Conférence paper pour la conférence annuelle des AUE élèves,  28 juin 2024, Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Charenton-le-Pont.
Mon approche est avant tout culturelle, proche des cultural Studies anglo-saxonnes et elle appelle surtout à la réflexion. Je suis architecte urbaniste de l’Etat, en poste en DRAC Nouvelle-Aquitaine, et doctorant (pour quelques semaines encore) au laboratoire ACS (architecture, culture et société) de l’ENSA Paris Malaquais. Ma recherche se centre sur la réflexion de l’essayiste et urbaniste Paul Virilio (1932-2018), et cela a permis la réédition de 18 essais aux éditions du Seuil (La fin du monde est un concept sans avenir, 2023, Paul Virilio) accompagné d’un appareil critique dont je suis l’auteur.
Il me faut parler de Paul Virilio qui s’intéresse beaucoup à la vitesse, ce qu’il a appelé la dromologie. À côté d’elle, il pose l’écologie grise qui permet de mieux comprendre notre sidération face aux changements environnementaux en cours. Parler de Virilio est logique lorsqu’il s’agit du littoral, puisqu’il l’a arpenté lors de sa recherche sur les bunkers du mur de l’Atlantique (Bunker archéologie, 1975, Paul Virilio). Mais revenons à l’écologie grise qui est une écologie du temps comme ressource, alors même que les vitesses, présentes dans notre monde, provoquent une crise des dimensions et des atteintes mentales (L’Espace critique, 1984, Paul Virilio). Le capitalisme sénile se caractérise par une accélération permanente très consommatrice de matières et d’énergies. Virilio appelle espace critique les répercussions de ce capitalisme sur la spatialité que nous vivons. Avant d’en venir au littoral, remarquons la fragmentation de l’expérience humaine, bien montrée par Hartmut Rosa (Accélération, une critique sociale du temps, 2010, Harmut Rosa), ainsi que l’aveuglement dû à la vitesse qui individualise à outrance le monde de l’expérience et rend difficile toute action collective face aux changements environnementaux. 
LA LEÇON DES RUINES
Je ne parle toujours pas de littoral, mais nous allons y arriver en faisant un détour par la ruine. Le capitalisme vampirise tout, par l’exploitation des ressources existantes (Enrichissement, une critique de la marchandise, 2017, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre). Il a donc horreur des ruines qu’il exploite comme des ressources. Je le vois dans le quotidien des monuments historiques, parfois protégés pour leur caractère pittoresque de ruine, qui se voient transformés pour répondre à l’injonction de la rentabilité touristique. Nous devrions nous intéresser d’un peu plus près à la violence douce du capitalisme mondialisé et ses fantasmes clinquants qui dissimulent tant bien que mal le commencement de la fin du monde (L’Altération des mondes, 2021, David Lapoujade). Notre monde est peuplé de monuments négatifs qui se dissimulent. Il s’agit des grandes infrastructures de la modernité et en particulier de la modernité tardive. Ce sont les autoroutes, voies ferrées et autres tarmacs, que Paul Virilio appelle des véhicules statiques. Ce sont aussi les stations de ski, dont la plupart sont déjà condamnées par le changement climatique. Ce sont aussi les quartiers urbains établis sur d’anciens marais ou dans les zones à risques, protégées par des digues et autres ouvrages de génie civil que nous allons retrouver sur le littoral. Ce dernier est un formidable monument négatif. En 1662, Colbert demande à l’Académie des Sciences qu’il soit fait une cartographie exacte des frontières du royaume avec l’établissement d’un canevas astronomique qui aboutira à la publication en 1693 d’un atlas : Le Neptune françois. Parallèlement, une cartographie plus fine à vocation militaire verra le jour : La Favolière va réaliser les cartes du Bas Poitou, de Saintonge et Guyenne de 1670 à 1677 tandis que Claude Masse réalisera dès 1679 des aménagements de fortifications pour l’Île de Ré, Bayonne, et Rochefort tout en menant de front des travaux cartographiques. Grâce à la première Triangulation géodésique de la France, Cassini de Thury présenta en 1744 un tracé du littoral proche de la réalité. En moins d’un siècle, le trait de côte était désormais fixé par la cartographie. La délimitation arbitraire du trait de côte doit être comprise comme un monument négatif invisibilisant le fonctionnement hydrodynamique des rivages. Or, les monuments négatifs sont en ruine, sont des ruines.
VIVRE L’ACCIDENT INTÉGRAL
Paul Virilio dit que nous vivons un accident intégral (L’Accident originel, 2005, Paul Virilio), ce que d’autres auteurs reprennent sous le vocable de monde en feu ou de monde en ruine. Là où Virilio est éclairant, c’est qu’il nous rappelle que tout est question de vitesse, y compris toutes les vitesses de l’accident climatique. Lui, qui a fait un inventaire des bunkers du mur de l'Atlantique, sait que même l’attente est un phénomène de vitesse. Mais seule la catastrophe est visible par son surgissement, comme ce fut le cas avec la tempête marine Xynthia en 2010. Les autres vitesses sont plus lentes, provoquant un changement glissant, imperceptible, mais certainement des plus puissants. Paul Morand avait une métaphore : une gifle au ralenti ressemble à la plus agréable des caresses (L’Homme pressé, 1941, Paul Morand : «le choc le plus violent, le plus meurtrier, paraît aussi doux qu’une succession de caresses»). Voilà que les paysages littoraux sont en pleine évolution comme le montrent les reconductions photographiques des observatoires des paysages. Il faut s’arrêter sur ces transformations et les accepter, accepter les paysages sinistraux qui n’ont rien de sinistre. C’est par exemple le retour de la mer là où on la repousse, ou encore le déport du biseau d’eau salée modifiant la végétation. Et pourquoi ne pas accepter demain, les ruines des bâtiments les plus exposés ? L’immeuble le Signal, à Soulac-sur-Mer (Gironde), a été démoli en février 2023 après des années de bataille juridique entre l’État et les copropriétaires. Mais combien de Signal nous attendent ? Pourquoi ne pas accepter leur ruine ? À moins que ces ruines du progrès nous dérangent au point de devoir les escamoter. Remarquons que le Signal prolonge la plage de l'Amélie où le sol révèle une paléo-forêt, des traces d'occupation humaine vieilles de 6 000 ans et où les blockhaus font une baignade forcée du fait du recul du trait de côte.
Voilà dressé à trop grands traits l’existence des monuments négatifs. Or, notre mission est d’être au chevet des monuments positifs que la loi appelle historique. Pour travailler en Nouvelle-Aquitaine sur un littoral vulnérable, je remarque les efforts constants pour maintenir certaines fortifications marines, à coup d’injections de tonnes de béton, et la solution emploie un remède bien étrange puisqu’il contribue, bien qu’à petite échelle, à épuiser la ressource en sable. Passons sur le fait que nous devrions avoir un devoir d’inventaire sur bon nombre de monuments historiques symbolisant le patriarcat. Le principal intérêt que je vois à travailler sur les monuments historiques est qu’ils nous projettent dans un temps nécessairement long, qui ne consiste pas à séparer le passé du futur, mais, au contraire, nous implique dans un présent vivant épais, intriquant les siècles passés et à venir. Cela nous donne une grande force pour résister aux hautes vitesses de l’instantanéité et poser des constats sereins sur ce qu’il convient de faire. Je remarque que même les monuments positifs sont à la merci des changements environnementaux et que le ministère de la Culture est muet sur la question. C’est d’autant plus surprenant que l’UNESCO s’inquiète de l’avenir des sites archéologiques littoraux et de la dégradation accélérée du patrimoine mondial. Nous devrions nous précipiter dans cette voie. 
PISTER DES VOIES DE DIVERGENCE
Paul Virilio avait coutume de demander à ses étudiants, dont je fus, de regarder Méduse dans les yeux. N’ayons pas peur d’être statufiés. Nous devons faire le deuil des futurs promis par le progrès. Le technosolutionnisme est un piège qui conduit à la maladaptation. Venant des Deux-Sèvres, je pourrais épiloguer longuement sur les réserves de substitution, les fameuses bassines, dont le but est de prolonger de quelques années la culture du maïs, plante exotique inadaptée à nos conditions climatiques.
La proposition d’Alexandre Monnin de penser la destauration, l’envers de l’instauration, soit la fermeture des possibles, est formidable. La destauration suppose également de rediriger nos héritages. Une des solutions consiste à inverser le temps avec les ruines à l’envers. On se souvient du peintre Hubert Robert et de sa vue imaginaire de la grande galerie du Louvre en ruines (1796). Au cours du 20e siècle, Robert Smithson a arpenté Paissac, pour écrire « A Tour of the Monuments of Passaic » (1967) où il découvre des ruines à l’envers qu’il consacre comme monument. Virilio proposait une méthode de travail consistant à partir de la fin pour revenir au début, faisant de l’accident futur une ressource pour le présent. Les ruines à l’envers sont les monuments en voie de disparition. Or Virilio appelle justement à une esthétique de la disparition, ce qui revient à rendre visibles les destaurations.
Les changements environnementaux sont très bien documentés, chiffres à l’appui. Mais cela n’exclut en rien une approche culturelle de la natureculture chère à Donna Haraway. Derrière ce néologisme se cache non seulement une herméneutique de la restauration telle que proposée par Paul Ricoeur, mais aussi un chemin pour vivre avec le trouble (Vivre avec le trouble, 2020, Donna Haraway). Le littoral n’est pas si différent du reste du territoire. Son intérêt réside dans l’expression de rythmes plus visibles, ne serait-ce que les marées ou les saisons, appelant à une rythmanalyse et une rythmologie. Ce qui en fait un laboratoire de l’entrelacement, par reprendre le très beau terme de Bernard Lassus (Bernard Lassus : l'inflexus, une démarche paysagère, 2023, Philippe Hilaire et Yann Nussaume) ; la somme ou l’épaisseur de lieux et d’événements tout aussi significatifs les uns que les autres qu’il faut révéler. Nous devons entrelacer la restauration et la destautation. En conclusion, soyons queer en matière de patrimoine, et vive les ruines. Et nous pourrons enfin lancer cette offre promotionnelle : pour toute restauration d’un monument positif, la destauration d’un monument négatif.
Plage de l'Amélie
Soulac-sur-Mer (Gironde) 10/06/2017
Rencontre avec Frédérique Eynaud, paléoenvironnnementaliste
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