En un siècle et demi, trois missions initiées par l’État ont marqué la photographie française. Leur succession donne à voir l’évolution du regard porté sur l’architecture et le paysage. Plus je les consulte, plus elles m’apprennent quelque chose allant au-delà du document. Ces trois missions enseignent un rapport entre la géographie, la société et le temps.
La plus récente et la plus populaire fut celle de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR, 1984 - 1989) avec une commande photographique voulant faire l’état du paysage français. La seconde, plus méconnue, est celle que le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU, 1945 - 1958) mise sur pied pour témoigner de l’immense chantier de l’après-guerre. La toute première — intitulée postérieurement « Mission héliographique » — fut commandée par la Commission des monuments historiques en 1851 afin de « recueillir des dessins photographiques d’un certain nombre d’édifices historiques ».
Le point commun de ces trois missions est qu’elles répondent à une commande politique nationale à un moment de transformation du territoire français.
1. DATAR
La Mission photographique de la DATAR avait pour objet de « représenter le paysage français des années 1980 » selon trois catégories : les archétypes du territoire, ses dégradations et les facteurs d’innovation. Sous la direction de Bernard Latarjet, initiateur et responsable de la mission, et François Hers, en charge de la direction artistique et technique, elle réunira 29 photographes dont Robert Doisneau, Raymond Depardon, Gabriele Basilico ou encore Sophie Riestelhueber et se concrétisa par la publication en 1985 de « Paysages, photographies, travaux en cours, 1984-1985 » puis en 1989 de « Paysages, Photographies, 1984-1988 ». Dès son origine, la mission a associé des professionnels de l’aménagement, des artistes et des historiens d’art dans une réflexion commune sur les transformations du paysage et ses rapports avec l’art.
2. MRU
Le MRU a produit plus de 33 000 photographies ainsi que des films dans un but de propagande : il fallait provoquer un élan d’adhésion à la politique de reconstruction. Au sein du ministère, un service photographique composé de 5 « vérificateurs techniques de la construction », dont Henri Salesse, était chargé de la documentation de l’action de l’administration du constat des destructions et baraquements provisoires aux innombrables chantiers à travers la France. Ces photographes de terrain allaient régulièrement en tournées dans les départements afin de dresser un inventaire de la reconstruction immédiate puis du Plan Courant mis en place à partir de 1953 face à la pénurie de logements. Deux types d’albums ont été constitués. Une première série thématique contient les plus anciens clichés et couvre la période de l’immédiate après-guerre de 1945 au milieu des années 1950. La seconde série est classée par département et couvre pratiquement tout le territoire national sur une période allant des années 1950 aux années 1970.
3. La mission héliographie
La Mission de 1851 fut la première commande d’État passée à cinq photographes presque tous issus d’une formation artistique : Baldus, Bayard, Le Secq, Le Gray et Mestral. Rappelons qu’un double mouvement anime la première partie du 19e siècle : un regain pour le moyen-âge et au-delà par la préservation des monuments symbolisée par l’appel de Victor Hugo en 1932 intitulé « Guerre contre les démolisseurs » d’une part, et l’invention de la photographie d’autre part. Les abbayes et châteaux ont particulièrement souffert de la révolution et la plupart des édifices historiques sont dans un état d’abandon. Cinq parcours pour photographier au cours de l’été 1851 une liste de monuments historiques dressée par la Commission éponyme. Baldus mit au point un système sophistiqué d’assemblages de négatifs pour restituer les bâtiments dans leur ensemble. Le Secq s’attacha en priorité aux ensembles décoratifs dans une vision romantique de l’architecture médiévale. Le Gray et Mestral ont pris une grande liberté par rapport à la commande en privilégiant avant tout la composition de leurs images. Bayard lui n’a rien remis à l’administration. Les images sélectionnées par la commission n’ont pas été montrées jusqu’à la publication d’une centaine de négatifs en 1980 par Philippe Néagu.
4. Mutation et ruines
Trois moments de mutation : la redécouverte du patrimoine dans un 19e siècle progressiste, la reconstruction des villes détruites au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et le territoire à l’apogée de l’essor économique des trente glorieuses. Trois techniques différentes : la photographie argentique associée à une posture artistique, le reportage d’après-guerre proche du journalisme et la photographie tâtonnante utilisant la chimie balbiciante des débuts par la méthode dite du calotype initialement développée par Talbot. Trois sujets enfin : l’invention du paysage contemporain, la construction de masse d’une modernité nouvelle et les édifices historiques en l’état.

Chacune de ces missions s’intègre à un questionnement politique sur le territoire en l’arpentant pour en donner une image. L’architecture et le paysage urbain s’y offrent au regard en proposant un point de vue singulier dans l’espace et dans le temps. Ces missions nous renvoient à la fois à une pratique de l’espace national et à une construction culturelle et esthétique. Si dans l’histoire de la photographie, les expéditions américaines de la « Nouvelle Frontière » de la fin du 19e siècle et la Farm Security Administration (1935-1942) apparaissent comme similaires, la spécificité de ces trois missions françaises et de se centrer sur l’architecture et le paysage.
Lorsque je regarde les trois résultats, la ruine s’impose comme point commun : terrains vagues, cités sinistrées, usines désaffectées pour la DATAR, villes détruites par les bombes pour le MRU et monuments en ruine pour la mission héliographique. Consciemment ou non, ces missions renvoient à la mise en jeu conceptuelle du médium photographique : s’assurer de l’espace pour mieux montrer la chute du temps. Si le territoire ne cesse de se transformer, la photographie témoigne rarement de son achèvement, mais bien plus de l’abime qui à chaque instant le guette.
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