Voici une enquête cartographique sur le fantôme d’un fort. Dans l’introduction de son article « Archéologie phénoménologique » (1932), le philosophe Edmond Husserl appelle à excaver les édifices constitutifs cachés dans les éléments bâtis. Il s’agit de rechercher au sein de l’archive cartographique ce par quoi l’esprit appréhende le monde de l’expérience.
Le lieu s’appelle le fort du Doignon (Maillé, Vendée) et il se prête particulièrement à l’excavation appelée par le philosophe. À la suite d’une victoire militaire à La Rochelle, le chef protestant Théodore Agrippa d’Aubigné (1552-1630) devient gouverneur des marais de Maillezais en 1588. Il fortifie l’abbaye et jette, en 1609, son dévolu sur l’îlot du Dognon pour mieux contrôler le trafic sur la Sèvre niortaise. La taxe prélevée sur la navigation lui permet de financer la construction d’un fortin… démantelé dès 1620 et aujourd’hui disparu. Agrippa d’Aubigné est l’auteur d’un long poème épique Les Tragiques, commencé en 1577 et publié en 1616, constituée de sept chants narrant les guerres de Religion. Or, dans un sonnet de ce recueil, il écrit : « Tu transportes Parnasse au desert du d’Ognon. » Soudain, l’excavation phénoménologique prend un sens qu’il nous faut suivre, le lieu consacré à Apollon et aux muses, symbole de la poésie, prend ses quartiers au fort.
En 1720, Claude Masse (1652-1737) indique la mention « Fort du Doignon, ruiné ». Dans un encart, le plan du fort montre une tour, entourée d’un casernement, le tout protégé par trois ceintures bastionnées successives, en étoile, selon la conception de tracé à l’italienne en vogue depuis le développement de l’artillerie au XVIe siècle. Le canal de Vix, creusé à partir de 1656, y est visible. Claude Masse précise à même ce détail : « Il ne paroist de ce fort quand les eaux sont hautes que le gros carré du centre et le donjon, et les enceintes basses estant couvertes d’eau. » Et il ajoute qu’atour s’étendent des « marais les trois quarts de l’année innondés ». Claude Masse conçoit des fortifications, Bayonne et Saint-Jean-Pied-de-Port, tout en dressant La Carte généralle de partie des costes du Bas Poitou, pays d’Aunis, Saintonge et partie de Médoc. La carte qui représente cette partie de la Sèvre possède donc une vocation militaire. Le camaïeu de verts au lavis décrit avec précision la nature du terrain tandis que les éléments géographiques sont nommés et les édifices précisément répertoriés. Dès lors, le fort, même ruiné, représente un intérêt stratégique pour le contrôle de cette boucle du fleuve. L’édifice promis à la démolition par le roi de France tarde donc à disparaître.
La carte des Cassini du XVIIIe siècle possède une échelle bien plus petite puisque son ambition est tout autre. Fondée sur une triangulation géodésique, elle a pour vocation d’administrer un royaume. Le réseau hydrographique est moins précis que précédemment, de même pour la nature du terrain. La carte fait appel à des signes conventionnels pour relever les villages, hameaux, moulins à vent et logis. À cette échelle, la Jeune Autise ne se distingue pas vraiment de la Sèvre, mais le « Fort Dognon » est bien mentionné avec une symbologie propre à un ouvrage militaire. Le fort est toujours visible, bien que Claude Masse l’ait vu à l’état de ruine.
Arrive, au XIXe siècle, la carte générale de la France, dite d’état-major (éditée en 1875), au 80 000e, pour actualiser celle de Cassini avec une triangulation bien plus précise et la prise en compte de l’altimétrie du relief, ce qui se voit ici avec l’émergence de l’ancienne île de Maillé. Les formes bâties sont rendues avec précision, et le « Fort d’Oignon » est représenté sous la forme d’un hexagone. Le canal de la Fosse du Loup coupe désormais la boucle de la Sèvre, créant ainsi l’île de la Chatte, afin de rendre la navigation plus aisée. De fait, le Doignon n’a plus aucun intérêt stratégique et devient un petit hameau agricole. Durant ce même siècle, Napoléon Ier ordonne la création d’un cadastre parcellaire dénombrant toutes les communes de l’empire français, afin de lever l’impôt sur la propriété foncière et immobilière. Ce cadastre à l’échelle 2 500e, dressé pour Maillé en 1835, montre avec précision le site du « Fort Doignon », le réseau de rigoles, et un découpage parcellaire en hexagone, semblable à la carte d’état-major, qui n’a plus rien à voir avec la forme initiale du fort, laissant penser à un découpage successoral. Une seule et petite construction est représentée, les remparts du fort ont donc disparu, servant certainement de carrière de pierre, avant que le hameau ne se constitue.
Le XXe siècle permet un nouveau bon technologique : une nouvelle triangulation, avec un réseau de nivellement possédant ses propres repères, et surtout une couverture du territoire par la photographie aérienne. Plusieurs campagnes ont lieu au-dessus de Maillé, dont celle de 1950, d’une grande précision. Si le réseau hydrographique perd en visibilité, le parcellaire s’y lit très bien grâce à la végétation, ainsi que la présence quelques bâtiments dans le hameau. Le fantôme du fort s’observe facilement, entre les zones sombres qui expriment le comblement des fossés et sa forme générale, carrée et parallèle au canal de Vix, semblable à celle dessinée par Claude Masse. Comme toujours en archéologie, et malgré un cadastre désormais contraire, le fort réapparaît… sauf qu’il n’est d’aucune utilité pour la carte au 20 000e, devenue entre-temps la fameuse série bleue de l’IGN au 25 000e. Sur cette dernière, le Fort Doignon n’est qu’un lieu-dit. Les canaux sont très clairement représentés tandis que les champs et prairies sont laissés sans couleur. Des pochés verts indiquent la plantation de peupliers en plein autour du hameau. Désormais, seule la toponymie indique qu’il y eut ici un fort. Un étrange lieu-dit appelé le Corps de garde est apparu dans la boucle de la Sèvre alors qu’il n’avait pas été mentionné jusqu’alors, de quoi faire douter de la capacité des noms à restituer l’histoire exacte des lieux. La carte au 25 000e possède un caractère bien plus abstrait que les exemples précédents. Les voies de circulation automobile sont mises en avant, en jaune pour être plus visibles, montrant qu’il est désormais possible de circuler dans les marais, en desservant le Fort Doignon qui a définitivement perdu son isolement.
L’histoire pourrait s’arrêter là, mais la photographie satellitaire, associée au développement d’internet, est venue, à son tour, révolutionner la cartographie. Le Géoportail de l’IGN permet de naviguer sans limites d’échelle. Le fort Doignon est bien là, les limites cadastrales ayant peu à peu repris les limites du fort initial. C’est maintenant au cadastre, en traits orange, de faire apparaître le fantôme du fort. La couverture végétale est signifiée par des aplats uniformes de couleur céladon, et les peupliers en plein autour du hameau se confondent avec les haies bordant les fossés. La description ne serait pas complète sans un détour par Google Maps. La plateforme américaine simplifie davantage la représentation avec seulement trois couleurs : gris pour les voies de circulation, bleu pour les voies d’eau et un fond vert ici totalement uniforme. La toponymie disparaît pour laisser place à des points d’intérêt et des établissements commerciaux. La carte devient pure abstraction, sans échelle, où règnent la fluidité de la circulation et la publicité. Les efforts précédents pour décrire le relief, le couvert végétal ou encore l’organisation du territoire ont disparu. En faisant apparaître la photographie satellitaire, l’impression s’inverse par le trop-plein d’informations. Le couvert végétal, les constructions, les cultures, jusqu’aux traces laissées par les tracteurs dans les champs, tout est donné à voir, donnant le sentiment d’une pornographie du territoire après des siècles de recherche sur les modes de représentation et les signes conventionnels.
Pauvre Aggripa d’Aubigné qui pensait pouvoir transporter « Parnasse au desert du d’Ognon ». Le mont des muses inspirant le poète soldat transporté dans le désert biblique de l’Exode. Si les marais du XVIIe siècle pouvaient passer pour un désert inaccessible, la couverture vertigineuse du monde par l’image satellitaire fait que, désormais, nul n’est à l’abri de la grande optique stratosphérique. Chaque génération de carte possède une intention politique, stratégique ou fiscale. L’histoire de ce fort n’est ici qu’un prétexte, et c’est à l’esthétique de sa disparition que s’attache cette enquête. Il a fallu sauter d’une carte à l’autre pour suivre sa destinée fantomatique. Une carte archéologique permettrait d’appréhender d’un seul regard les différentes strates historiques du lieu, mais figeraient le fort dans son état premier. Des tentatives ont été faites pour cartographier le temps. Le géographe suédois Torsten Hägerstrand (1916-2004) a inventé une sous-discipline appelée Time Geography dans le courant des années 1960, où le déplacement des individus est représenté par un diagramme en trois dimensions, la troisième étant l’axe du temps qui passe. Dès le XVIIe siècle, le théologien allemand Johannes Buno (1617-1697) avait tenté de représenter une carte historique sous la forme d’un ours géant sur le corps duquel les événements étaient répartis. Ces recherches graphiques de la représentation de l’espace-temps montrent qu’il est nécessaire d’inventer une nouvelle forme de carte. La cartographie numérique s’est émancipée de l’échelle, elle peut désormais déborder la représentation du présent avec la simultanéité des temps différés. Et, poussant la recherche, pourquoi ne pas y convier Apollon et les muses, comme Agrippa d’Aubigné l’imaginait ? Il nous faut désormais concevoir une cartographie qui offre, non seulement tous les états connus, mais aussi les contenus associés. Le fort du Doignon est inséparable du long poème des Tragiques. La carte doit renvoyer à l’œuvre. Pour satisfaire l’excavation phénoménologique de Husserl, elle doit être augmentée par un contenu culturel qui surpasse les considérations de mesure du monde physique. Nous pourrions ainsi faire passer la cartographie dans une ère où la culture enrichit le territoire représenté. Invitons les muses au désert.
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