2014 journal, extraits
11 février
Le journal, c'est une zone de consolidation de l'égo, un genre de radoub où l'on recloue continuellement sa propre coque. Il y a un côté petit garçon maniaque qui joue tout seul dans son coin, qui fixe toutes les règles à son avantage mais qui en même temps voudrait
passionnément être regardé et applaudi. Tous les journaux ne sont pas intéressants, loin de là, mais presque tous ont en commun un usage policé de la langue, extérieur car ultimement destiné aux autres. Comme moi avec mon ethnologue du futur, on écrit furieusement seul, caché au fond de la caverne avec le désir fou d'être découvert.
15 février
Là, assis sur mon banc, seul, à huit heures du matin devant le soleil et la mer, je me tiens.
A gauche, les immeubles du front de mer qui s'étirent le long de la baie, constructions géométriques blanches peu à peu gagnées par les stries bleues du lointain. A droite, rien si ce n’est peut-être le gros varan jaune qui se chauffe sur les pierres du mur. Derrière moi, mes actions, mes pensées, mes ambitions, mes gens. Devant moi, au mitan de ma vie comme qui dirait, une masse équivalente. Equilibre, fugace.
10 mars
Soudain sur le visage d’un enfant, la beauté qui passe par là, indifférente à tout à commencer par cet être qui l’héberge.
27 mars
Et je dois encore essayer de te raconter cela – und jetzt muss ich noch dir ‘was erzählen : le MH370, parti de Kuala Lumpur à minuit, disparaît des écrans radars une heure plus tard. On sait maintenant que le pilote a volontairement coupé le transpondeur et le système de report informatique d’information environ une heure après. On sait aussi que l’avion a eu dès la fin des communications avec les contrôleurs – un énigmatique « Allright, good night » - un comportement irrationnel : monté à 45 000 pieds, au dessus de la limite autorisée pour un Boeing 777. Redescendu à 10 000 pieds.
Fait demi-tour par rapport à sa destination – Beijing – pour foncer vers le sud – sud ouest, à savoir l’océan indien. On sait enfin qu’il s’y est abîmé, à 2500 kilomètre à l’ouest de Perth en Australie, autrement dit nulle part sur cette Terre. Et personne ne sait pourquoi et comment. Parmi le nombre de choses fascinantes quoique macabres dans cette affaire, imaginer un avion qui vole sept heures vers nulle part, vers le milieu de l’océan, jusqu’à ce qu’il épuise son kérosène et s’abîme en mer.
3 avril
Désormais je veux être le caïman qui se chauffe au soleil, qui sommeille entre deux eaux avec son œil jaune, fendu, amusé qui dépasse à peine de la surface du fleuve et qui éprouve une volupté incommensurable à se renfoncer dans les profondeurs quand cela lui chante. Et, peut-être, qui occasionnellement bondit pour se saisir de quelque chose.
8 avril
Fasciné par le MH370, le « towed pinger locator », les signaux acoustiques des profondeurs, les avions qui tournent, les bateaux qui ratissent, tout le toutim.
Finalement la question posée est de savoir si l’inconnu, la disparition sont encore possibles. L’hystérie générale, mondiale pour retrouver l’avion, comprendre, voir ce qui est caché. Les « pings » dans l’océan, dans le ciel noir. Les « pings » dans la solitude non des hommes, mais des pings eux-mêmes. Fréquence 37,5kHZ.
12 avril
Duras, écrire. « Un livre ouvert, c’est aussi la nuit. Je ne sais pas pourquoi les mots que je viens de dire me font pleurer. » La maison écrit, la lumière écrit, et les placards bleus, le bureau, l’étang et les arbres écrivent.
***
Depuis quelques jours je suis totalement dans le « carrefour ». Etrange confluence : carrefour de ma vie (quarante ans) ; carrefour du monde réel et du monde livresque, carrefour de la pensée et du réel, carrefour au bas de ma fenêtre, carrefour du labyrinthe (Castoriadis). Un peu hanté par ça, inspiré, possédé. Fourmillements.
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Merde. Je suis le carrefour. Le carrefour, c’est moi.
19 avril
Dans le métro vers Oriente. En face, un personne, une femme. Une "pessoa". On voit successivement ses chaussures, son pantalon, son chemisier, son pull, son imperméable.
On aperçoit sa montre bracelet, ses boucles d'oreilles, sa chevelure blonde et puis son visage. On ne sait rien de sa vie, de ses pensées, et pourtant tout est subitement donné, toute une personne et toute une vie sont là au bord du regard, dans les vêtements et les choses mêmes qu'elle porte. Une intuition au-delà du langage, impossible à expliquer.
L'autre n'est pas si loin, il est donné comme cela sans affect, mais le dernier geste pour l'atteindre, la première parole pour l'atteindre sont presque insurmontables. Quand bien même, j'en suis sûr, tout est donné d'instinct, tout est compris en un instant de façon animale par les sens et l'instinct.
29 avril
Paul Valéry : que serions-nous sans le secours des choses qui n’existent pas.
25 juin
Rue d’Hautpoul, depuis des semaines, un homme vit dans un mètre carré, tassé sur lui-même et ses affaires, fixé là. Personne ne le remarque.
13 juillet
Chenonceau. Le cabinet de travail de Catherine de Médicis, dit « librairie », sorte de bow-window sur le Cher, au-dessus de sa pile de pont. Murs tapissés de velours vert, plafond à caissons à ses armes, tableaux de maîtres, un bureau, une chaise. L’ensemble fend le cours de la rivière et le cours du temps.
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Depuis toujours, je vis sans lendemain. Je ne projette pas, je n’acquière pas de capital, je ne m’engage dans rien. Je vis comme un oiseau. Cela me confère une légèreté qui est ma force mais aussi mon grand défaut : je ne pèse sur rien et rien ne me pèse.
29 juillet
Si vous ne faites rien votre ordinateur s'éteindra dans trente deux secondes. Si vous ne faites rien votre femme vous quittera, vos amis se détourneront de vous, et vous ne réaliserez pas vos rêves. Si vous ne faites rien, les icebergs fonderont et les ours polaires mourront. Si vous ne faites rien, punition ultime, peut-être même qu'il ne se passera rien.
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Harrison : I question my accomplisments, which are few.
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Finalement la condition humaine est un double handicap, qui est de ne pouvoir réellement saisir ni le monde, ni nous-mêmes. Le monde, parce qu’il ne nous parvient que filtré par le prisme déformant de nos sensations – voir le clocher de Martinville. Et nous mêmes, parce que notre psyché est encagée dans le social, dans le langage, dans les symboles, dans les règles. Nous sommes un peu comme des taupes à qui on aurait donné le cinéma technicolor de l’imaginaire social en leur disant : tiens, c’est ça le monde.
Et c’est à notre handicap, à notre incapacité à saisir et à la frustration qui va avec, au formidable développement du langage, des images et de la religion que nous devons notre succès monstrueux sur le monde. C’est parce que nous voyons le monde comme un objet abstrait, c’est parce que nous voyons des dragons à la place des étoiles que nous avons à ce point « réussi » comme espèce. C’est sans doute pour les mêmes raisons que les trois quarts de l’humanité s’entretuent pour des motifs religieux aussi ridicules que tragiques. C’est sans doute la faute à ce handicap que nous errons, pitoyables individus à la recherche d’un nous-mêmes hypothétique, oscillants sur le chemin entre psyché et société. Sans doute qu’une espèce d’homme contente d’elle-même, raisonnablement désintéressée, abstraite et aimante aurait crevé sur place dans l’évolution.
10 septembre
Rue d’Hautpoul. Des dandies à chapeau et petit sac de cuir qui marchent comme sur coussins d’air. Des jeunes filles orthodoxes à longue jupe grise et aux yeux pétillants.
D’incertaines passionarias en minijupe, talons hauts et valise à roulette, rouge bien sûr. Des cohortes de gens, de trajectoires vers le travail, vers les soucis, vers les conséquences des causes, vers l’institution imaginaire, vers... On ne sait. Dans une poussette, une petite fille blonde, deux ans et demi peut-être, le regard fantastiquement perdu, songeur, semblant traverser tout de ce monde, de cette terre, se perdre dans un intérieur qui serait extraordinairement lointain, infini. Sur ses genoux, un minuscule sac main en écailles dorées.
12 novembre
Depuis le hublot de l'avion la nuit dernière en approchant Paris, on voit la gigantesque nappe lumineuse qui partout s'étend, fine et reprisée comme une broderie, avec de loin en loin des trous d'un noir d'encre, champs ou forêts on ne sait pas. Quand on voit cela la notion d'écologie interroge: arriverons nous à autre chose qu'à exploiter cette planète jusqu'au trognon? Ce qui nous est familier, ce qui nous rassure c'est le réseau de lumières jaunes qu'on voit de l'avion, les routes, les pavillons de banlieue, les stades, les usines. Et ce qui nous inquiète, ce sont bien sûr les profonds bois noirs où règnent les loups. Gigantesque superposition du filet de la civilisation sur le monde.
Jean-Philippe Doré
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Spring leaves
1 Août 2014
1. QUAI DE VALMY
Dans le petit square de l'écluse
Les gars du printemps
Tirent sans conviction sur leurs barres de fonte
Le regard ailleurs ils scannent le trottoir
Où filent les vélos
Où cliquètent les filles
Les ombres sont violettes et fraîches comme des poissons
2. Il ET ELLE
Grande, blonde, sculpturale
Veste en cuir, jupe, bottes
Et un air de triomphe faussement candide,
-ah ce demi-sourire !
Elle marche comme une gloire
Petit et calamistré et empressé,
Il la regarde d'en bas et trotte à ses côtés
Eperdu
Etonné
Il vérifie que c'est bien sa main qu'elle tient
Il vérifie que c'est bien de lui qu'il s'agit
Et il sourit
3. L'AXE DU RAT
Devant l'hôpital Rothschild
Au pied d'un arbre
Un jeune rat mort
Son corps raidi et tendu forme une ligne droite du museau à la queue
Obliquement posé sur la plaque de fonte renversée
Il esquisse ainsi un axe qui s'enfonce fantastiquement dans la Terre
D'après mes calculs
Il ressortirait à Terre-Neuve
4. MOI-MEME (le caïman)
Dilettante
Velléitaire
Et intéressé
Et trop facile
Et trop distancié
Les critiques
Me rentrent dans le nez et me picotent comme les grains de pollen des marronniers
J'éternue
J'éternue
J'éternue, mais je n'en pense pas moins
5. ECUME
Quelques lascars traînent un filet antique dans le soleil couchant
Bars et dorades sautent dans l'écume qui crépite comme un vin jeune
La marée monte à nos pieds et pourrait raconter n'importe quelle histoire
Comme toujours
6. SANS TITRE
Mince blindage vraiment
Membrane plutôt entre le dedans et le dehors
Ecran où se projettent
Les rêves
A l'intérieur
Une étoile
Et un puits
Bleu
Sombre
7. ASSOMBRISSEMENT
Rue Lafayette, qu'est-ce qu'il y a
Pourquoi cette inquiétude
Soudaine
Au café on voit les amants
Fatigués par la nuit d'hôtel comme après un voyage
Et dehors,
Les ombres rapides qui glissent sur les façades,
Ondoyantes
Rue Lafayette, qu'est-ce qu'il y a
Pourquoi cette inquiétude
Soudaine
8. MONTSOULT
Je suis là
En morceaux…
9. NEUF HEURES
Une fillette en trottinette
Entre à la boulangerie et laisse à l'entrée
Un chien noir et blanc de taille moyenne
Le chien attend, assis puis sur ses pattes
Renifle, hume pendant que sa queue bat un rythme invisible
La fillette ressort avec ses croissants et tous deux repartent
Qui glissant qui trottant
Sous les marronniers
10. LE HERON
C'est une verticale
Un axe
Un tube qui pivote par saccade comme une girouette guindée
Soudain l'ensemble du système ploie vers l'eau à toute vitesse
Et le bec se goberge de l'éclat d'argent d'un poisson
Ultime réaction de plaisir, une patte raide et jaune sort de l'eau pour frotter le croupion de plumes grises
Puis c'est le vol
Lourd, ployé, plaintif - je dirais presque syndical
Vers un rocher au soleil
11. BELLEVILLE
Au Cabaret Populaire
Essayer d'être de gauche
Et voir sans vraiment comprendre
La vieille qui refourgue ses bibles au carrefour
Le magasin bio et ses prêtresses
Les restaurants chinois et leurs canards laqués
Tout raides
12. SANS TITRE
Le chat a disparu
Et les plans ne s’impriment pas
Et le ciel est gris, lourd et oppressant
Et c’est dimanche
Et sous nos corps blancs qui nagent maladroitement, aveugles
Il y a les abysses
Il y a les monstres
Il y a les tempêtes sous-marines
Ce sont les nôtres, dit Rainer Maria
D’accord
Mais bon
13. SIX HEURES DU SOIR
Deux jeunes branleurs boivent des bières sur le toit de l'immeuble d'en face
Ils fracassent les capsules sur la balustrade en fer
La mousse brille comme de l'écume dans ciel là-haut
Alors, là, accoudés
Lunettes de soleil
Cheveux mi- longs
Barbe de trois jours
Sourire que rien n'étonne
Alors ils règnent
Jean-Philippe Doré
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Souvenirs de Babylone
3 Mars 2014
27 novembre
Porte d’Auteuil, les serviteurs se reposent au zinc. Regards fatigués et railleries fatiguées. Ils se tiennent, regardent la classe du dessus, s'en moquent un peu, pas trop non plus. Et de l'autre côté du vaste carrefour, des ouvriers élaguent les arbres sur un genre de terre-plein. Alors un bref instant, un bref instant porte d'Auteuil, l'un d'eux en combinaison verte, bottes, casque, un bref instant un vague sourire aux lèvres il brandit une grande branche au feuillage jaune éclatant comme un oriflamme sur un champ de bataille, une seconde, les voitures passent, les veuves s'ennuient dans le tic-tac, les travailleurs boivent gravement leur bière, les jeunes filles rient et tirent sur leur cigarette électronique, un bref instant un bref instant porte d'Auteuil, la légende et la guerre et comme une musique subite qui traverse le carrefour. La branche se tient verticale dans l'air gris, une seconde au plus, le gars la jette dans une benne et passe à autre chose. Je ne sais pas pourquoi il faut que je vienne jusqu’ici pour éprouver ce genre de trucs.
3 décembre
Au café en face du passage du Désir, je déjeune avec K. Arrive alors une fille brune sublime en manteau noir qu’elle retire pour exhiber une robe chinoise. Un type l’accompagne : mince, brun, cool, l’air averti. Ils s’installent démocratiquement au bar, avec l’air de le faire savoir, qu’ils sont cool, qu’ils sont simples, qu’ils ne font pas de chichis. Au vu style, du maquillage, ça ressemble à un shooting dans l’agence de publicité en face. Bingo, voilà que toute un contingent de trentenaires tous plus cool les uns que les autres font irruption dans le bar et commencent à trinquer en buvant des verres de vin blanc avec affèterie. Tout le monde se congratule, tout le monde se montre avec modestie, tout le monde fait l’enfant et particulièrement les femmes qui sont soit jeunes et jolies, soit plus âgées mais comme revêtues d’un masque de style, de dédain. Et d’eux tous émane une sorte d’écran invisible, de frontière invisible au sein du bar, au sein de la ville toute entière. La barrière du cool, du style, du fric, de la tendance. Le dixième arrondissement « populaire » colonisé, asservi, envahi, conquis.
4 décembre
Passy, entre deux rendez-vous, j’erre. Avenue du parc de Passy, un nouveau quartier que je ne connaissais pas : un parc municipal privatisé sur la colline de Passy, autour duquel de déroule une opération immobilière. Havre de paix et d’argent où s’ébattent, littéralement, des adolescents du cru. Tous blancs, bien habillés, propres et se donnant beaucoup de mal à jurer, à prendre des airs boudeurs ou agressifs. Ils y arrivent mal : ici tout n’est que béatitude. J’escalade la chose dans le flamboiement rangé des arbres à la fin de l’automne, grimpe les marches jusqu’à la rue Raynouard, puis le boulevard Delessert ou je retourne voir l’immeuble de mon premier chantier, en 1998. Je croise Balladur sur le trottoir : frais, rose, calme avec chien, garde du corps, femme, tout ce petite monde entrant dans une limousine avec chauffeur. Je rêvasse sur un banc en face d’une autre volée de marches, une trouée dans la muraille d’immeubles d’où l’on aperçoit la Seine Grise, le Front de Seine, les péniches, les bateaux mouches. Le seizième arrondissement, Babylone, ou la mine peu importe comment je le nomme : fantastique véhicule poétique, pour moi comme vide de ses habitants, navire gris qui glisse dans la marche du temps.
Texte J.P. Doré
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Bribes
5 Mai 2013
L’OMBRE
Un, deux, trois
On trotte sur Regent Street
Mais il y a quelque chose
Qui ne va pas
Quatre, cinq, six
Pâle soleil sur la Serpentine
Pâles sourires aussi, il y a quelque chose
Qu’on ne sait pas
Sept, huit, neuf
On glisse sur Notting Hill
Lumière dans le brouillard où résonnent
Nos pas effrayés
Dix, onze, douze
On trotte sur Regent Street
Mais il y a quelque chose
Qui ne va pas
AVENUE DES TERNES
Les hommes seuls qui déjeunent debout au bar
Avec leur journal leur cravate leurs lunettes
Sont les étais
Justifient
Un monde
Où des hommes en cravates lunettes journal
Déjeunent seuls
janvier 2013
LA MINE
Passy j’en ai soupé
Et les cafés livides
Et les secrets cachés
Passy j’en ai soupé
SANS TITRE
A sept heures cinquante
Tempête
Sont-ce les systèmes d’alarme qui n’ont pas fonctionné
Ou bien une brusque variation de pression atmosphérique
On se sait, comme toujours
Ça monte, ça s’échauffe
Bruits de lame, acier contre acier
On attend, le nez dans le café, que ça passe
A sept heures cinquante
Jean-Philippe Doré
Rococo

Ein ornamentensammlung aus dem XVIII. jahrhundert von Fr. Xav. Habermann