Septembre 2068
Ma fille,

Dans le silence de ma cabine de New Bagdad, je vois par le hublot le rebord rocheux du cratère et me reviens la nostalgie des chants d'oiseau de mon enfance. Depuis que j'ai rejoint une de ces colonies lunaires, ces sifflements m'obsèdent jour et nuit. Avais-je perdu foi en la nature pour fuir ainsi la terre et pourquoi vient-elle roder en moi ? Et toi, comment vas-tu ?
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Bonjour Papa,

La journée s’est faite courte, de par le ciel nuageux qui ne laissait qu’un halo grisâtre dans mes paupières fermées. Une sorte de lumière terne et poussiéreuse qui s’infiltre dans mes yeux à la manière de l’aiguille d’une seringue. Ce matin, je ne suis pas allée au lycée car j’avais un rendez-vous chez l’ophtalmologue. Je crois que Maman t’en a déjà parlé. Quand il m’a prescrit de nouvelles gouttes, il avait l’air perplexe. Ça m’a légèrement troublée. J’ai passé le reste de la journée à réviser mes mathématiques pour le contrôle de demain. Finalement, les inéquations du second degré tant redoutées ne sont pas si compliquées. En fin d’après-midi, je suis sortie m’acheter un pull pour cet hiver. J’en ai trouvé un très joli et pas cher. Il est bleu ciel, je crois. Après l’avoir acheté, je l’ai immédiatement enfilé car il pleuvait des cordes dehors. Avec le pull, je pouvais sentir des brumes s’exhaler de mon visage. Pas seulement mon visage, car mes cheveux aussi étaient gorgés d’eau. Quand elle m’a vue arrivée, Maman s’est inquiétée pour ma santé.

La saison des pluies était bien là, et soupirer n’allait rien y changer.

Sinon, j’espère que tu vas bien.
Bonne soirée.
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Ma chère fille,

Tu sais que d’être loin de toi dans ces moments-là me rend triste et l’état de tes yeux m’inquiètent. Imaginer seulement qu’un jour tu ne puisses plus contempler les arbres en fleur ni passer des heures à observer les quelques insectes qui restent… N’arrivant pas à dormir, j’ai longuement marché dans les couloirs de la station qui s’enfonce profondément dans le sol lunaire. Les ombres de câbles électriques sur le sol me donnaient l’impression d’être poursuivi par le Dieu Pan. Étrange de participer à cette colonisation alors que nous avons épuisé notre planète. Je me sens poursuivi par l’idée de nature, une sorte d’inéquation mathématique en quelque sorte que seule toi saurais résoudre.

Porte ce pull couleur du ciel et qu’il t’emmène vers la guérison.
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Bonjour Papa,

Une pluie torride s’est abattue sur la région dans la nuit de mercredi à jeudi. L’ozone imbibait les fleurs et les feuilles des arbres au petit matin, les senteurs de la nature ainsi libérées. Dès que je suis sortie de l’appartement dans le dessein de me rendre au lycée, j’ai senti que cette journée ne serait pas comme les autres. Je la pressentais étrangement plus douce. Je pris donc une minute pour profiter de l’instant qui s’offrait à moi, laissant la lumière orangée réchauffer mes paupières endolories. J’aurais pu être devant une aurore boréale, ou quelque part dans la savane africaine, entourée de lions et de gazelles. Je me disais que l’odeur que la nature avait à cette heure-là était vraiment unique. Des notes chaudes, chaudes et fruitées, étaient jouées à l’unisson, toutes composantes d’une palette végétale dont la subtilité était à faire pâlir les plus grands parfumeurs. En poursuivant mon trajet, j’ai pensé qu’avoir une plante dans ma chambre allégerait l’atmosphère environnante.

Et peut-être, se délierait quelque chose en moi.
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Ma chérie,

Je ne me rappelle plus de l’effet de la pluie sur la peau. À te lire, j’ai l’impression que ta part animale, sensitive, était bien là dans le petit matin et que c’est par elle que toutes tes sensations sont arrivées.

Pour ma part, je me suis enfoncée aujourd’hui encore plus profondément dans les entrailles de New Bagdad qui descendent plusieurs centaines de mètres sous le sol lunaire. Je ne sais plus si j’avais à y faire ou si c’était une fuite de ma part. Dans cet interminable labyrinthe blafard, au milieu des énormes centrales de traitement de l’air, loin du ciel, je me sentais de plus en plus perdu. Je me suis surpris à siffler des trilles d’oiseaux qui jamais ne connaîtront un tel univers.

Parfois, je trouve la situation bien ingrate. Toi, restée sur ce caillou que nous avons appauvri et moi sur un nouveau auquel nous tentons tant bien que mal de donner vie. De plus, tes yeux m’inquiètent et j’aimerais te donner les miens si je le pouvais. Ici, à quoi servent-ils d’ailleurs ? Ce soir, toute la station fêtera le “nombril de la lune”, l’anniversaire de la création de la station. Le vin de synthèse réchauffera peut-être mon cœur endolori ?

Comment s’est passée ta journée ?
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Bonjour Papa,

Certains évènements ont accéléré mon quotidien, détruisant un à un les repères temporels de mon enfance. Dorénavant, mes jours seront comptés dans un autre monde, un monde qui n’est ni le tien ni celui ou je suis née. Un monde ou les heures sont élastiques, où les cris des oiseaux importent plus que tout. Où la lumière ne se fait qu’à midi. Où l’on se sent seule, le dos strié par la frustration, face à une très sombre impasse.

Tu me demandes comment s’est passée ma journée. Ma journée s’est bien passée, outre ce rendez-vous chez l'ophtalmologue. Il m’est impossible de poser des mots sur ce qui s’est dit là-bas. L’épouvante m’en empêche. Je n’en ai pas la force. Demande à Maman.
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Ma chère fille,

La fête d'hier fut ternie par tes tristes nouvelles et les réflexions vers lesquelles elles m'ont emmené.

Je devais te parler de ce fameux anniversaire de la station qui se déroulait dans la grande serre. Le dôme central de New Bagdad certainement le plus grand de toutes les stations lunaires. En tout cas, c'est ce que mettent en avant les publicités pour y attirer de nouveaux colons. Sous les lumières artificielles, les couples d'animaux vivent cette drôle de liberté que d'évoluer dans un décor de théâtre où le plastique imite à la perfection les plantes de la terre. Les animaux ont tellement perdu leurs instincts qu'ils se mélangeaient hier soir à la foule des humains. La girafe a lapé le contenu de mon verre de vin tandis que je caressais nonchalamment une biche. Mais ces simagrées animalières ne pouvaient me faire oublier ton état.

J'avais auparavant longuement parlé avec ta mère qui m'a affirmé que tu n'avais absolument rien. Les médecins sont unanimes et tes yeux fonctionnent parfaitement. Pourtant ils constatent bien que tu perçois de moins en moins ce qui t'entoure, un peu comme si tu avais décidé de ne plus voir. Que refuses-tu donc ? Toi qui étais si émerveillée devant la beauté du monde, explique-moi ce qui se passe en toi.
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Papa,

L’impasse dont je t’ai parlé dans mon dernier message, je l’ai perçue pour la première fois il y a quelques mois. Ce jour-là, je labyrinthais doucement dans une de ces jardineries de grandes surfaces à la recherche d’une plante verte à offrir pour l’anniversaire d’une amie. D’un demi-œil, je contemplais l’alignement de chlorophylles à l’éclat aussi synthétique que les tapis verdâtres sur lesquels je calquais mes pas. N’importe lequel de ces êtres ferait l’affaire, me disait je.

Mais mon regard se heurta à la paroi vitrée du rayon « arbres et arbustes », me laissant en tête à tête avec cette ombre terne qui était mienne. Je constatais avec effroi que les profonds cernes martelées sur mon visage se mariaient harmonieusement avec les branches desséchées des arborescents aux formes sordides. Le gloss appliqué ce matin, qui n’était en fait qu’une vulgaire couche de néo-pétrole, me donnait cet aspect funeste propre aux bêtes élevés en batteries. C’est alors qu’une profonde stupeur naquit en moi, faisant frémir une à une les feuilles autour de moi. Je me suis retournée, et au fond de l’allée, j’ai aperçu un point d’un noir intense. Le ciel semblait gronder et ma tête me ferait souffrir. Mon souffle était vif. Je me suis avancée. Le point noir grossissait. J’ai continué ma course. Ce n’était plus un point, mais un passage, ou un mur, je ne savais trop. J’ai décidé de l’appeler impasse. Je suis sortie le plus vite que je pouvais du grand hangar aux végétaux. Ce n’était pas grave pour le cadeau, je trouverai une autre idée. Mais l’impasse était toujours devant moi. Même dans la rue. Elle semblait vouloir obstruer ma vue.

J’étais fatiguée, je me suis arrêtée pour reprendre mon souffle. Or, j’étais déjà perdue. Des taches couleurs ébènes se dessinaient sur mes pupilles. Et bientôt, je rentrais en ne distinguant presque plus rien du monde qui m’entourait. Seule la pâle image des plantes encastrées dans de minuscules interstices métalliques subsistait.

Oublier le murmure des forêts, les insectes aux corps de laques et la force qu’inspirent les roseaux quand le vent y bruisse. Être heureuse de marcher sur du goudron, s’émerveiller devant la docilité d’un bourgeon tortueux essayant tant bien que mal de s’adapter à son minuscule pot de plastique. Respirer un air vidé d’oxygène. Dénué un animal de son instinct. Faire mine de vouloir apprivoiser la nature, mais en vérité la détruire.

Des valeurs recluses dans les profondeurs de mon âme ont soudainement resurgi pour m’en empêcher.

Alors, devant mon incapacité,
Je préfère fermer les yeux.
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Ma fille,

Je me suis assis sur ma couchette. Toujours le rebord du cratère pour horizon. T’imitant, j’ai fermé les yeux et là, enfin, j’ai vu. J’ai vu la splendeur de la nature ensauvager mon cœur ; j’ai vu des temps immémoriaux et actuels simultanément ; j’ai su faire partie de la nature et en être un chaînon essentiel. Par-delà l’extinction des espèces, la nature demeurera foisonnante tant que nous saurons l’accueillir.

Tu peux rouvrir les yeux, mon enfant, j’ai compris ton message. 
Rédigé dans le cadre du concour de nouvelles 
« Repenser notre relation à la nature à l’heure de la sixième extinction » 

Alma Richer, née le 11 avril 2002 
Jean Richer, né le 8 juin 1971
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