattaient touchaient exclusivement le bâti. Il en va de même pour les habitants absents ou qui s’enfuient de l’intérieur de ces villes dont l’architecture personnifie à elle seule l’action.
Plusieurs siècles plus tard, la célèbre chevauchée des Walkyries de Richard Wagner d’Apocalypse Now associée à une nuée d’hélicoptères s’abattant sur un village vietnamien — scène épique — n’est pas sans rappeler les destructions urbaines du texte biblique. De même la description de la puissance corrompue de l’empire américain résonne comme un écho à la Babylone antique, mais ici le meurtre de l’antimessie Kurtz par le personnage principal n’est qu’une révélation bien déceptive puisque la corruption demeure.
Cette Apocalypse doit être rapprochée de la peur majeure de la seconde partie du XXe siècle avec le risque mondial de destruction nucléaire. Le prophète est une « sentinelle de l’imminence », dont le rôle, disait Charles Péguy, « ne consiste pas à imaginer un futur, mais à se représenter le futur comme s’il était déjà présent ». Voilà qui repose d’une part la figure du prophète et l’actualisation de l’Apocalypse. La guerre froide et l’escalade de la dissuasion nucléaire ont fait planer un risque d’extermination mondiale après les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Paul Virilio qui est catholique pratiquant l’annonce d’emblée :
« On le comprend mieux, si la guerre tend à être définitivement rejetée par l’Église, c’est parce qu’elle a atteint de telles proportions qu’elle a obtenu le pouvoir d’obscurcir la révélation divine : l’Apocalypse scientifique et technique fait maintenant écran à l’apocalypse mystique. »
Paul Virilio fut loin d’être le seul à redouter l’accident nucléaire, et d’autres penseurs tels Günther Anders — avec Temps de la fin (1960) — l’avaient précédé. Puis la peur de la bombe militaire a laissé place à celle de l’accident du même type avec Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) puis Fukushima (2011), renchérissant sur la probabilité annoncée d’un cataclysme apocalyptique. En simulant la destruction du village primitif par l’armada aérienne américaine, le film de Coppola ne fait autre chose que de simuler d’une certaine manière la chute du jardin d’Eden du village global. On y voit des paysans, femmes et enfants — tous innocents comme les habitants de l’Eden — courir en tout sens sous la mitraille et des maisons exploser par la puissance technologique des machines de guerre.
— les révélations
– l’architecture en mouvement
Nous venons de voir que l’architecture des bâtiments et de la ville est absente du texte biblique hormis pour ce qui concerne la description de la Jérusalem Céleste. Il est possible que l’architecture prenne une forme plus immatérielle et propre à la portée du récit.
Si nous nous référons à l’historien Jacques Elul (1912–1994), l’Apocalypse de Jean est un texte minutieusement construit où les éléments qui le composent s’insèrent dans un ensemble afin de former une architecture (au sens de structure narrative) monumentale, rendant de fait incompréhensible chaque élément pris séparément. Le temps de ce monument littéraire est d’une part « le temps intermédiaire » qui sépare la création et la recréation du monde et le point précis du temps de la fin qui articule ces moments de l’histoire symbolique du monde : « [l’Apocalypse] traduit cette contradiction en étant à la fois une structure, une véritable architecture monumentale, et un mouvement inscrit dans sa texture même, de la fin vers l’Actuel, de l’Actuel vers le Sens ». Il faut comprendre par là une forme esthétique de la révélation qui accélère le temps, le plie sans l’inverser vers le moment fatidique de la réintégration puisque l’homme s’est séparé de Dieu depuis la création, et « la coupe de l’Apocalypse nous révèle les conditions de ces retrouvailles, les obstacles et leur disparition, le dépassement de la situation ancienne ». Jacques Elul dit que l’Apocalypse est un livre de l’imminence, du « clash » entre deux dimensions inconciliables et inimaginables : « celle de l’Éternité et du Temps si l’on veut, celles du Tout autre et du Semblable, celles du Pas encore et du Déjà-là, celle de l’Absolu et du Contingent ». Il indique par ailleurs qu’il ne peut s’agir d’accidents comptabilisables par la chronique puisque « c’est l’Émergence de ce qui est si profondément caché et c’est seulement par réfraction et symbole qu’on peut le discerner ». Fort de cette conviction sur l’unicité du texte, Elul précise que l’Apocalypse ne voit pas le temps s’écouler dans une succession chronologique puisque le texte est un ordonnancement — au sens architectural — de l’ensemble du Révélé :
« Ainsi, en résumé, nous pouvons comprendre la structure de l’Apocalypse : il y a un axe central, la crucifixion de Jésus Christ, autour duquel s’organise dans la partie centrale le drame de la séparation de la création de avec le créateur et la proclamation de l’Évangile, puis l’Incarnation et le déchaînement des puissances comme conséquence de l’œuvre de Jésus Christ. Autour de cette partie centrale, nous avons, par symétrie, une première partie concernant l’église, à quoi fait pendant une dernière partie sur la Nouvelle création. Puis une seconde partie sur l’histoire, à quoi font pendant, comme quatrième partie, le Jugement et la destruction du mal et des puissances. »
Ce dévoilement du témoignage de Jésus à Jean est une architecture monumentale dynamique qui s’ordonne depuis un point central — la crucifixion du Christ — pour partir simultanément dans plusieurs directions. L’architecture se révèle tout d’abord par la structure du récit littéraire en ordonnant la pensée dans une composition qui n’est pas spatiale, mais temporelle.
– tota simul révélationnaire
Observons tout d’abord que Paul Virilio s’est intéressé au cinéma avec le même intérêt qu’il développera ensuite pour l’accident urbain. Il établit ce lien en même temps que le cinéaste allemand Harun Farocki en observant les films de la Seconde Guerre mondiale captés depuis des bombardiers pilonnant des villes. Ce détour par la pensée de Virilio est nécessaire pour dévoiler le tota simul révélationnaire.
Tout comme dans l’apocalypse de Jean, la ville tient une place prépondérante dans l’accident exposé par Paul Virilio. Qu’il s’agisse de la description des conflits urbains comme Belfast ou Beyrouth ou encore d’une analyse médiatique de la métropole contemporaine, le philosophe y trouve la matrice de la survenance de l’accident et simultanément la révélation de la substance du monde. Il décèle l’accident dans les épisodes révolutionnaires parisiens, jusqu’à la prophétie de leur destruction finale, comme New York à l’enrichissement tout babylonien dont l’attentat sur les Twin Towers ne serait que la semonce. Sur plus de quatre décennies, Paul Virilio se sera fait le chroniqueur de la survenance des accidents urbains, car la répétition de ces accidents n’était pour lui que l’annonce symbolique de l’Apocalypse, ce que ses détracteurs ont pu lui reprocher. Il est évident que Paul Virilio appelle une forme d’eschatologie :
« Devant cet accident des connaissances qui met littéralement cul par-dessus tête nos sciences issues de la Terre et de son histoire, l’apparition, le développement fulgurant de l’écologie prend figure de prophétie autoréalisatrice pour le prochain lancement d’une eschatologie non seulement laïque et athée, mais névrotique, ce qui est autrement redoutable, même si on écarte l’exemple du Lebensraum nazi. »
Mais au-delà, il s’agit bien de faire face à la révélation, puisque Paul Virilio se décrivait lui-même comme cela :
« Je ne suis pas apocalyptique, point final. Je suis révélationnaire — c’est un néologisme. L’accident révèle des choses. Et plus il est important, plus il révèle des choses. Je m’intéresse plus au révélé qu’au révolu ».
Il recherche dans la succession des accidents sous l’emprise de la vitesse une forme d’antirévélation. Or, au-delà encore, l’accident est la révélation de quelque chose qui est en attente dans toute substance, une forme archéologique des origines qui n’est pas sans rappeler l’aphorisme d’Héraclite, « La nature aime à se cacher », que Martin Heidegger interprète, non comme la difficulté de connaître la nature, mais comme la révélation de la part d’obscurité qui lui est propre et essentielle. Chez Heidegger, que Paul Virilio a lu, le dévoilement, l’Alètheia, s’opère dans la simultanéité du retrait dans l’obscurité, le Léthé. La révélation matérielle reste donc inachevée sans le dévoilement du mystère divin qui n’aura lieu qu’au jour du jugement dernier.
L’architecture monumentale qu’a voulu édifier Paul Virilio dans ses livres est celle d’un double mouvement tendant vers la révélation tout en en gardant le mystère intact. L’accident contemporain n’est alors qu’une répétition du mythe biblique et la préparation de la révélation à venir. Or comme Gilles Deleuze le reprend d’Alain, la répétition est paradoxalement tournée vers le futur et elle est créatrice. En cela, la répétition des accidents dans la succession des livres de Virilio comme dans le cinéma apocalyptique est bien création de ce qui n’est pas encore advenu, une forme d’expérience transcendantale de la révélation extratemporelle où Dieu habite une lumière inaccessible : « On ne peut voir Dieu que par la cécité, le connaître que par la non-connaissance, le comprendre que par la déraison ». Parce que le fondement de toute révélation est lui-même caché, le phénoménologue Virilio a fait des phénomènes de vitesse le fondement de son œuvre où se croisent dissimulation, surveillance, accélération ou encore simulation tout comme dans les films apocalyptiques : il s’agit dans les deux cas de chroniques du monde contemporain dominé par une pensée militaro-technologique se heurtant à la quête impossible du Mystère.
– la mesure et le média
Dans le récit biblique, l’ange mesure la ville avec un jonc d’or : il mesure les dimensions de l’ensemble urbain qu’est la Jérusalem céleste, mais aussi la communauté des élus, c’est-à-dire l’Église de Dieu. La mise en espace du récit sous forme de vignettes a imposé au peintre Hennequin de Bruges de représenter ce que la Bible se contente d’évoquer. De fait, les Babylone et le temple de Salomon prennent des proportions dans l’image : hauteur, largeur, détails architecturaux (la profondeur ne fait pas partie de cette esthétique préperspectiviste). Apparaît alors la mesure qui implique le recours à une unité, ici représenté par un jonc d’or issu du récit biblique, et la grandeur réelle des éléments mesurés qui est en elle-même est une métaphore de la dimension du royaume de Dieu. L’ange apparaît par deux fois en portant un jonc d’or pour mesurer les choses. Il désigne la première fois le temple et la seconde la cité idéale en maintenant alors cette baguette bien verticalement, opérant un découpage dans l’image séparant Jean de la ville. La révélation se mesure, car elle est tout sauf démesurée.
Mais c’est aussi, simultanément, une dimension sans mesure dans le sens où la parabole littéraire utilise l’architecture pour déployer un message mis en espace, doublement mise en espace même dans le cas de la tenture (la mesure est représentée sur la tapisserie qui est exposée comme une architecture mobile). Ce jeu d’échelle spatiale se double donc d’une sorte de perspective symbolique où l’architecture devient le média d’elle-même.
Le message politique du texte de Jean tout comme celui de la tenture voulue par Louis Ier d’Anjou passent donc par la médiation de l’architecture, non conçue comme un support matériel, mais au contraire comme un média à part entière propre à porter un message politique actualisé. Décrite avec force de détail dans le texte de Jean, l’architecture exprime le message biblique dans sa virtualité. Puis, elle est représentée dans les manuscrits du Moyen Âge. L’architecture porte ensuite l’Apocalypse dans les pierres des églises comme le portail roman de la basilique Saint-Pierre de Moissac ou le celui de la nef de Vézelay, sans perdre pour autant sa virtualité puisque la fixité de la scène représentée dans la pierre englobe l’ensemble du récit que connaissent les fidèles. Le portail agit aussi comme un passage qui fait littéralement pénétrer à travers le message médiatique. Vint ensuite la tenture d’Angers qui représente des architectures allégoriques tout en étant probablement une architecture mobile. L’architecture y intervient donc à un double niveau de réalité. Le média architectural apocalyptique, devenu séculier, a poursuivi sa mue pour prendre la forme au XXe siècle de la salle obscure dans laquelle se déploie une image à grand spectacle. Le traumatisme nucléaire de la Seconde Guerre mondiale puis les tensions de la guerre froide ont naturellement eu une grande influence de légitimation de ce type de productions cinématographiques. Puis les temples du cinéma ont laissé place à des boîtes métalliques en périphéries des villes et aujourd’hui le streaming garantit l’accès de l’image spectaculaire au cœur du foyer. L’apocalypse devient domestique, multiculturelle aussi avec les animesJaponais tels que Terra Formas prenant racine dans d’autres mythologies. Les mues successives du média architectural apocalyptique ne sont donc pas terminées, loin de là. Elles mettent à chaque fois en avant la double dimension de l’architecture comme espace de réception et représentation en elle-même.
– les architectures de l’Apocalypse
Par quelques sondages réalisés dans trois récits de l’Apocalypse réalisés sur deux millénaires, la dimension architecturale apparaît centrale. Elle épouse le décor, la construction, mais aussi la ville constituée d’un assemblage d’architecture. Mais l’important n’est pas là. L’architecture n’y simule une présence matérielle que pour mieux opérer dans l’immatérialité de la construction du récit pour devenir une architecture monumentale en mouvement tout en assurant un rôle médiatique de premier plan. La révélation prend appui sur le média architectural pour délivrer son message au point que révélation et architecture se confondent. Si l’architecture est une discipline constructive, les destructions apocalyptiques la conduisent vers une autoréalisation immatérielle qui en révèle la véritable dimension.