Rencontre de Forensic Architecture
Les enquêtes de Forensic Architecture (FA) recoupent les terrains d’étude de Paul Virilio puisque ces investigations architecturales répondent à l’urbanisation de la guerre où la plupart des victimes sont atteintes à l’intérieur des bâtiments. Dès lors, les bâtiments et les ouvrages d’infrastructure – qui relèvent du domaine de l’architecture – entrent dans le domaine de la preuve d’investigation. Les terrains de Paul Virilio se caractérisent par la crise urbaine – il s’agit toujours d’ensembles urbains soumis à un accident irréversible, tout comme les lieux d’enquête de FA. L’agence rassemble autour de ses investigations des chercheurs venant d’une grande diversité de disciplines qui se définissent comme des topographes travaillant à partir des médias. Cette approche interdisciplinaire enrichit l’architecture pour exporter ses résultats dans le domaine du droit des personnes et de la justice sociale. Le recours aux outils de l’architecture pour examiner ce que Paul Virilio aurait appelé un paysage d’événements recoupe son approche holistique. Enfin, cette science forensique servant au travail d’investigation de manière large, se rapporte plus spécifiquement à l’écologie grise dans la mesure où elle interroge la spatialité des événements accidentels qu’elle explicite par une démarche à rebours partant de l’événement pour en déterminer les causes à la manière de Paul Virilio explicitant en partie cette écologie comme le fait de partir de la fin pour aller vers le commencement.
Un séjour de recherche a été effectué en février 2022 à Londres, avec Jac Fol, pour rencontrer Eyal Weizman. Les enseignements de cette mission ont été de deux ordres. Tout d’abord, par l’étude des modes opératoires de FA, la translation d’usage des outils de l’architecture vers d’autres domaines a été mieux appréciée, et en particulier le rôle qu’y joue l’image. Cette étude de cas a permis de définir une heuristique architecturale s’appuyant fortement sur la matérialité de l’image telle qu’employée par le cinéaste allemand Harun Farocki dans ses films comme Images du monde et inscription de la guerre (1989). Ce travail d’archéologie des médias se fonde sur la notion d’images opérationnelles qui ne se contentent pas de représenter une réalité, mais la transforment aussi. D’autre part, l’étude de la méthodologie d’intervention sur ces images opérationnelles renforce la méthode d’analyse de l’écologie grise.
Une nouvelle caméra avait été embarquée pour ce séjour de recherche, mais quelques accidents techniques imprévus : des batteries qui ne se chargent pas et un microprocesseur défaillant par temps de gel. L’accident s’est donc invité inopinément empêchant la moisson d’images prévue par la mission. Néanmoins, le séjour londonien fut riche d’enseignement. En marge de la rencontre de Forensic Architecture, trois lieux londoniens ont été enquêtés.
Trois observations londoniennes
The Monument
Chronotope : Monument Square et rues adjacentes, Londres.
Le Monument au Grand Incendie de Londres, plus communément connu sous le nom de The Monument, est une colonne romaine dorique en pierre au cœur de la Cité de Londres, à 61 mètres précisément du lieu où le grand incendie de Londres commença en 1666, dans la boulangerie royale de Farryner. Un autre monument marque l’endroit où le feu fut stoppé à Smithfield. Très vite, on demanda à Christopher Wren, expert général des travaux du roi, de soumettre un projet. Plusieurs versions du Monument furent envisagées : un simple obélisque, une colonne décorée de langues de feu, et la colonne dorique flûtée qui fut finalement choisie. La discorde vint du choix du type d’ornement à placer au sommet du Monument. Initialement Wren souhaitait une statue de phœnix aux ailes déployées renaissant de ses cendres. Mais finalement ce fut le projet de Robert Hooke, une urne de feu en bronze doré, qui fut choisi.
Le monument est une large colonne construite en pierre de Portland. Ses 61 mètres de hauteur représentent la distance entre le monument et la fameuse boulangerie où débuta l’incendie. La partie ouest de la base du monument comporte un bas-relief de la destruction de la Cité. Sont représentés aussi le roi Charles II et son frère, le duc d’York, surmontés par la Liberté, l’Architecture et la Science qui, toutes trois, donnent des instructions pour la reconstruction de la Cité. Trois côtés de la base comportent des inscriptions en latin. L’une d’elles raconte les actions entreprises par Charles II après le feu. Une autre décrit comment le monument fut commencé et mené à la perfection, et les maires qui s’en chargèrent. Une troisième inscription donne une idée de la manière dont le feu se déclara, des dégâts causés, et de la façon dont l’incendie fut éteint. Ce qu’on sait moins, c’est que Christopher Wren et Robert Hooke, les deux astronomes passionnés, construisirent ce monument à des fins scientifiques. Il contient un puits central, qui à l’origine devait être utilisé comme un télescope zénithal pour l’observation des transits astronomiques, ainsi que pour des expériences sur la gravité et les pendules. Ce puits est relié à un laboratoire souterrain. Malheureusement, des mesures précises à l’achèvement de l’édifice en 1676 ont montré que la colonne, sensible au vent, rendait le télescope inutilisable pour des observations scientifiques. Le mélange de modernité et de tradition est une des caractéristiques de Londres avec une accumulation de style du 17e au 20e siècle. La ville a connu des désastres dont le grand incendie de 1666 ou la bataille d’Angleterre de 1940 qui ont ravagé le cœur de la ville, détruisant une large part du tissu médiéval et de la Renaissance. Les espaces rendus accidentellement disponibles ont permis des expériences architecturales éclectiques dont les plus célèbres sont le parlement et Big Ben, constructions néogothiques du 19e siècle et plus récemment l’édification de tours de grande hauteur.
The Monument interroge l’observateur. C’est d’abord un instrument de mesure – quasi scientifique avec son observatoire – dont la taille correspond au mètre près à l’origine géographique de l’incendie. C’est ensuite un objet urbain symbolisant à la fois une destruction apocalyptique – l’incendie provoqua une onde de choc et une prise de conscience dans toute l’Europe – et de la renaissance d’un tissu urbain nouveau qui est pour beaucoup dans la dimension de métropole mondiale de Londres.
The National COVID Memorial
Chronotope : Rive de la Tamise, devant l’hôpital Saint Thomas, Londres.
À Londres, la portion du quai bordant la Tamise située entre les ponts de Westminster et de Lambeth accueille le mémorial national de la COVID, œuvre collective et militante. L’endroit est symbolique. Derrière le soutènement, l’hôpital St Thomas : un important établissement de soins londonien appartenant au Service national de Santé qui dispense des soins gratuits depuis le 12e siècle et qui a été en première ligne lors de la crise sanitaire britannique. De l’autre côté de la Tamise, le palais de Westminster abritant la Chambre des communes et la Chambre des lords. Né de la volonté d’une association de familles de victimes de la COVID-19 au Royaume-Uni, adossé à un hôpital, le mémorial est visible depuis les chambres du parlement pour mieux marquer les esprits.
Depuis le 29 mars 2021, des militants, gilet rose fluorescent sur le dos, mais aussi beaucoup d’anonymes, viennent peindre des cœurs rouges sur le mur, indiquant au centre de chaque cœur le nom d’un proche disparu lors de la pandémie. Parfois figure aussi une date, d’autres fois un court message d’adieu : des miss you dad, miss you mum, etc. Certains ont tiré parti des fentes du mur pour glisser une photo plastifiée ou une fleur. Se sont développés ici un acte militant et une thérapie par l’art. Le mémorial est l’idée d’un collectif d’activistes intitulé Led by Donkeys. Le projet a commencé par la projection d’une vidéo sur la façade de Westminster pour faire entendre la revendication de l’association des familles : que le Premier ministre, Boris Johnson, accepte une enquête indépendante sur sa gestion de la crise sanitaire. Familles et activistes choisissent de lancer leur mémorial le 29 mars 2021, le jour où le deuxième confinement est levé partiellement. Le journal le Monde relate les faits : les activistes ont installé leur matériel comme s’ils en avaient la permission, avec quelques tables pour faire officiel. Et au bout d’une demi-heure, les cœurs commençaient à apparaître, c’était parti ! Derrière cette intervention, un collectif d’artistes né avec le Brexit, puisque Led by Donkeys est un groupe créé en décembre 2018, fermement anti-Brexit, pour dénoncer ce qu’il appelle l’hypocrisie thermonucléaire et utilise la satire ciblée sur les politiciens pro-Brexit. La principale campagne de Led By Donkeys a consisté en des panneaux d’affichage contenant d’anciens tweets de politiciens pro-Brexit qui font état de leurs positions politiques antérieures, n’ayant pas résisté à l’épreuve du temps. La campagne avait d’abord été menée comme une opération de guérilla, dans laquelle les affiches de Led By Donkeys ont été placardées sur des publicités existantes. Elle s’est ensuite transformée en une campagne de financement pour l’achat d’espaces publicitaires à travers le Royaume-Uni. Le nom Led By Donkeys vient de l’expression lions led by donkeys, en référence à la croyance selon laquelle les soldats britanniques de la Première Guerre mondiale ont été conduits à la mort par des chefs incompétents.
En avril 2020, Led By Donkeys a commencé à projeter des images de travailleurs du NHS sur le Palais de Westminster. À ce moment-là, 55 employés du NHS étaient morts de la COVID-19, et le Premier ministre Boris Johnson venait de sortir des soins intensifs pour la même raison. Dans la vidéo, les travailleurs du NHS demandaient à Johnson de s’attaquer à la pénurie d’équipements de protection individuelle. Parallèlement, les militants ont mené une campagne d’affichage parodiant les messages de santé publique du gouvernement, remplaçant le message officiel Restez en alerte, contrôlez le virus, sauvez des vies par Restez en alerte, l’incompétence du gouvernement coûte des vies. En novembre 2020, Led By Donkeys commence à travailler avec le groupe COVID-19 Bereaved Families for Justice pour projeter un message de familles endeuillées sur les Chambres du Parlement. Puis, très vite est née l’idée du National COVID Memorial Wall, avec plus de 150 000 cœurs peints.
Le mémorial est une œuvre collective, souvent anonyme, qui interroge la manière dont la mémoire collective s’exprime et ce que cela peut vouloir dire pour l’espace public contemporain. Elle pourrait entrer dans l’étude des cadres sociaux de la mémoire de Maurice Halbwachs (1877-1945) tout en appartenant à une expression populaire. Il suffit d’observer une personne prendre un cœur, forme simple, comme une prière, mais d’un rose ou d’un rouge vif. C’est à la fois profond et diffus, sériel et vulgaire. Ce monument, pour l’instant éphémère, trouvera peut être une forme définitive sur décision politique. Mais observons pour le moment la constitution d’un monument de grande ampleur puisqu’il mesure plusieurs centaines de mètres, possédant une puissance d’évocation commémorative, qui est aussi un acte de rébellion face à un pouvoir politique ayant failli à son devoir selon ses détracteurs créatifs.
L’accumulation des cœurs n’est pas sans rappeler les likes présents sur les réseaux sociaux. Le symbole cardiaque se réduit à sa plus simple expression, arbore des couleurs vives, et projette le monument dans une dimension médiatique. Des médias du monde entier sont venus filmer ce mur peint, de nombreuses images ont circulé sur Internet et voilà bien la puissance du geste : faire un lieu de commémoration, accessible à tous et de construction collaborative, mais aussi une place médiatique capable d’inonder le monde. Nous voici devant la constitution d’un nouveau type de monument, qui préfère la vitesse de la lumière des transmissions électroniques à la pérennité. Un peu de peinture, beaucoup de participants, faiblesse de moyens, mais force de l’impact. L’activisme contemporain à l’œuvre.
Ces deux exemples (avec le National COVID Mémorial) interrogent la monumentalité. Le premier est un monument éphémère tandis que le second est dédié à une catastrophe urbaine. Tous deux parlent d’un accident de grande échelle, intégral pour reprendre le terme de Paul Virilio.
The Penguin Pool
Chronotope : Piscine des manchots, zoo de Londres, rencontre avec Jan-Maurit Locke.
Le bassin des manchots du zoo de Londres, conçu en 1934 par Tecton en collaboration avec les ingénieurs structurels Ove Arup et Félix Samuely, est une icône majeure et un exemple britannique important du mouvement moderne international. La piscine des manchots a fait œuvre pionnière en démontrant le potentiel du béton armé coulé in situ pour créer des formes porteuses innovantes sous torsion. Des rampes entrelacées semblent suspendues dans les airs au-dessus d’un volume d’eau turquoise brillant contenu dans une enceinte de forme ovale délimitée par un mur à hauteur de poitrine que les enfants pouvaient franchir pour voir les manchots. Les rampes centrales ont été construites comme deux spirales distinctes, mais imbriquées en béton armé, en porte-à-faux. L’environnement antarctique avait été interprété en une forme architecturale expérimentale, non pas pour les animaux, mais pour le plaisir visuel du public humain. Les oiseaux pouvaient monter les rampes de béton jumelées jusqu’aux plateformes qui leur faisaient faire une boucle vers des escaliers descendants. Pour les manchots, c’était un escalier qui ne menait nulle part. Le bassin des manchots était un endroit terrible pour ces animaux, entre surchauffe et ampoules dues à la marche sur le béton, profondeur inadéquate pour la plongée, ainsi qu’un milieu inhospitalier pour des animaux naturellement enclins à creuser plutôt qu’à occuper un nichoir.
En 1970, le Penguin Pool, en piteux état et menacé de démolition, a été sauvé et classé comme monument historique. Un nouveau bassin a été conçu pour les manchots, à une centaine de mètres avec une attention renouvelée au mode de vie de ces animaux.
Si l’Anthropocène tourne mal au cours des prochaines décennies, la piscine des manchots pourrait devenir un mémorial architectural de l’extinction et un appel vers un avenir où nous ne sommes plus captifs du capitalisme, ni otages de la catastrophe climatique. L’observation de cette faillite de la modernité architecturale est importante, car elle renvoie à la grandeur-nature de Paul Virilio comme milieu du présent vivant, y compris pour les non-humains dont font partie les manchots.
Nota : lorsque la visite du bassin des manchots a été faite en 2022, aucun contact n’avait été pris avec le CEBC et il n’était pas possible de savoir, alors, que les manchots reviendraient ultérieurement dans cette recherche architecturale, puisque l’équipe de recherche Prédateurs marins étudie ces animaux.
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