À propos du réel en tant que construction d’une époque ou d’une civilisation, je ne peux que raconter une histoire, une histoire d’architecte, celle de Angelo Pietrangeli et de sa maison sur la colline de l’Aventin à Rome. Il y aménage en 1930 et durant vingt ans transforma ce villino en modifiant la distribution et ajoutant des pièces au point d’en faire son unique œuvre. Dans une villa romaine bien réelle, Pietrangeli ajoute la galerie des illusions, un salon méditerranéen, un portique moderne sur la terrasse et comme ultime chantier fait creuser sous la maison des galeries pour tenter de rejoindre les ruines souterraines des thermes déciens situés à quelques dizaines de mètres.
Pietrangeli est un lecteur de Saint Augustin. Il y souligne ce passage : « c’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais de ma mémoire. C’est là que j’ai à mes ordres le ciel, la terre, la mer et toutes les sensations que j’ai pu éprouver, sauf celles que j’ai oubliées ; c’est là que je me rencontre moi-même, que je me souviens de moi-même… ». Sa maison nous apparaît dans les traces qui nous sont parvenues (elle fut détruite à la mort de l’architecte) comme le déroulement d’un discours à la manière des antiques orateurs qui parcouraient en imagination une maison où ils avaient déposé les images de leur démonstration.
Peut-être faut-il aussi expliquer que Pietrangeli est inconsolable de la mort de sa femme Letizia. Il lui écrit, à titre posthume, mais régulièrement, des lettres, dont cet extrait datant de 1946 où il explique « … que l’amoureux n’existe plus chez moi, qu’il s’est réfugié chez l’écrivain, et que l’écrivain n’écrit que pour toi. Kafka dit de la littérature épistolaire qu’elle est le commerce des fantômes, et je veux bien de ce commerce-là (…) j’ai médité sur les paroles de Saint Augustin : “quand je me souviens de l’oubli, l’oubli et la mémoire sont présents à la fois, la mémoire, d’où je tire mon souvenir, l’oubli, objet de mon souvenir (…) la mémoire retient donc l’oubli”. Il ne parle pas de toi, je te retiens pourtant tout entière. »
À partir de 1945, Pietrangeli délaisse l’univers complexe de sa villa pour se réfugier dans un studiolo aménagé au dernier étage de celle-ci. Désormais, et jusqu’à sa mort, il ne quittera plus ce petit organisme de vie pour se consacrer à un inventaire des objets dont il s’est entouré ou aimerait posséder. Parmi ces objets, une tête sculptée de Raoul Hasmann, un lustre en cristal de Venise, une chaise de Mollino, une machine à écrire MP1 Olivetti, quelques photographies, une horloge astronomique, une gravure de Piranèse…
En 1943, Pietrangeli avait décliné l’invitation de la revue DOMUS pour le concours d’une maison idéale par ces mots : « Si je vous envoyais une maison idéale, ce ne pourrait être que la mienne (…) De la cave au grenier, comme on dit, j’ai travaillé à un millier d’histoires que parlent d’architecture, mais aussi de la comédie du pouvoir, de faux espoirs, de l’amour renouvelé, et beaucoup de Rome (…) Mais la guerre est bien là et l’urgence est ailleurs : il faudra cesser de nous évader dans des décors lisses et irréels et travailler à la maison des hommes, de tous les hommes. »
Je tiens tout cela du livre de Béatrice Jullien intitulé « La villa Pietrangeli, enquête sur une maison disparue ». Par ces quelques mots, j’espère avoir reproduit un peu la réalité irréelle qu’un homme a voulu construire autour de lui, se limitant aux murs de sa villa puis à ceux du Studiolo avec pour outils la mémoire, l’oubli, l’inventaire. Cette maison est un projet d’architecture à part entière, à la fois tour d’ivoire et épreuve du réel. Là, retiré du monde, l’architecte a tenté le sublime effort introspectif du dévoilement d’une réalité intérieure et dans le confinement du studiolo, au milieu des objets dont il avait choisi de s’entourer, au milieu de cet univers qui s’échappait peu à peu de lui, puis en commerçant son patient répertoire pour reconquérir à rebord ce dévoilement.
Dans la marge d’un manuel de rhétorique, une annotation de l’architecte : « Je me suis fabriqué une région pour moi-même ». Employer un terme géographique est ici fascinant, car il appuie l’idée de fabrication d’une réalité tangible et pondérée par le poids de la terre. Pietrangeli ne vivait pas dans l’irréel, mais dans une réalité complexe fondée sur un travail de mémoire et de virtualité : la présence de Letizia l’absente, un enfermement déployé à l’échelle d’une région, mille histoires d’architecture dans une simple maison…

Extrait du lire de Béatrice Julien, "La Ville Pietrangeli. Enquête sur une maison disparue" (1994)