Cinquième édition des journées régionales du paysage organisées par la DREAL Normandie, l’édition 2022 porte, comme en 2021, sur le changement climatique et ses effets sur les paysages. En effet, ce thème, encore plus d’actualité, recèle de nombreux sujets de réflexions et d’actions.
A partir de démarches et de projets des acteurs du territoire, autour du thème du végétal, et plus largement de l’écosystème, nous verrons ensemble comment les transformations de nos paysages peuvent être appréhendées pour devenir des projets.
Quel(s) projet(s) partagé(s) pour l’avenir de nos paysages ?
Quelles sont les perceptions et les enjeux paysagers qui en découlent ?
L’enjeu est tout d’abord celui d’une culture et d’une écologie du regard, puis au-delà, d’une nouvelle définition du projet de paysage, non plus directement orienté vers l’action, mais vers la possibilité d’un débat collectif, un forum, ce que le présent colloque préfigure à sa manière.

Programme
Animation par Jean Richer (architecte-urbaniste) et Philippe Surville (chef de service adjoint à la DREAL)
Séquence 1 - Connaissances, perceptions et observations de l’évolution de nos paysages Les effets attendus du changement climatique sur les paysages normands
Olivier Cantat, géographe-climatologue, enseignant-chercheur, laboratoire IDEES-Caen, UMR 6266 CNRS, Université de Caen Normandie
Quels regards sur les effets du changement climatique ?
Jean Richer, architecte-urbaniste en poste à la DRAC Nouvelle-Aquitaine
Les incidences du changement climatique sur nos paysages
Contribution de l’observatoire photographique des paysages de la Vallée de Seine
Aurélie Lasnier, chargée de mission paysage au Parc naturel régional des Boucles de Seine Normande,
Jean-Christophe Goulier, architecte-paysagiste au CAUE de la Seine-Maritime, Colin Drouin, paysagiste concepteur DE, chargé de mission auprès du CAUE de l’Eure et Stéphane Lemonnier, chargé d’études gestion des milieux aquatiques et inondations au syndicat mixte de gestion de la Seine Normande
Séquence 2 – Deux exemples normands pour anticiper et adapter les projets de paysage au changement climatique
Le marais de la Dives et ses paysages face à l’élévation du niveau de la mer
Sophie Giacomazzi (cheffe de service Eau et Biodiversité), Denis Labigne (délégué territorial) et Jean-Christophe Nani (paysagiste conseil de l’État) à la DDTM 14 et Patrice Germain, maire de Basseneville
Vidéos de travaux d’étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure du Paysage
Mathilde Baranez et Manon Vandebussche
« Le végétal pour profession, la Normandie pour paysage »
Anne Chevillon (architecte des bâtiments de France), Benoit Dumouchel (architecte-paysagiste, entreprise ZENOBIA, vice président de la FFP Normandie), Didier Anquetil (producteur, entreprise Pépinière et Paysage d’Elle, président d’ASTREDHOR Seine-Manche) et Olivier Fouché (conseiller paysage, ASTREDHOR)

Pour commencer, j’aimerai lire une courte citation de Gaston Berger, qui fut haut-fonctionnaire et philosophe :
« Si, au lieu d'être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s'accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse. Prendre conscience de cette « inversion du temps » risque de produire un choc. Mais la réflexion doit utiliser la surprise au lieu d'en être déconcertée. Devant un avenir sans assurances, l'inquiétude peut nous gagner. Dans un monde qui se resserre et se précipite, l'agitation et la promiscuité peuvent sembler insupportables. Mais, dans un monde qui s'est ouvert, il y a place pour l’espérance. »
Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective (1964).
Face à un problème si grave que le changement climatique, nous n’avons pas le droit d’être dramatique puisque nous allons vers notre jeunesse. Afin d’ouvrir le débat, je voulais aujourd’hui vous poser trois questions qui m’apparaissent essentielles pour parler de l’évolution des paysages et de la mémoire du futur à laquelle je crois beaucoup et j’y reviendrait en dernier.


– solastalgie
Nous sommes ici pour parler de paysages évolutifs et de notre rapport à eux. Or, tout est paysage autour de nous, y compris cet impressionnant panache de fumée lié à l’incendie de l’usine Lubrizol en 2019 que beaucoup d’entre vous ont vécu. Nous ressentons parfois une impression étrange de dégoût, ce que le sociologue danois Nikolaj Schultz qualifie poétiquement de mal de Terre, pour « caractériser ce double bouleversement, celui de l’humain et celui de la Terre qui tremblent simultanément », détériorant par-là même les conditions d’habitabilité de la Terre mère. Le philosophe australien Glenn Albrecht, bouleversé par les saccages de l’exploitation minière de sa terre natale au nord de Sydney, a inventé pour sa part le terme de solastalgie qui désigne un sentiment de désolation causé par la dévastation et l’expulsion de notre habitat : une forme de « mal du pays que vous éprouvez alors que vous êtes toujours chez vous ». La solastalgie, forme d’écoanxiété, est une détresse existentielle causée par les changements environnementaux actuels ou attendus, en particulier la destruction des écosystèmes et de la biodiversité. Pour finir ce tableau un peu obscur, bien que réel, rappelons comment l’infection de la COVID-19 s’est répandue à la surface d’une planète mondialisée, traumatisant les sociétés et bousculant le système économique sous nos yeux incrédules. Crise environnementale, crise climatique, crise énergétique, crise sanitaire sont autant de crises qu’ils nous faut affronter. Ce mal de Terre, comme il existe un mal de mer, est bien plus répandu parmi nous que nous ne le croyons.

– géopathie
Revenons au Paradis terrestre avec cette peinture réalisée par l’autrichien Johann Wenzel Peter au XVIIIe pour parler de géopathie, concept forgé par le philosophe Bruno Latour qui vient malheureusement de nous quitter, et qui désigne une manière d’être en empathie avec la géographie, de se rendre sensible aux nouvelles connaissances de l’écosystème et, par ailleurs, de ressentir les relations pathologiques que nous entretenons avec la terre. La perspective politique générale de Latour était et reste d’atterrir sur Terre, mais il importe tout d’abord de rendre à peu près visible le sol sur lequel cet atterrissage doit avoir lieu et pour cela, rien de mieux que d’être en empathie avec les êtres, les choses et les lieux qui nous entourent. C’est une très belle idée que de vouloir métaboliser — c’est le terme employé par le philosophe — pour relier et intégrer les connaissances scientifiques sur la Terre jusqu’à insuffler le désir et la capacité à modifier nos comportements et modes de vie. Je ne suis pas sûr que la géopathie soit l’antidote à la puissante anxiété du moment, mais elle peut grandement nous aider à retrouver de solides repères dans l’auscultation des paysages qui nous entourent. Nous parlons beaucoup de résilience — je pense pour ma part que la résilience n’est plus possible dans des systèmes trop déréglés — et rarement de compassion. Pourtant, cette capacité de se mettre à la place d’autrui, de ressentir la même chose que lui, est essentielle, encore davantage lorsque nous comprenons que nous destins est intimement lié aux non-humains que l’empathie les intègre.

– holisme
La conquête spatiale a eu un effet inattendu sur l’écologie. Les premières images de la terre depuis l’espace ont soudainement limité l’étendue du monde à un globe terrestre suspendu dans le vide. Il n’était plus possible, dès lors, de penser localement. Ici, la photographie complète de la terre par la Nasa de 2015, 43 ans après la toute première. Tout comme le corps humain doit être considéré comme un tout, et pas uniquement comme la somme de ses différents aspects physiques et psychologiques, la terre nécessite un système d’explication global. Or, la démarche de paysage, puisque nous parlons aujourd’hui plus particulièrement des paysages, est par essence une approche holistique. Le paysage se place comme un bien commun en croisant l’ensemble de l’aménagement — économique, social et environnemental — au point que la médiation paysagère est devenue un puissant levier de développement durable. La Convention européenne du paysage (2000) et son article 1er désignant le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » pousse au dialogue avec et entre les acteurs qui vivent et font le territoire pour une compréhension globale des phénomènes à l’œuvre et en même temps une réponse locale, parfois humble, toujours mesurée.

La question du regard est primordiale aujourd’hui alors que les paysages changent sous nos yeux et que nous ne les voyons pas nécessairement bouger. Bien sûr que les paysages sont en perpétuelle évolution, mais l’illusion de la constance nous fait perdre notre objectivité d’autant que le changement climatique.

– reconnaissance du terrain
Commençons par la reconnaissance du terrain. Pour l’illustrer, j’en appelle à Davy Crockett (ici un extrait du film de 1955). Il nous faut nous mettre dans la position de découvreurs. La question essentielle est de pouvoir croire ce que nous voyons en posant un regard lucide sur les paysages afin de comprendre les changements sous nos yeux. Le philosophe Baptiste Morizot estime que les crises environnementales successives ont paradoxalement engendré une intensification du concernement pour ces milieux « qui ne peuvent plus être considérés comme un décor ». Le concernement est un mot bien étrange utilisé régulièrement en matière de climat au Québec et qui vient du psychiatre Henri Grivois pour désigner un phénomène naturel qui fait que lorsqu’une personne arrive dans notre environnement, même sans qu’on le perçoive consciemment, nous sommes concernés par sa présence. Le concernement précède donc la relation et fait que celle-ci puisse exister. Chez les psychotiques, le concernent est total, incluant les présents, les absents, actuels ou passés. En matière de climat, le concernement est indispensable pour commencer à voir, pour éviter le déni du regard. Excessif, il aboutit à la solastalgie. À nous d’être mesurés.

– la re-connaissance
Nous croyons voir, mais nous sommes en réalité prisonniers de nos représentations culturelles, touristiques, etc. La question se pose bien au-delà de la Normandie impressionniste, sur ce que nous acceptons de voir. Pour l’illustrer, une toile du peintre impressionniste Albert Lebourg (1849-1928) parmi une série consacrée aux effets de lumière jaillissant des méandres de la Seine. La prise en compte de la valeur culturelle des paysages recouvre plusieurs dimensions en France, depuis les représentations picturales du 17e siècle aux politiques des sites inscrits et classés au 20e siècle et plus récemment par les opérations grand site de France. D’une vision pittoresque à l’idéal de la nature comme bien commun, la représentation culturelle que nous avons des paysages — perception par les populations et construction de représentations collectives des sites — souffre aujourd’hui d’une remise en question par les approches environnementalistes d’une part et par la banalisation des paysages du quotidien d’autre part. Comment lever le voile d’un regard formaté ? D’autant que les changements qui ont lieu sous nos yeux sont très rapides, peut-être plus rapides que notre faculté de reconnaissance. Peut-on percevoir les changements aussi vite qu’ils ont lieu ? Les changements environnementaux ou technologiques bouleversent le paysage et nous peinons parfois à les reconnaître alors qu’ils sont sous nos yeux. Ne nous y trompons pas. Certaines choses vont disparaître du paysage et d’autres sont en train d’apparaître. C’est très important de pouvoir observer et accueillir ce qui est nouveau dans le paysage, loin de toute attitude nostalgique. « La nature est à l’intérieur », disait le peintre Cézanne. Il est dès lors indispensable d’actualiser notre regard, sans oublier le passé, loin de là, et de le faire collectivement. Car dans la re-connaissance se joue la question essentielle de comment faire du regard un projet opérant ? Le partage du regard sur le paysage peut constituer un forum à partir duquel il est possible d’énoncer un projet collectif.

– être reconnaissant
Enfin, comment être reconnaissant ? Partons des plages du débarquement qui candidatent pour être un patrimoine mondial de l’humanité. La prise en compte de la valeur culturelle des paysages pourrait être la source d’un renouveau du paysage dans les prochaines décennies. Aux mutations urbaines et agricoles qui ont eu cours depuis les trente glorieuses pourraient rapidement succéder des transformations dues au changement climatique et à la crise énergétique. L’UNESCO a donné une définition précise des paysages culturels : ceux-ci présentent les « œuvres conjuguées de l’être humain et de la nature, ils expriment une longue et intime relation des peuples avec leur environnement ». La Convention du patrimoine mondial (1992) fut le premier instrument juridique international à reconnaître et à protéger les paysages culturels qui illustrent l’évolution de la société sous l’influence de leur environnement naturel. Ces paysages culturels sont intentionnellement créés par l’homme, évolutif et résultant d’une exigence spécifique, ou encore associatif sans trace matérielle tangible. Le paysage devient même patrimonial dès lors que la société lui attribue une valeur mémorielle, historique ou esthétique particulière. C’est aussi très important d’avoir un regard reconnaissant envers la nature pour les bienfaits qu’elle nous donne tout comme envers les paysages pour ce qu’ils racontent de nous même. La reconnaissance passe dans le cas du Mont Saint-Michel ou des plages du débarquement par une inscription internationale, mais cela ne doit pas nous empêcher d’être reconnaissant de paysages plus ordinaires formant notre quotidien, bien au contraire.

Troisième et dernière question que je voulais vous poser, elle n’aura pas plus de réponses que les deux précédentes, mais elle me semble très importante, car elle traite de la bonne santé. Les changements à l’œuvre sont cumulés — environnementaux, géopolitique, sociaux, etc. — et s’imbriquent pour former un futur incertain où nos actions dans le présent sont partie prenante de l’avenir. L’adaptation doit tenir compte à la fois des convergences entre les acteurs, mais aussi de la prise en compte des interdépendances avec nos cohabitants, végétaux ou animaux, bref, de notre relation aux non-humains.

– la bonne santé
La bonne santé que les Anglo-saxons appellent One health. Le paysage a un rôle déterminant dans la santé humaine comme l’affirme le sociologue allemand Harmut Rosa quand il écrit que « notre relation physique et psychique au monde » subit « l’influence des paysages et des espaces architectoniques — déserts et montagnes, océans et artères des grandes villes, constructions en béton et cabanes en bois —, lesquels, réciproquement, servent de miroir et de surface de projection à nos états psychophysiques ». Cette écologie humaine tient compte des caractéristiques des milieux (géographiques, sociaux, etc.) dans lesquels nous sommes amenés à vivre, mais qui tient compte aussi des formes de vie et des pratiques sociales de production, autrement dit cette manière de considérer la santé humaine sans la séparer de l’état des environnements divers. Ce que l’épidémie de la COVID-19 nous a tragiquement montré. La préoccupation écologique est tout autant éthique et politique dans la reconnaissance du rôle de l’environnement dans la définition de ce que Rosa appelle la « bonne vie ». Le droit à la santé nécessite de ne pas séparer environnement et santé, et au contraire tenter de penser leur articulation qui oblige à sortir du dualisme séparant l’être humain du monde dans lequel il vit et donc la nature. La question de la santé implique alors d’envisager le paysage non pas comme un simple décor plus ou moins agréable et en tout cas secondaire, mais comme un lieu de vie, un lieu habité, avec lequel les sociétés humaines entretiennent des relations multiples comme le rappelait l’historien Jean-Marc Besse (dans les carnets du paysage n° 37).

– entre humains
S’il existe des projections climatiques, il semble difficile de décrire notre futur alors que nos actions dans le présent sont partie prenante de l’avenir d’autant que la biologiste américaine Rachel Carson affirmait aussi que « la race humaine est plus que jamais mise au défi de démontrer notre maîtrise, non pas sur la nature, mais sur nous-mêmes » (in Printemps silencieux). Nous avons donc une responsabilité immense alors même que de multiples changements sont à l’œuvre — environnementaux, géopolitique, sociaux, etc. — et qu’ils s’imbriquent pour former ce que le philosophe Paul Virilio appelait un paysage d’évènements. Consubstantiels des enjeux climatiques, les enjeux énergétiques bouleversent nos paysages, ne serait-ce que par les projets de développement des énergies renouvelables — éolien, photovoltaïque, biomasse, méthanisation, microhydroélectricité — tel qu’ils sont aujourd’hui appréhendés par la Chaire Paysage et énergie de l’ENSPV. La question de l’éolien en mer en Normandie est à elle seule tout un symbole de la transformation des paysages maritimes. Citons ici le Collectif Paysages de l’après-pétrole, fondé en 2015, qui fait le pari de l’intelligence collective au service d’un bien commun et emploie la double dimension culturelle et temporelle du paysage comme ressource pour porter des transitions — touristique, naturelle, agricole et urbaines — dans une relation circulaire liant les conséquences des effets du changement climatique aux efforts d’adaptation et aux représentations qui en découlent.

– avec les non-humains
Notre relation avec les non-humains est primordiale. Le changement des forêts est déjà visible, mais c’est la majorité des écosystèmes qui subira une transformation majeure au cours du prochain siècle en menaçant la faune et la flore. Il y a 21 000 ans, la dernière période glaciaire s’est achevée et que la température planétaire a augmenté jusqu’à aujourd’hui de 4 à 7 degrés Celsius, provoquant des variations naturelles de la biodiversité. Eh bien, le changement va être le même, mais en seulement un siècle ou deux et les écosystèmes vont devoir se hâter pour s’adapter. L’anthropologue Philippe Descola demande une redéfinition radicale de la politique qui donne aux assemblages d’humains et de non-humains : une nouvelle philosophie du vivant qui permette de penser nos interdépendances avec les végétaux et animaux. Faire avec nos cohabitants est la solution retenue par les solutions fondées sur la nature. C’est la cas par exemple d’un programme lancé en face, au Royaume-Uni, pour restaurer les prairies sous-marines qui ont perdu jusqu’à 92 % de leur couverture historique. En 2021, le premier grand projet de restauration des herbiers marins en Angleterre a été lancé : 18 200 sacs biodégradables de graines et de jeunes plants ont été déposés sur le fond marin d’un site du détroit de Plymouth avec la participation de la population et des entreprises locales fortement impliquées dans le processus. C’est aussi le cas du projet PACCo (Promoting Adaptation to Changing Coasts) qui permettra de restaurer 100 hectares de zones humides côtières sur deux sites pilotes — la basse vallée de l’Otter, dans le Devon, en Angleterre, et la basse vallée de la Saâne, en Normandie — pour mieux gérer les inondations, absorber le carbone et procurer des avantages aux populations et à la faune.
La mémoire du futur dont je parlais initialement, c’est bien cela, que chacune de nos actions porte en elle le désir d’une réconciliation et d’une compassion pour permettre à l’avenir d’avenir à mieux.