J’attendais sur un quai parmi la foule. Je me sentis happé par un paysage singulier. Une lande, parfois escarpée, presque désertique, attirait mes pas de citadin. Retenu par ce calme soudain, j’étais seul. Sur le panneau publicitaire, face à moi, une terre inconnue composait l’arrière-pays devant lequel trônait une voiture étincelante. L’engin, je le connaissais. Plus rutilant que dans la rue, mais dont l’œil se désintéresse vite. Derrière ce commun des villes s’offrait la contemplation d’un ailleurs inconnu, un paysage différent de tout ce que j’avais pu connaître.
J’avais souvent voyagé même si j’étais toujours revenu en ma ville. Jamais je n’avais rencontré un tel paysage, me disais j’aussi loin que mes pérégrins souvenirs remontaient. Ni dans les vallons australiens ni dans les dunes sahariennes. Une étendue si parfaitement désertique et secrète s’offrait à moi sans pudeur, sans ménagement aussi. Une impression de parfaite vacuité. Pas la moindre trace d’une présence humaine, pas le moindre murmure d’une parole pour animer l’étendue. La voiture semblait être arrivée là par ses propres moyens ; nulle trace d’un conducteur. L’espace d’un instant, je me situais dans l’insitué d’un lieu autre. Je retrouvais l’aspiration au désert qui avait parlé à tant d’autres avant moi. Me frottant à cette vieille mythologie, je fus soudain tiré de mon songe par l’arrivée du train. L’arrière-pays s’était dissipé. À nouveau l’ici vacant se cristallisait.
Quelques jours plus tard, je retrouvais la même publicité dans un magazine posé sur la table d’une salle d’attente. Même impression. De quel pays ces vallées et ces falaises me parlaient-elles ? L’inconnu s’érigeait en énigme. Aucun indice permettant l’identification d’une localisation possible. Pourtant, un voyage commençait. Un court texte, en pied de la publicité, parlait de dépassement et de liberté, de luxe et de silence. Je pris cela pour moi, pas pour la voiture. Elle n’était pour rien dans tout cela, tout juste pouvait-elle faire figure de véhicule à ma pensée rêveuse. Ces quelques mots écrits s’appliquaient aussi parfaitement au paysage révélé. Je rêvais de l’arpenter, je rêvais de son calme, de son désert aussi. Combien d’autres avaient vu cette publicité ? Combien d’autres avaient rêvé de cette promenade que collectivement tous avaient imaginé solitaire ? Sur le sol tangible de la ville, ou dans la certitude d’un intérieur, ils avaient rêvé de cet insitué, de cet ailleurs évanescent qui ouvrait forcément en eux une frustration : l’impossibilité d’appréhender, comme je le ressentais moi-même, ce désert qu’inconsciemment ils chérissaient.
Cet autre monde insitué, à bien y réfléchir, ne se trouvait représenté nulle part ailleurs dans la ville. Ni sur les frontons des gares ni dans la vitrine des agences de voyages. Cet insitué était donc l’apanage des publicités, ou plutôt de certaines d’entre elles, mais il me semblait bien toucher une vérité fictionnelle importante pour la ville et pour sa vie. Je me rendais compte que cette impression était bien loin du but premier de ces images commerciales. Ce dernier constat me rendait mal à l’aise, car depuis longtemps le commerce et sa promotion faisaient partie intégrante de ma vie.
Dans la publicité, nul Dieu en gouvernance. Devant nos yeux rien que la terre des hommes. Désertique par obligation, par épanchement de l’âme peu être. Un monde semblable au nôtre, juste un peu plus présent : on estime à plus de mille cinq cents les impacts publicitaires perçus par une personne dans une journée. Mitraillage. Et le monde réel ? Juste un peu absent. Bien sûr beaucoup de messages ne nous atteignent pas : voiture, téléphone, gel douche passent comme une pulsation muette. Reste pour nous l’omniprésence d’un paysage en arrière-fond. Et même si le prétendu pouvoir d’incitation à l’achat existe bel et bien, le but des publicitaires est ailleurs. Il consiste à édifier un autre monde, à côté du nôtre, en substitution, où la réalisation de tous nos fantasmes serait possible. De là, ils tendent au renversement de la réalité comme on opère un coup d’État.
Une publicité pour une marque suisse montre un homme de dos, la silhouette aventureuse, contemplant un lac de montagne aux couleurs électriques qu’une chaîne rocheuse infranchissable enchâsse. Le slogan dit : « la réalité, pas la fiction ». Si cet homme fictionnel se trouve face à la réalité, quel est le statut de notre monde ? La publicité ne serait plus un autre monde, mais un ailleurs sans transcendance coexistant avec le nôtre. Si puissant, cet ailleurs, qu’il nous ferait douter de notre propre réalité. Il me revient alors à l’esprit d’un passage de l’Arrière-pays d’Yves BONNEFOY : « Pour que la vraie vie soit là-bas, dans cet ailleurs insituable, cela suffit pour qu’ici prenne l’aspect d’un désert. » Ironie ; la tentation du désert en échange d’un autre.
Nous sommes en nous-mêmes comme un territoire à explorer. L’observation d’un paysage pictural possède alors pour nous une valeur de déplacement, de réflexion par un jeu de miroir. Mais il s’agit d’un déplacement dans l’espace du dedans, vers le plus reculé de l’être, vers ce que Henri MICHAUX appelait « les lointains intérieurs ». Déplacements intimes nécessitant un dégagement du monde, la mise en route vers un ailleurs. Le paysage pictural agirait alors comme un médium nous dégageant du réel et nous permettant, dans la contemplation paradoxale d’une étendue externe, de nous parcourir intérieurement. Son emploi servirait en cela le dessein du publicitaire, qui tente d’entrer par effraction dans notre intériorité, en voulant s’associer crapuleusement à notre aventure de la vie…
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