
Musée d’Alep, 2014, source UNESCO
Les conservateurs du Musée de l’accident (MA) ont pour mission de collecter l’accident, autrement dit de déterminer l’authenticité de l’accident dans ce qui arrive. L’introduction d’un accident dans les collections du MA doit se justifier au regard de son intérêt du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’ethnologie, de la science ou de la technique. Mais attention car l’accident authentique ne se situe pas là où nous croyons le voir de prime abord. Les conservateurs du MA mènent, dès lors, des enquêtes scientifiques et culturelles pour chaque projet d’acquisition en employant les outils méthodologiques issus des réflexions de Paul Virilio.
Qu’es-ce qu’un accident ?
« L’écologie géopolitique, ce serait aussi cela : faire face à l’imprévisible, à cette méduse du progrès technique qui extermine littéralement le monde entier. » (L’accident originel, 2005, p. 74)
L’accident se pose au centre de la philosophie de Paul Virilio : « Dans sa Physique, Aristote remarque d’emblée que ce n’est pas le Temps comme tel qui corrompt et détruit, mais CE QUI ARRIVE (accidens). C’est donc bien le passage dans le Temps, autrement dit la vitesse de surgissement, qui accomplit la ruine de toute chose, chaque « substance » étant, finalement, la victime de l’accident de la circulation temporelle » (L’Accident originel, 2005, p. 31). Ce qui arrive fut le titre de l’exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain dont Paul Virilio fut commissaire en 2002. L’exposition revenait sur les grandes catastrophes de la fin du XXe siècle dont l’explosion envol de la navette Challenger (1986), Tchernobyl ou encore les attentats du 11 septembre 2001 et bien d’autres encore. Il précise sa pensée : « le dromologue, autrement dit l’analyste des phénomènes d’accélération, et donc cohérent lorsqu’il considère que si la vitesse est responsable du développement exponentiel des accidents artificiels du XXe siècle, elle l’est tout autant de l’importance accrue des accidents écologiques (les diverses pollutions de l’environnement) que, disons, des drames eschatologiques qui s’annoncent avec les découvertes toutes récentes de l’informatique génomique et des biotechnologies » (L’Accident originel, 2005, p. 28).
L’accident de la substance prend ici une tournure dramatique pour mieux montrer la fulgurante de son surgissement. Car la grande thèse de Paul Virilio n’est pas la catastrophe mais bien l’accident intégral. « L’accident global ne l’est plus, et ces retombées s’étendent à des continents entiers, en attendant l’accident intégral qui risque de devenir, demain ou après-demain notre unique HABITAT » (L’Accident originel, 2005, p. 28). Car au-delà du surgissement, c’est l’intrication entre les conséquences physiques croissantes des accidents et leurs réceptions mondialisées — le communisme des affects pour reprendre l’expression de l’auteur — qui génère l’accident intégral. Sean Cubitt remarque que « Paul Virilio penche pour sa part vers une pensée critique qui est elle-même totalisante. Pour lui, les accidents ostensiblement discrets — l’invention des techniques de transport coïncide avec leurs accidents spécifiques […] deviennent, au fil de ses derniers écrits, les parties d’une seule et même catastrophe. » (Cubitt, Virilio and Total Thought, 2020). Chez Paul Virilio, l’accident prend une dimension holistique, comme si la somme des accidents était mise en fusion par leur vitesse de surgissement pour devenir notre unique habitat.
Sur la fin de son œuvre, il indique que « derrière chaque accident, derrière chaque catastrophe, et à plus forte raison derrière l’accident intégral des connaissances, il y a une énorme espérance d’un nouveau savoir. Le savoir lié à la grandeur de la petitesse, liée à la grandeur de l’humilité, à la grandeur de l’échec. » (Le futurisme de l’instant : stop-eject, p. 170). « Il serait urgent de revenir encore sur l’acception philosophique selon laquelle l’ACCIDENT est relatif et contingent et la SUBSTANCE, absolue et nécessaire » (L’Accident originel, 2005, p.115), car pour lui, l’accident révèle donc la substance.
Démesure des dimensions dans la pollution mentale de la grandeur nature
Paul Virilio l’affirme dès qu’il le peut :
« je parle de pollution dromosphérique. La vitesse pollue l’étendue du monde et les distances du monde. Cette écologie n’est pas perçue, parce qu’elle n’est pas visible, mais mentale » (Un paysage d’événements, 1996).
En 1983, il produit pour l’UDRA (unité de recherche appliquée de l’École spéciale d’architecture) un rapport de recherche à l’attention de secrétariat à la recherche du ministère de l’Urbanisme et du logement intitulé La crise des dimensions. La représentation de l’espace et la crise de la notion de dimension qui sera repris un an plus tard dans l’Espace critique. Ce rapport se divise en quatre parties : La ville surexposée où il est question de l’irruption des technologies, L’effraction morphologique développe l’introduction de ces mêmes technologies dans le domicile et suivent L’architecture improbable et La dimension perdue qui tirent les conséquences de cette effraction pour l’espace. Dès 1983, l’auteur se positionne donc dans une post-architecture face à « un phénomène de déréalisation qui atteint à la fois, les disciplines de l’expression, les modes de représentation et d’information. […] l’expression architecturale ne peut être décemment retranchée de l’ensemble des systèmes de communication, dans la mesure même où elle ne cesse de subir les retombées directes ou indirectes des divers moyens de communication ». Il renchérit : « Cette dérégulation technologique des divers milieux est aussi “topologique”, dans l’exacte proportion où elle bâtit non plus un chaos sensible et bien visible, à l’instar des processus de dégradation ou de destruction (accident, vieillissement, guerre…), mais à l’inverse et paradoxalement, un ordre insensible, invisible, mais tout aussi pratique que celui de la maçonnerie ou la voirie. Aujourd’hui, il est même plus que probable que l’essentiel de ce que l’on persiste à nommer urbanisme est composé/décomposé par ces systèmes de transfert, de transit et de transmission, ces réseaux de transport et de transmigration dont l’immatérielle configuration renouvelle celle de l’organisation cadastrale, l’édification des monuments ».
Lors de sa conversation avec Sylvère Lotringer (After architecture, 2001), Paul Virilio annonçait : « Contrairement aux années 50 et 60 où tout le monde parlait essentiellement d’espace. maintenant il faut parler de Temps. La compression temporelle est un terme technique. Il illustre le fait que le temps réel est un élément ou un pouvoir déterminant ». Or, « le grand problème est la compression temporelle. Au XXe siècle, il y a eu d’abord une standardisation modulaire du style international, mais aussi une reconstruction par préfabrication, etc. et ce n’est qu’après avoir assuré cette standardisation dans l’espace de production que la synchronisation du temps de communication du XXIe siècle s’est imposée. Standardisation et synchronisation sont les deux faces de l’espace-temps de l’architecture moderne ».
Le recours à la rythmanalyse de Vladimir Jankelevitch
Pour Paul Virilio, « La dromologie est une musicologie, c’est-à-dire une intelligence des rythmes. La décélération ne signifie pas de ralentir notre rythme de croissance, mais implique une nouvelle harmonique » (L’ère de la vitesse et des grandes migrations, 2009). Il confia à Jean-Louis Violeau : “Notre problème consiste plutôt à faire face à cette dynamique, à nous y confronter, hélas, je retrouve Jankélévitch : notre problème, c’est la rythmolologie. [… Il] était un musicologue qui avait inscrit sa pensée dans les pas de Bachelard en traitant du tempo, de l’instant. Il avait une approche musicale de la philosophie, musicale au sens de l’oratorio et du dialogue.” (Le littoral, dernière frontière, 2013). N’oublions pas que Virilio avait été influencé dans sa jeunesse par les cours de Vladimir Jankélévitch qu’il suivait en temps qu’auditeur libre à la Sorbonne.
La rythmanalyse de Jankélévitch est musicale et laisse une large place à l’improvisation et surtout au kairos, le temps de l’occasion opportune, qu’il définit dans Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien (1957). De plus, l’approche musicale de Jankélévitch veut que « la réexposition n’est pas une redite, mais au contraire, le principe d’un ordre […] la réitération peut être innovation » (Jankélévitch, La musique et l’ineffable, 1983).Cette forme de rationalité du discours musical, ni linéaire, ni causale, « ne pointe pas vers un but prédéfini, mais fait émerger son sens chemin faisant, en développant sa force et son évidence à travers la répétition et en construisant rétrospectivement sa cohérence » (Lisa Levy, La fabrique des projets de grands territoires : un essai de rythmanalyse, 2019).
D’autres penseurs ont exploré la rythmanalyse. Tout d’abord Gaston Bachelard, dans La dialectique de la durée (1950), dont le chapitre VIII est dédié à « La rythmanalyse ». Paul Virilio ne dira rien en revanche de la rythmanalyse de son contemporain Henri Lefebvre (Éléments de rythmanalyse. Introduction à la connaissance des rythmes, 1992) avec lequel il a pu être en conflit idéologique (Virilio réfutant le marxisme scientifique prôné par Lefebvre). Plus récemment, Hartmut Rosa, a repris à son compte, dans Accélération (2010), une partie de la rythmanalyse, mais sans l’ancrer dans la pensée des trois auteurs précédents.
« Partir de la fin pour aller vers le commencement », une démarche à rebours prônant l’accident comme ressource
Paul Virilio a établi une grande partie de son œuvre sur la notion d’accident, affirmait à ce sujet « qu’il n’est plus possible de partir du commencement pour aller vers la fin, il faut partir de la fin pour aller vers le commencement » (Grey ecology, 2009), proposant ainsi une démarche à rebours rompant avec la cécité répandue d’une architecture robuste et bâtie pour l’éternité.
« Commencer par la fin » implique une conscience de l’impermanence et de la finitude. Gaston Berger, lui aussi, parlait de l’inversion du temps en écrivant que « la raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse » (Phénoménologie du temps et prospective, 1964), alors que Hans Jonas appelait plus gravement à un renversement de la flèche du temps face à la finitude (Le Principe responsabilité, 1992).
« Partir de la fin pour aller vers le commencement » nécessite d’appréhender les interrelations qui se développent dans une architecture et imaginer un chemin économe vers la ruine, dans une reconnaissance de « la symétrie de la substance et de l’accident ». Cette reconnaissance permet dès lors de glisser d’une part vers le processus architectural, pris comme un ensemble de phénomènes, conçu comme actif et organisé dans le temps, et d’autre part une économie de moyens matériels pour assumer l’entropie.
Recivilisation de la société par une décolonisation du militarisme
La quête « du statut de l’espace contemporain » a poussé Paul Virilio dans une enquête son « principal souci a été de ne jamais perdre de vue la dimension géopolitique de l’urbanisme et de l’architecture, d’où [son] intérêt constant pour “la guerre”, fondement des organisations spatio-temporelles et territoriales des sociétés » (Michel Ragon, Claude Parent. Monographie critique d’un architecte, 1982). Paul Virilio écrit L’insécurité du territoire (1976) en pleine guerre froide, sous la menace dissuasive de l’arme atomique qui, selon les stratèges de l’époque, était justifiée comme étant l’arme absolue pour faire la guerre à la guerre : « la bombe serait en somme le meilleur abri ». Deux ans plus tard, Paul Virilio explore dans Défense populaire et luttes écologiques (1978) le projet rationnel de la guerre contemporaine, pensée comme guerre pure et totale, et l’explique par « l’administration de la peur ». En réponse, un « état politique minimum » se met en place assumant d’autant la violence institutionnelle. John Armitage rappelle que la théorie critique de Paul Virilio s’exprime particulièrement dans Ville panique (2004) et Le futurisme de l’instant : Stop-Eject (2009) : « Il appelle à une reconnaissance approfondie de l’architecture comme un espace militarisé formé et informé par la guerre ; un espace militaire qui est travaillé dans le cadre des discours technoscientifiques et des idéologies prédominantes de la temporalité accélérée ». Aux menaces de guerre atomique, bactériologique, de mouvement, de tranchées, ou même d’usure s’ajoutent aujourd’hui les métaphores de guerre commerciale ou sanitaire. Lorsque Paul Virilio emploie la formule de guerre totale, il ne fait pas référence à une unique situation conflictuelle censée se régler par une lutte armée, mais à l’accumulation des rapports de forces et des situations endémiques « d’administration de la peur » qui forment un holisme.
La restauration de notre milieu de vie nécessite une « recivilisation » au sens du civil, où le paracivil conquière totalement sa civilité. « Reciviliser la science » consiste à diagnostiquer l’origine militaire d’une patrie de la science et envisager non sa démilitarisation, mais sa démobilisation en inactivant le potentiel exterminateur qu’elle renferme alors que l’actualité montre tout au contraire une remobilisation autour d’enjeux économiques et sanitaires. Suivant les mouvements actuels de décolonisation, cet effort doit aussi être fait sur ce que Paul Virilio a appelé « la colonisation de l’intérieur » du pouvoir militaire sur le pouvoir civil.
L’architecture matérielle du « présent vivant » husserlien comme antidote à l’accélération
Paul Virilio se dit phénomènologue husserlien. Le socle philosophique de la dromologie se fonde sur trois phénoménologues : Hegel (1770–1831), Edmund Husserl (1859–1938), Martin Heidegger (1889–1976) et Maurice Merleau-Ponty (1908–1961). Virilio puise en particulier deux concepts chez Husserl. Le premier est la métaphore de « l’horizon externe » que Virilio reprend à son compte jusqu’à titrer un de ses livres L’horizon négatif (1984). Si pour Edmund Husserl les objets nous sont donnés sur un plan horizontal, permettant la découverte du monde élargie à partir d’un de ses éléments, Virilio se joue de l’horizon dans son inventivité de néologismes et de formules : Transhorizon(1995), horizon de substitution (1998) ou encore horizon artificiel (1998 et 2004). Il s’agit ici moins du dépassement de l’horizon husserlien que de son accident. La pollution dromologique dénoncée par Paul Virilio est bien celle qui, sous la tyrannie de la vitesse, nous empêche l’appréhension d’un « horizon externe ». Poussant la logique eschatologique de l’accélération nous conduisant à l’accident intégral, Julian Reid conclu : « Au lieu de nous situer dans le monde, de nous déplacer d’un endroit à l’autre, où même d’être déplacés, animés, désireux et aimants du monde qui nous entoure, nous nous retrouvons obnubilés par sa finitude. Si la fin est fondamentalement temporelle, elle est aussi phénoménologique » (Grey Ecology in The Virilio Dictionnary, 2013). Le second concept que Paul Virilio prend chez Edmond Husserl est celui du « présent vivant » qu’il cite à plusieurs reprises dans l’Inertie polaire (1990). Ce présent vivant, qui s’élargit chez Husserl au tout juste passé (par un phénomène de rétention) et au tout juste futur, est repris tel quel par Paul Virilio comme étant un moyen d’être au monde, un antidote à l’accélération.
D’autres outils méthodologiques sont à notre disposition. Ils seront dévoilés au fur et à mesure.