« MOUVEMENT ET PERCEPTION. LA REPRÉSENTATION DU PAYSAGE URBAIN COMME MOTEUR DU PROJET. »
COLLOQUE INTERNATIONAL ORGANISÉ PAR LE LÉAV/ENSA-V EN COLLABORATION AVEC LE DÉPARTEMENT ARCHITETTURA E DESIGN (DAD) — UNIVERSITÀ DEGLI STUDI DI GENOVA
18–19 Juin 2021

Fig. 1 : Forensic Architecture, extrait de la vidéo The Tear Gas Plaza De La Dignidad (2020, 11:58 min.), https://forensic-architecture.org.​​​​​​​

La ville contemporaine s’affirme comme un paysage d’évènements tel que l’avait énoncé l’urbaniste et philosophe Paul Virilio (Virilio, 1996), paysage qui doit être compris comme un paysage accidenté qui révèle la nature profonde de l’urbain : « Ainsi, pour Aristote hier comme pour nous aujourd’hui, si l’accident révèle la substance, c’est bien que CE QUI ARRIVE (accidens) est une sorte d’analyse, une techno-analyse de CE QUI EST en dessous (subs­tare) de tout savoir » (Virilio, 2005 : 27). Suivant cette pensée de l’accident, l’agence Forensic Architecture a développé une analyse spatiale des situations de crise. Il s’agit plus précisément d’une agence de recherche, hébergée au Goldsmiths de l’Université de Londres, qui enquête sur les violations aux droits de l’homme en menant des enquêtes avec et au nom de communautés et d’individus touchés par des conflits, des violences policières ou encore des atteintes environnementales. Cette agence travaille à partir des images médiatiques urbaines pour les restituer sous forme opérationnelle. Son directeur et fondateur, Eyal Weizman, architecte et professeur de cultures spatiales et visuelles au Goldsmiths, se réclame de la pensée de Paul Virilio.
I. De l’espace urbain au territoire médiatique
Les enquêteurs de Forensic Architecture se présentent comme des topographes des nouveaux médias puisqu’ils modélisent l’espace de l’accident à partir des images médiatiques qu’ils collectent. Il peut s’agir d’images issues de caméras de surveillance ou de télévision mais aussi des captations individuelles réalisées par les témoins ou les protagonistes d’un évènement à partir de leurs téléphones portables. Dans leur dernière enquête sur les manifestations antigouvernementales de 2019 au Chili, l’équipe de Forensic Architecture a modélisé les évènements survenus sur la Plaza de la Dignidad de Santiago et l’analyse spatiale a démontré l’emploi disproportionné des gaz lacrymogènes. La modélisation s’est appuyée sur la captation d’une caméra installée sur un bâtiment et elle a permis le décompte du tir de 596 cartouches de gaz lacrymogène (fig. 1). Autre exemple, l’enquête publiée sur l’explosion du port de Beyrouth du 4 août 2020 a été réalisée à partir d’images et de vidéos prises par les témoins de l’évènement et partagées en ligne. L’analyse spatiale a permis d’élaborer une chronologie et une modélisation en trois dimensions précise des événements de cette journée. En utilisant la couleur et la morphologie dynamique des panaches de fumée (fig. 2), Forensic Architecture a pu cartographier très précisément les différents matériaux présents dans l’entrepôt portuaire qui a explosé pour démontrer que les règles de stockage des sacs de nitrate d’ammonium en lots séparés n’avaient pas été respectées. D’autres investigations de l’agence s’intéressent à des meurtres ou à des accidents en utilisant toujours le même protocole consistant à mettre les outils de modélisation de l’architecture au service de la dénonciation d’atteintes aux droits de l’homme et de l’environnement.
L’usage de cette science forensique n’est possible que par la présence des nouveaux médias dans les environnements urbains qui remodèlent l’articulation entre les évènements matériels et la captation de l’image des lieux au profit d’une information déterritorialisée. Les images de ces médias technologiquement avancés ne dématérialisent pas l’espace comme le craignait Paul Virilio. Au contraire, à la suite des travaux de William J. Mitchell sur l’articulation entre réalité et virtualité dans la cyberville et ceux sur la constitution d’une sphère publique au sens de Jürgen Habermas, le philosophe Andrea Mubi Bringheti analyse que « les médias fonctionnent en fait comme des dispositifs permettant de modifier les espaces » (Mubi Brighenti, 2010) et qu’ils sont désormais fondamentaux pour définir l’espace public comme un territoire qui n’est plus seulement relationnel mais processuel. Cette approche reprend celle de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur le processus territorial où le mouvement simultané de déterritorialisation et de reterritorialisation (Deleuze, Guatari, Lindon, 1989) s’applique aux effets des nouveaux médias. L’espace contemporain est désormais composé de territoires hybrides — issus de pratiques sociales renforcées par les caractéristiques de portabilité et de localisation des terminaux portables connectés — où ce qui s’y déroule, l’accidens, peut être perçu de manière différente selon qui capte son image et quelle est la technologie employée. Une captation par drone d’une chaîne de télévision ou de la police ne racontera pas le même récit que celle issue du téléphone portable d’un manifestant par exemple.
Les paysages urbains contemporains se caractérisent donc par des liens d’hybridation avec les nouveaux médias : « des territorialités mobiles dans l’espace qui sculptent — ou augmentent — les espaces urbains de l’intérieur » (Mubi Brighenti, 2010). Ces nouveaux territoires médiatiques sont les terrains d’analyse par excellence de Forensic Architecture.

Fig. 2 : Forensic Architecture, extrait de la vidéo The Beirut Port explosion (2020, 9:35 min.), https://forensic-architecture.org.

II. De l’accident à la révélation
Paul Virilio rappelle que : « selon Charles Péguy, “il n’y a pas d’histoire mais seulement une durée publique”, le rythme et la vitesse propre de l’événement du monde devraient donner lieu, non seulement à une “sociologie vraie”, comme le propose le poète, mais surtout, selon nous, à une authentique dromologie publique » (Virilio, 1990 : 158). L’accident, dans la philosophie aristotélico-scolastique s’oppose à la substance car il existe non en lui-même, mais pour un autre. Or chez Paul Virilio, l’accident révèle au contraire la substance et « dès lors, le naufrage est bien l’invention “futuriste” du navire et le crash, celle de l’appareil supersonique, tout comme Tchernobyl l’est de la centrale nucléaire » (Virilio, 2005 : 18). L’emploi de l’accidens d’Aristote par Virilio s’opère dans une quête du telos : l’accident apparaît comme un achèvement latent issu de l’essence initiale de chaque chose. Ramené au fait urbain, Paul Virilio présente l’accident comme une révélation qui montre le réel mieux que ne le ferait une longue observation. Car la crise, profitant de l’effet de vitesse de son surgissement, rend visible la substance du monde, celle-là même que Forensic Architecture traque par ses reconstitutions méticuleuses. En décomposant un phénomène hors de son espace-temps de surgissement (la reconstitution de la manifestation de Santiago sur une journée en accéléré ou au contraire la brièveté de l’explosion de Beyrouth au ralenti), l’agence autopsie les évènements pour déduire la substance des faits.
Paul Virilio a prédit l’accélération des accidents — « si la ruine est ce qui reste de ce qui était jadis, aujourd’hui c’est surtout ce qui reste de ce qui arrive ex abrupto, cet “accident majeur” qui l’emporte désormais de toutes parts, pourrait-on dire, sur l’événement du monde contemporain » (Virilio, 2007 : 17). Suivant la pensée du philosophe Alain reprise par Gilles Deleuze (Deleuze, 1968), l’accident précédent n’est que la répétition de l’accident suivant, et non l’inverse, en ce sens qu’il préfigure ce qui suivra. Forensic Architecture documente la succession des accidents au gré des demandes d’enquête qui lui sont faites : les brutalités policières lors des manifestations Lives BlackMatter aux États-Unis (2020), l’explosion sur le port de Beyrouth (2020), l’assassinat de Muhamed Al-Arab à Evros en Turquie (2020), le gazage sur la place de la Dignidad à Santiago (2019), le refoulement de réfugiés sur la rivière Evros en Turquie (entre 2016 et 2019), le meurtre de Zined Redouane à Marseille (2018), la mort d’Adam Traoré à Beaumont sur Oise (2016), les incendies criminels à Pampua en Indonésie (entre 2011 et 2016), l’expulsion de migrants à Melilla en Espagne (2014)… Il n’est pas question d’unité de lieu mais bien d’une succession qui compose un paysage mobile. La fixité spatiale du regard sur le paysage urbain est ici remplacée par la succession des regards médico-légistes portés sur des accidents, qui bien qu’indépendants, s’assemblent dans leur surgissement successif au sein d’un même territoire médiatique.
Les enquêtes de Forensic Architecture recoupent les terrains d’étude de Paul Virilio puisque ces investigations architecturales s’attachent à décrire un monde urbain marqué par la domination militaire et ses supplétifs. Les bâtiments, les espaces publics et les ouvrages d’infrastructure, qui relèvent du domaine de l’architecture, y deviennent des preuves d’investigation. Les terrains d’étude de Paul Virilio se révélaient dans des situations de crises urbaines aiguës, de l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima aux attentats du World Trade center à New York, tout comme les lieux d’enquête de l’agence le sont aujourd’hui.III. De l’image pauvre à la maquette opérationnelle
Eyal Weizman interroge la nature de l’imagerie contemporaine où les photographies satellites accessibles à la société civile ne permettent pas de percevoir l’atteinte aux êtres humains et il conclut à la nécessité de développer d’autres formes d’images d’investigation à partir des images médiatiques (Wiezman, 2017). Cette approche recoupe celle de la philosophe et vidéaste Hito Steyerl — qui a été, tout comme Eyal Weizman, proche du cinéaste Harun Farocki — sur le pouvoir de communication des images de faible résolution issues des technologies contemporaines : ces images pauvres, permettent paradoxalement, par leur accumulation, une compréhension profonde du monde caractérisé par le nouveau paradigme « d’un système de circulation numérique fluide qui circonscrit et influence tout » (Steyerl, 2009).
Les enquêtes de Forensic Architecture sont souvent complexes pour reconstituer spatialement les évènements et font appel à des techniques avancées en matière d’analyse architecturale, d’investigation open source, de modélisation numérique, d’animation et de technologies immersives. La modélisation numérique — spatialisant les faits et reconstituant leur déroulement — permet de démêler la complexité apparente de leur surgissement et de présenter les informations de manière convaincante, précise et accessible. Par l’emploi des outils propres à la discipline architecturale, l’agence opère une transformation des images pauvres en images opérationnelles spatialisées, intitulée maquettes opérationnelles. Le concept d’image opérationnelle vient du détournement de l’imagerie militaire ou médiatique par Harun Farocki manipulée à des fins de dénonciation militantes (fig. 3). L’image est alors dissociée de sa signification première par l’invention d’un dispositif cinématographique qui émancipe le regard du spectateur du discours officiel. Les maquettes opérationnelles de Forensic Architecture relèvent du même dispositif en déconstruisant les discours officiels dans une opération que Gilles Deleuze qualifierait de différentiation ou de disparition (Deleuze, Lindon, 1985) : la maquette numérique en mouvement — puisqu’il s’agit là de représentations spatiales de l’environnement urbain — œuvre à la disparition de la signification dominante pour laisser apparaître ce qui s’est vraiment passé. Les résultats de ces enquêtes ont été présentés lors de procès internationaux, des enquêtes parlementaires et dans des expositions telles que la biennale d’architecture de Venise en 2016 ou Documenta de Kassel en 2017. Il s’agit donc de représentations ambivalentes oscillant entre la preuve médico-légiste et une artialisation à l’esthétique poussée.
Forensic Architecture représente un moment du monde dans lequel se succèdent les accidents. Ce faisant, l’agence décrit un paysage d’évènements propre au monde contemporain hypermédiatisé où la spatialité réelle et la dématérialisation s’hybrident. L’agence manipule des concepts théoriques issus des réflexions médiatiques de Paul Virilio et cinématographiques de Harun Farocki.
Il manque parfois à ces maquettes opérationnelles les sonorités et des perceptions propres à permettre la réception de tous les phénomènes à l’œuvre lors des accidents décrits. Ces investigations médico-légistes ont ce caractère froid, propre à la discipline, qui parfois éloigne le regardeur de la pulpe phénoménologique de ce qui arrive ; mais leur but à ailleurs puisqu’il s’agit de révéler la substance même du monde contemporain à travers la succession de ses accidents. La révélation de la vérité latente des images apparaît dès lors comme un projet en soi, spécifique ici à la détermination objective des faits, prenant appui sur la modélisation d’une spatialité urbaine prise dans le surgissement de l’accident. Espérons que cette quête répétée de justice sociale ne croise pas la tendance de Paul Virilio à l’eschatologie tout en nous rappelant que le philosophe, qui se disait aussi phénoménologue, appelait à une écologie grise (Virilio, 2009 : 50) devant être comprise comme un rétablissement de la grandeur nature, un espace-temps apaisé auquel participent, à leur manière, les dénonciations de Forensic Architecture.

Fig. 3 : Harun Farocki, extrait de la vidéo Images of the World and the Inscription of War (1988, 75 min., film 16mm transféré en video), collection du MoMA.

Bibliographie
Deleuze, G. (1968) Différence et répétition. Paris : Presses universitaires de France.
Deleuze, G., Lindon, J. (1985) L’Image-temps. Paris : Éditions de Minuit.
Deleuze, G., Guatari, F., Lindon, J. (1989) Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit.
Mubi Brighenti, A. (2010) New Media and the Prolongations of Urban Environments. Convergence: The International Journal of Research into New Media Technologies, 16, 471–487.
Steyerl, H. (2009) In Defense of the Poor Image. E-flux [Online] disponible : https://www.e-flux.com/journal/10/61362/in-defense-of-the-poor-image/ [Accessed 10].
Virilio, P. (1990) L’Inertie polaire essai. Paris : C. Bourgois
Virilio, P. (1996) Un paysage d’événements. Paris : Galilée.
Virilio, P. (2005) L’accident originel. Paris : Galilée.
Virilio, P. (2007) L’université du désastre. Paris : Galilée.
Virilio, P. (2009) Le futurisme de l’instant : stop-eject. Paris : Galilée.
Wiezman, E. (2017) Forensic architecture : violence at the threshold of detectability. Brooklyn, NY : Zone Books.
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