Paul Virilio a conceptualisé les phénomènes de vitesse et leur influence sur la stratégie militaire. Enfant de la guerre, le philosophe a observé l'évolution des conflits du XXe siècle, de la tactique à la communication de masse. Les différentes manifestations de la vitesse (accélération, inertie, retardement, évitement, dissimulation, simulation, disparition, surveillance) dans l'art de la guerre, trouvent une expression dans la "guerre pure", l’"accident intégral" et la "bombe informatique". L'héritage de Paul Virilio pour les stratégistes réside dans la vigilance face à l'accélération.
Comment l’analyse des phénomènes de vitesse peut-elle éclairer la réflexion des stratégistes ? L’œuvre de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio apporte des éléments de réponse. Car il a observé, au travers des conflits qui se sont succédé, comment la vitesse influence les actions militaires, allant de la tactique sur le terrain à la communication de masse. Ne nous trompons pas, cette œuvre n’est pas un manuel militaire, mais une réflexion élargie, d’ordre culturelle, sur l’art de la guerre à une époque précise, celle où la dissuasion nucléaire engluait le monde et où les médias d’information s’affirmaient comme une arme de propagande à grande échelle.
Paul Virilio a lu les grands stratégistes : le général chinois antique Sun Tzu, l’ingénieur et architecte militaire Sébastien Le Prestre de Vauban ainsi que le théoricien allemand Carl von Clausewitz. Il déduit d’ailleurs le principe de « guerre pure » de la distinction que fait celui-ci entre la guerre absolue, idéale et sans friction, et la guerre réelle avec ses contingences et ses lenteurs. À un siècle d’intervalle, la guerre absolue se transforme en « guerre pure » tant la crainte d’un conflit total, de dimension eschatologique, s’est imposée dans les esprits.
Entrer dans l’œuvre de Paul Virilio nécessite plusieurs approches en raison du foisonnement de disciples et de références appelées par l’auteur. Sur le fait militaire, le plus simple reste d’examiner les textes qu’il a consacrés à ce sujet, puis de comprendre les différents phénomènes de vitesse à l’œuvre, pour enfin s’arrêter sur trois concepts importants que sont, pour lui, la « guerre pure », l’« accident intégral » et la « bombe informatique ». Tel est le projet de cet article.
La plongée dans l’art de la guerre
Paul Virilio (1932-2018) se définissait comme un enfant de la guerre en expliquant comment, âgé d’une dizaine d’années, il a survécu aux bombardements de Nantes (1943), puis, à la Libération, découvert la côte atlantique et été fasciné par les bunkers qu’il compare alors aux étranges statues de l’île de Pâques.
Après des débuts comme peintre de décor de théâtre, il travaille comme maître verrier et réalise des vitraux en collaboration avec les peintres Henri Matisse et Georges Braque. Un an avant le début de la guerre d’Algérie, il effectue son service militaire en Allemagne. La guerre le rattrape, et il est appelé en 1956. Démobilisé en 1958, il commence sa longue recherche archéologique sur le mur de l’Atlantique. Il décentre alors son activité du vitrail à l’architecture. Très inspiré par les formes organiques des bunkers, il réalise avec l’architecte Claude Parent l’église Saint-Bernadette-du-Banlay à Nevers, à leur modèle, toute de béton brut et d’aspect extérieur inhospitalier (achevée en 1966).
Sa posture intellectuelle change en 1968, et une nouvelle vie intellectuelle commence : il écrit, devient membre du comité de direction de la revue Esprit et participe à la création de la revue Cause commune en 1972 avec l’historien Jean Duvignaud. Un an plus tard, il est directeur de la collection « L’Espace critique » pour les Éditions Galilée, dans laquelle il publie ses essais. Il s’inscrit en thèse sous la direction du philosophe Olivier Revault d’Allonnes avec pour sujet l’espace militaire. Il ne poursuit pas dans la voie académique, mais cette première recherche lui inspire l’écriture de son premier livre. Pendant toutes ces années, Virilio a persévéré dans sa documentation sur les ouvrages militaires composant le mur de l’Atlantique qu’il révèle au public, en 1975, avec l’exposition intitulée Bunker archéologie au musée des Arts décoratifs. Il poursuit parallèlement un engagement politique en devenant membre fondateur, avec Alain Joxe, du Centre interdisciplinaire de recherche de la paix et d’études stratégiques.
Une œuvre innervée par la question militaire
Si toute son œuvre (plus de quarante livres) est innervée par la question militaire, Paul Virilio a écrit quatre livres qui traitent spécifiquement de la guerre. Sa recherche de plus de quinze ans sur le mur de l’Atlantique le conduit à réaliser un inventaire de ce patrimoine alors honni ; Bunker archéologie. Étude sur l’espace militaire européen de la Seconde Guerre mondiale (1975) accompagne l’exposition éponyme. Un opus qui marque un tournant dans le regard porté sur ces ouvrages militaires et le fait basculer dans le champ de l’architecture. Pour Virilio, cette « machine à survivre » balise la nouvelle géographie de la « guerre totale » jusqu’à en devenir le monument. Il décrit l’Atlantik Wall comme une suite d’abris enracinés dans le sol, qui deviennent l’unique architecture d’un réseau où la communication entre chacun d’eux permet la couverture totale du territoire littoral.
Essai sur l’insécurité du territoire (1976), lui, pose une méthode d’enquête, qui consiste à opérer des rapprochements entre les événements de manière non chronologique, mais aussi transdisciplinaire, pour mieux exposer l’avènement de ce que Virilio nomme un « État suicidaire ». D’où une fresque magistrale de la situation internationale vue par le prisme du militarisme. L’attention se concentre sur l’urbain comme lieu de la dissuasion dans l’équilibre de la terreur. Au-delà, la ville apparaît comme un environnement soudain rendu impropre par la forclusion de cette menace atomique. Paul Virilio pose ici la question essentielle d’habiter un espace devenu inhabitable.
Virilio fait un nouveau constat de l’« État armée » à l’occasion de la guerre du Golfe, en reprenant vingt-cinq articles publiés dans différents journaux européens, précédés d’un avertissement. Dans cet Écran du désert. Chroniques de guerre (1991), il se livre à une forme d’archéologie en temps réel de ce conflit. Une guerre d’un nouveau type se dessine, qui innove avec l’emploi d’armes de communication et d’interdiction du champ de bataille. La télévision y joue un rôle essentiel. Il ne s’agit rien de moins que de mobiliser l’attention de chacun en réorganisant progressivement le temps des populations dans un présent tyrannique. Une forme d’abus de l’information en direct, au point de mettre en péril l’opinion publique et sa capacité de réaction.
Stratégie de la déception (1999), enfin, décrit la faillite de l’intervention de l’otan durant et après la guerre du Kosovo, en se concentrant sur la signification géopolitique des hautes technologies militaires déployées. La topographie torturée des Balkans a conduit à l’échec militaire, que Virilio rapproche du chaos de l’information qui a entouré les buts de guerre de la coalition. Pour lui, le conflit s’est surtout apparenté à une foire-exposition du matériel militaire américain, en particulier d’armes non létales qu’il appelle des « armes pures », dont l’objectif est d’assurer la victoire sans perte humaine. L’autre aspect de cette guerre est médiatique, qui tend à dominer la vie économique et politique des nations. Derrière l’insuccès de l’opération, Virilio voit se profiler une dissuasion totale transcendant définitivement la souveraineté des nations et reposant sur l’« accident intégral » d’un chaos « transpolitique ».
Il réside une méprise dans l’œuvre de Virilio, la biographie se mélangeant à l’analyse. Virilio rappelait en effet toujours son expérience personnelle de la guerre pour en décrire les composants technologiques. D’ailleurs, il ne fait pas la démonstration de l’origine militaire de la technologie, mais l’affirme comme une évidence.
Avant même de s’intéresser à la nature de la vitesse dans Vitesse et Politique (1977), il a rédigé L’Insécurité du territoire où il s’attache à dénoncer la militarisation des esprits. La course aux armements aurait mené au déclin de la géopolitique européenne. Pour lui, le génie maléfique de la guerre passe par l’invention de technologies toujours plus performantes, et sa lecture, débutée alors qu’il examinait les innovations meurtrières de l’Atlantik Wall en matière de dissimulation, de communication et de gestion du territoire, se poursuit par une vision de la cité qui n’est pas, selon lui, paramilitaire, mais paracivile, où le contrôle de la population impose l’ordre militaire même en temps de paix. Il s’appuie sur Clausewitz pour affirmer que notre civilisation sacralise la guerre, « considérée comme n’exigeant en soi aucune justification ». Il écrit cela en pleine guerre froide, sous la menace dissuasive de l’arme atomique qui, selon les stratèges de l’époque, était justifiée comme étant l’arme absolue pour faire la guerre à la guerre : « La Bombe serait en somme le meilleur abri. »
Les régimes de vitesse appliqué à l’art de la guerre
Paul Virilio est souvent cité comme le penseur de l’accélération. Une lecture plus attentive de son œuvre laisse entrevoir une large gamme de phénomènes de vitesse qui appartiennent au domaine de l’élan, de la survenance, de l’effacement ou encore de l’attente. Et tous ces mouvements sont rattachés à la guerre.
L’accélération
L’accélération semble la grande affaire de la modernité, au point de parler de « la grande accélération » pour décrire l’emballement de l’activité humaine mondiale depuis 1850. Paul Virilio devance ce jalon historique pour remonter à l’Antiquité. L’art de la guerre, explique-t-il, nécessite d’être toujours plus rapide que son adversaire. C’est ainsi qu’il décrit l’enchaînement des innovations techniques des projectiles passant, par sauts successifs, de la flèche au carreau d’arbalète, au boulet de canon, au missile... Cette généalogie technique des vecteurs représente une quête effrénée de l’augmentation de la vitesse et de la portée de l’armement. La crainte qu’il exprime serait d’atteindre la vitesse de la lumière, car, dès lors, la course à l’accélération aurait trouvé son apogée et en même temps sa chute, puisqu’il serait désormais impossible de surpasser l’adversaire en le prenant de vitesse. Par ailleurs, Virilio remarque que les hautes vitesses nécessitent un accroissement disproportionné des infrastructures dédiées, ce qu’il appelle les « grands véhicules statiques » (routes, autoroutes, ponts, tunnels...), qui sont autant de vulnérabilités.
L’accélération technologique poussée à son stade ultime atteint la vitesse indépassable de la lumière. Le phénomène à l’œuvre est l’immédiateté rendue possible par l’informatique et ses objets de réalisation, mais aussi des armes de communication instantanée permises par les systèmes informatiques complexes des ordinateurs et de l’intelligence artificielle, capables de prendre eux-mêmes les décisions qu’imposent certaines situations d’urgence. Virilio conteste l’immédiateté technologique dans l’art de la guerre, comme pouvait l’évoquer le général Johnson, responsable des bombardements sur le Nord-Vietnam : « Pourquoi sept ans, là où il suffit de sept secondes ? » Il reviendra à plusieurs reprises sur le système de défense américain Launch on Alert System, qui automatise la riposte au risque de la rendre aveugle.
L’inertie
À l’opposé de l’accélération siège l’inertie, terme très employé par Paul Virilio, qui ira jusqu’à l’inscrire dans le titre de l’un de ses livres les plus connus : L’Inertie polaire (1986). Dans son pénultième ouvrage, Le Littoral, la dernière frontière (2013), il ira jusqu’à parler de « l’inertie du moment de l’inertie du lieu ». Pour ne donner qu’un exemple : « Le véhicule qui stationne le long du trottoir n’est qu’un canapé à quatre ou cinq places… » (1976). Car se profile chez lui une ambivalence entre les deux opposés que sont la vitesse et l’inertie : « Si le xixe siècle finissant et les débuts du xxe siècle ont vu l’avènement du véhicule automobile, véhicule dynamique, ferroviaire, routier puis aérien, il semble bien que la fin du siècle annonce une dernière mutation avec la venue prochaine du véhicule audiovisuel, véhicule statique, substitut de nos déplacements physiques et prolongement de l’inertie domiciliaire, qui verrait enfin le triomphe de la sédentarité, d’une sédentarité définitive cette fois » (1990).                                                                                                        
L’inertie s’applique de la même manière à l’aéronef de la Seconde Guerre mondiale : « L’effet d’isolation technique y est si traumatisant et si long que le Strategic Air Command décide d’égayer les périlleuses traversées de ses armadas : on peint sur le camouflage des bombardiers des héros de dessins animés aux couleurs vives, d’immenses pin ups aux noms évocateurs. On imagine aussi une sorte de système ‟cibiste”, des speakerines aux voix mélodieuses prennent en charge radiophoniquement les équipages pour les guider, mais aussi pour les rassurer durant leur mission, parasitant l’image de la destruction avec des plaisanteries, des confidences, voire des refrains sentimentaux » (1984).
L’inertie se retrouve aussi dans la poliorcétique. Paul Virilio montre le changement de paradigme militaire, où la guerre de siège ou de position fut supplantée par le Blitzkrieg, la guerre de vitesse, mais demeure aussi, en miroir, un état de dissuasion permanent : « Aujourd’hui, la conjonction technologique du véhicule ou du projectile concentre à la fois les deux mouvements de réduction : avec le jet supersonique chargé de l’arme atomique, par exemple, la planète tout entière devient un réduit défensif » (1975). Il observe par ailleurs que, dans une situation de siège, se joue un duel incessant entre l’attaque et la défense : « Le duel millénaire entre offensive et défensive : les armes d’obstruction (fossés, remparts, bastions, cuirasses et forteresses en tout genre), les armes de destruction (lances, arcs, canons, mitrailleuses, missiles...)  et, enfin, les armes de communication » (1991a). En indiquant que « s’ouvre une époque où vont dominer les armes de communication instantanée, grâce au développement d’une information mondialisée et d’une télésurveillance généralisée » (idem).
Retardement et évitement
L’action de mettre en retard ou d’être retardé est un phénomène de ralentissement. En termes militaires, cela correspond à l’action destinée à retarder la progression ennemie. Paradoxalement, le véhicule, par sa vitesse, permet une distanciation toujours plus grande, qui est une forme de retardement : « La ‟machine de guerre” (véhicule, vecteurs divers) en expédiant le voyageur vers l’horizon, l’écarte d’autant du monde avoisinant, au point que l’on pourrait considérer la mise en œuvre de la proximité véhiculaire comme une distanciation, comme un recul, une retraite littéralement » (1984b).
L’évitement dont il est question dans les livres de Paul Virilio est essentiellement celui de la dissuasion, et en particulier la dissuasion nucléaire. C’est donc avant tout l’évitement de la catastrophe absolue, car le risque apparaît réel : « Si la dissuasion nucléaire de la première génération a amené la sophistication croissante des systèmes d’armes, […] cette sophistication a elle-même abouti indirectement à accroître la sophistication des leurres et autres contre-mesures, d’où l’importance de la rapide discrimination des cibles, non plus tellement entre vrais et faux missiles, mais entre véritables et fausses signatures radar, vraisemblables et invraisemblables ‟images”, acoustiques, optiques ou thermiques » (1984a).
De la dissimulation à la simulation
Proche de l’évitement, la dissimulation est un phénomène de vitesse, ou plutôt de rapport de vitesse, puisqu’elle étire le moment de la découverte. Le fait de cacher, ou d’être caché, donc de dissimuler un objet ou une action, fait appel à la feinte, à des artifices dont le plus connu est le camouflage, ou à des leurres chargés de tromper l’adversaire. Le camouflage s’applique principalement aux machines de guerre de grande dimension : « Ce sont alors les engins qu’il faut dissimuler à l’adversaire ; le véhicule, comme l’ancienne tenue de combat, va subir le maquillage, sa silhouette va disparaître sous un camouflage complexe : pour les blindés, la gamme des gris verts, des jaunes sable et parfois l’enduit bariolé qui simule le demi-jour des sous-bois. Pour l’avion, deux colorations qui le feront s’intégrer aux éléments terrestre et aérien, sur le ventre de l’appareil, un gris clair que l’observateur au sol pourra confondre avec la luminosité du ciel, au-dessus de l’appareil en revanche, une teinte verdâtre pour tenter de l’associer à la nature lorsqu’il se posera au sol » (1984b). La dissimulation militaire se fait ensuite plus complexe, « d’où cette génération spontanée d’engins Stealth, armes ‟discrètes”, véhicules ‟furtifs”, la recherche et le développement des leurres (des contre-mesures électroniques) occupant désormais dans l’entreprise militaro-industrielle une place prépondérante » (1984a).
Dans le domaine aéronautique, la dissimulation va prendre une importance considérable pour approcher, sans être reconnu, dans une forme d’invisibilité : « La guerre a toujours été liée à des phénomènes de perception, ce que j’appelle ‟la logistique de la perception”. Les technologies sont telles qu’il ne suffit plus de camoufler l’avion, il faut camoufler aussi son trajet, leurrer ses déplacements par des techniques de désinformation (deception en anglais), qui inventent de faux trajets aléatoires. La ruse de guerre est vieille comme la guerre, sauf qu’aujourd’hui le mensonge est dans les images, les signatures radars, les contre-mesures électroniques » (1991a).
Puis vient le passage de la dissimulation à la simulation, un terme ambigu en matière de vitesse, car il concerne une réponse militaire à la surveillance, afin de lui échapper, et qu’il appelle, d’autre part, à une modélisation pour simuler des phénomènes inexistants. Dans sa première acception, la simulation est une feinte qui simule autre chose, il y a donc là une substitution d’un phénomène par l’image d’un autre phénomène, ce qui désigne une vitesse relative. Dans son autre acception, la simulation produit une image devançant un phénomène susceptible d’avoir lieu : elle présente alors une forme d’accélération par anticipation. Dans l’œuvre de Paul Virilio, l’ordinateur apparaît comme production d’un nouveau simulacre, tenant autant des technologies militaires que du cinéma. La simulation informatique a autant pour fonction de simuler le vol des aviateurs que l’explosion des futures bombes nucléaires à Los Alamos, la « bombe informatique » remplaçant l’arme.
La disparition
L’esthétique de la disparition était un chapitre de Bunker archéologie avant de devenir un livre éponyme en 1980. La disparition est un phénomène de vitesse dans la mesure où elle supprime le premier terme dans le rapport distance sur vitesse : c’est l’absence de vitesse et non une vitesse nulle. Elle ne doit pas être considérée comme une dissimulation, cette dernière feignant de disparaître. L’avion furtif Lockheed Martin F-117 Nighthawk est, pour Paul Virilio, le symbole abouti de la disparition, puisqu’il ne se dissimule pas, mais disparaît de la surveillance électronique des radars. Il l’écrit à propos de la guerre du Golfe : « Finalement, l’objet emblématique de ce conflit, c’est l’avion furtif FI17. Un objet volant qui ressemble à une image de synthèse… Confirmation, s’il en était besoin, que l’image l’emporte sur la chose dont elle est l’image, cet appareil a été conçu dans les années 1980 pour ne représenter aucune ‟surface équivalente radar” sur les écrans de contrôle de l’adversaire, […] il représente pourtant une innovation inouïe dans le duel de l’arme et de la cuirasse, puisque la nécessité de sa disparition électromagnétique l’emporte sur ses capacités destructrices et même sur sa mobilité » (L’Écran du désert, 1991). L’inquiétude de Virilio se fait jour pour envisager la disparition généralisée : « Désormais, le domaine stratégique s’étend au rythme même de différentes disparitions, les véhicules, les troupes, les infrastructures, les cités surexposées aux bombardements, les continents entiers, plus rien n’échappe à la planification de la destruction, c’est le grand black out » (1980a).
La surveillance
Voici maintenant la grande surprise de cet inventaire des phénomènes de vitesse chez Paul Virilio : l’accélération n’est pas le premier des « rapports entre phénomènes » à l’œuvre puisque la surveillance, sous toutes ses formes, est davantage représentée. En quoi celle-ci est-elle un phénomène de vitesse ? Il s’agit de l’attente vigilante de la survenance d’un phénomène prévisible. C’est l’expérience initiatique de la Seconde Guerre mondiale qui pose le cadre militaire de la surveillance. D’abord la surveillance des bombardements (1976), puis l’avion va, de lui-même, se transformer en vecteur de renseignement en faisant corps avec la caméra : « Il y a conjonction entre la puissance de la machine de guerre moderne, l’avion, et les performances nouvelles de la machine de guet : la photographie aérienne, le photogramme cinématographique » (1984a).
L’avion-espion prend chez Virilio la figure d’un totem symbolique de la mutation technologique en cours lors des deux guerres mondiales, jusqu’à « devenir une façon de voir, ou peut-être même l’ultime moyen de voir » (1984a). Il examine avec précision la mutation de l’avion de reconnaissance, des Spitfire britanniques de la Grande Guerre, munis d’une simple caméra, jusqu’aux technologies d’acquisition utilisant l’infrarouge et la télévision à faible niveau de luminosité, guidage laser des munitions, ordinateur de commande de tir couplé aux mitrailleuses des aéronefs de l’armée américaine, avions de surveillance awacs, Bœing joint star dotés d’une imagerie de terrain pour le repérage des cibles fixes ou mobiles (1991).
Héritage stratégiste de la pensée de Paul Virilio
Prolongement de la guerre pure
L’un des premiers livres de Paul Virilio, Défense populaire et luttes écologiques  (1978), s’organise en trois parties : « La guerre pure », « La résistance révolutionnaire » et un court post-scriptum. À partir de la contre-révolution portugaise de 1975 et de nombreux autres exemples, il explore le projet rationnel de la guerre contemporaine comme « guerre pure et totale », et l’explique par « l’administration de la peur ». Revisitant la guerre de l’Antiquité à l’époque contemporaine, Virilio y définit le rapport complexe entre la vitesse, la finitude dans « une acceptation exaltée de la fin », et la prégnance de la vision, puisque « gouverner, c’est pré-voir, c’est-à-dire aller plus vite, voir avant ».
En 1983, le philosophe Sylvère Lotringer interroge Virilio sur l’évolution de la « guerre pure » vers la « guerre impure ». La première, fondée sur la dissuasion militaire et l’équilibre de la terreur, a échoué, et a conduit à la montée du terrorisme et de la prolifération nucléaire. La guerre devient asymétrique et transpolitique, impliquant des groupes paramilitaires et des acteurs non étatiques. Une forme d’antistratégie urbaine émerge, qui déplace de l’équilibre de la terreur à l’hyper terrorisme. Ces termes sont à replacer dans le cadre de la décennie 1980, alors que la guerre froide vacille. Néanmoins, ils résonnent encore puissamment dans l’actualité.
Dans ce long entretien, Virilio interroge l’espace et le temps de la guerre en replaçant la ville au cœur de la stratégie militaire, puisque fondamentalement liée à la guerre et à sa préparation, concentrant une population sédentaire nécessitant d’être défendue tout en étant pourvoyeuse de la logistique indispensable au combat. Il explore l’évolution de la connaissance militaire, passant de la tactique à la stratégie, puis à la logistique qu’il définit comme le transfert du potentiel d’une nation à ses forces armées, définissant une nouvelle relation entre la technologie et la politique.
La menace de la bombe nucléaire laisse apparaître une « transpolitique » définie comme la disparition de la politique due à la raréfaction du temps. De fait, la rapidité et l’instantanéité de la destruction remplacent le temps de réflexion et de dialogue politique. Cela fait dire à Virilio que la société est devenue « dromocratique », fondée uniquement sur une relation de vitesse, et que l’armée est l’organe social détenteur de la « vitesse pure ». Dès lors, la primauté de la vitesse est donnée au fait militaire, avec le risque démocratique que le développement d’une économie de guerre entraîne la disparition de la société civile.
Pour Virilio, l’intrication entre militarisation et urbanisme est telle qu’il finit par postuler que les velléités guerrières perdurent en temps de paix et qu’elles continuent à façonner le fait urbain pour revenir à une forme de « guerre pure ». Prédisant que l’accélération s’autonomise, au point de s’essentialiser dans une pure reproduction d’elle-même, elle devient un puissant moteur de gestion urbaine. Il remarque par ailleurs la montée du terrorisme international capable de frapper n’importe quelle ville par n’importe quel moyen, du moment que les retombées médiatiques soient retentissantes. Si, dans un premier temps, la « guerre pure » de la dissuasion nucléaire agissait sur les individus, même en temps de paix, les nouvelles formes d’agressions terroristes produisent le même effet dès lors que l’attentat frappe de manière imprévisible.
L’explosion de la bombe informatique
La pensée de Paul Virilio se veut multiforme, tout en étant sous-tendue par l’unique cheminement de l’acquisition des phénomènes les plus rapides tant pour l’offensive que pour la défense. L’image tient une place particulière dans cette accélération. Virilio a observé l’évolution de la pratique militaire de l’image et, en premier lieu, l’extension du domaine de la vue avec la possibilité de voir toujours plus loin, « depuis les hauteurs dominantes des fortifications du passé, l’innovation architectonique de la ‟tour de guet”, l’utilisation du ballon captif, en passant par l’aviation et la restitution photographique du champ de bataille en 1914, jusqu’au ‟satellite d’alerte avancée”, […] nous n’avons cessé d’assister à l’extension du champ de perception des conflits » (1984a). Il a retracé l’histoire de l’image aérienne, depuis L’Entreprenant, premier aérostat d’observation qui permit la victoire de Fleurus en 1794, à la couverture du Sud-Est asiatique, vers 1967, par des appareils américains sans pilote, prélude d’une géo-photographie du globe terrestre par les satellites d’observation. La guerre du Golfe lui donna l’occasion de comprendre qu’avec ce conflit où « les divers satellites devaient jouer, pour la première fois dans l’Histoire, un rôle majeur, le contrôle des communications l’emportait sur le contrôle du territoire géographique adverse » (1991a). Voir plus loin, puis voir à distance avec les satellites espions et des drones de reconnaissance, voir aussi la nuit avec l’image infrarouge, et demain voir le futur avec la prédiction probabiliste des mouvements de l’adversaire.
Dans la dialectique de la « guerre pure » et de l’« impure », Paul Virilio observe aussi la vocation duale de l’image qui sert la propagande pour influencer sa population ou celle de l’ennemi. Il existe de ce fait une imbrication croissante entre la technologie militaire et la culture populaire, en particulier à travers les jeux vidéo et les réseaux sociaux, où les technologies utilisées pour combattre sont de plus en plus similaires à celles de ceux-là, brouillant les frontières entre les deux. De fait, les technologies de simulation et de réalité virtuelle sont utilisées à la fois pour les jeux vidéo et pour l’entraînement militaire, et la vitesse y est cruciale pour gérer plusieurs tâches simultanément. De même, les réseaux sociaux sont aujourd’hui un espace où la communication quotidienne se mêle à la propagande militaire, avec la diffusion massive d’images soigneusement sélectionnées et les selfies de soldats sur les champs de bataille. Ces deux phénomènes doivent être vus comme des laboratoires de la « dromocratie », où la maximisation de l’efficacité devient une valeur centrale.
À la fin de son œuvre écrite, Paul Virilio pose la constatation suivante : il existe trois bombes prêtes à exploser : la bombe nucléaire, la bombe climatique, qui peut occasionner d’importants troubles géopolitiques, et la « bombe informatique ». Cette dernière mérite d’être expliquée comme étant l’ensemble informatique interconnecté mondialisé pouvant provoquer deux phénomènes majeurs. Le premier concerne l’automatisation qui, dans le domaine nucléaire, aboutit à l’équilibre de la terreur ou à la destruction mutuelle en cas d’attaque. Virilio s’inquiète que les belligérants ne se laissent griser par la vitesse au point de déléguer à la machine la réponse à une agression de ce type. Le second provient de la vitesse de transmission de l’information, portée désormais par l’image, dont la capacité de diffusion dépasse toutes les médiations connues jusqu’alors. Virilio nomme « transapparence » cette réalité nouvelle, où nous nous baignons dans une bulle constante d’informations dont la provenance et la véracité ne sont plus vérifiées. Il y voit un risque de désinformation à grande échelle, telle une bombe qui éclaterait dans les esprits.
La guerre dans un contexte d’accident intégral
Virilio affirme que la vitesse est violence et que chaque technologie produit son accident spécifique. Mais à la fin de son œuvre, en même temps qu’il parle de « bombe informatique », il préfère insister sur la constitution de L’Accident originel (2005). Pour lui, l’accident est devenu intégral, car sa localisation n’importe plus puisqu’il embrasse désormais la Terre entière. Il identifiait même l’année zéro dans l’explosion de la centrale nucléaire ukrainienne de Tchernobyl en 1986, à laquelle s’ajouteront ensuite les catastrophes naturelles et les autres accidents technologiques ou sanitaires de grande ampleur. Il convient de bien disjoindre la catastrophe qu’est l’explosion du réacteur de l’accident qui lui a succédé ; le véritable accident de Tchernobyl correspond ici à l’entrée du monde dans une ère inconnue.
En matière militaire, Paul Virilio constate que la guerre du Golfe introduit une nouvelle forme de menace planétaire, avec la suprématie de la vitesse absolue des armes d’interdiction du champ de bataille. Cette guerre montre un autre aspect de l’« accident intégral », dans la menace réitérée du dirigeant irakien d’employer un armement chimique. Il pose alors la question : « Comment espérer gagner la guerre du droit si l’autre parvient à nous entraîner dans le non-droit, la grande délinquance internationale, et cela aux yeux de tous ? » Il demande même que la première des conférences internationales d’après-guerre soit consacrée à la menace du déséquilibre de la terreur. L’accident intégral a donc changé de forme, troquant la peur du feu nucléaire contre celle d’une pollution mortelle par l’usage d’armes chimiques.
Opérant un rapprochement, Virilio indique que la pollution systématique du champ de bataille se voit adjointe d’une pollution médiatique sans précédent, qui laissera des traces dans nos comportements, nos mentalités. Pour lui, l’accident intégral devient notre environnement cataclysmique où plane le risque d’un accident total qui comprendrait aussi le savoir : « Afin d’éviter d’habiter demain les dimensions planétaires d’un accident intégral susceptible d’intégrer par réactions en chaîne une multitude d’incidents et de sinistres, il faudrait, dès maintenant, bâtir, habiter et penser le laboratoire du cataclysme, le muséum de l’accident du progrès technique, pour éviter que ne surgisse demain, après l’accident des substances, révélé par Aristote, l’accident des connaissances, la catastrophe philosophique majeure dont le génie génétique, après l’atomique, est désormais porteur » (2005b). L’intégralité de l’accident trouve sa source dans la globalisation économique et le libéralisme politique de la faillite géopolitique qui a pour nom d’emprunt la globalisation.
La multiplication des accidents locaux provoque une catastrophe mondiale, qui serait à la fois sociale, environnementale, et peut être même mentale. Vivons-nous une période où l’accumulation des crises environnementales et sociales, comme économiques, pourrait nous dépasser ?
Une des leçons de Paul Virilio se niche dans l’énoncé des différents phénomènes de vitesse. Si l’accélération monopolise les débats, la lenteur et l’attente ne doivent pas être oubliées puisqu’une grande partie de l’œuvre repose sur la surveillance et l’inertie. La surveillance apparaît comme la face active de l’attente et l’inertie serait sa face passive. L’attente fait partie des actions militaires, en temps de paix ainsi qu’en période conflictuelle. Virilio nous indique que les périls sont grands (« guerre pure », « bombe informatique »...), et que nous vivons désormais dans l’« accident intégral », cet accident des accidents, dans lequel tout devient fluide par la succession rapide des événements.
Le ralentissement n’est pas une solution alors que l’atteinte des objectifs militaires tient souvent à leur rapidité d’exécution. Dans un monde sujet à des variations constantes, l’attente devient un enjeu crucial, que ce soit en termes de surveillance ou de lutte contre l’inertie. Dans ce contexte nouveau d’« accident intégral », le renouvellement de nos cadres de pensée représente un effort constant pour s’adapter aux changements. Paul Virilio aimait rappeler les mots du poète allemand Friedrich Hölderlin : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve. » Après avoir passé plusieurs années à lire Paul Virilio, je crois comprendre son message : ne nous laissons pas aveugler par la vitesse et restons éveillés, en alerte constante, pour disséquer les événements et en comprendre toute la mobilité.
Bibliographique
Virilio, Paul (1975). Bunker archéologie. Vol. no 1. Série des catalogues du Centre de création industrielle. Paris : Éd. Centre Georges Pompidou, Centre de création industrielle.
Lotringer, Sylvere, & Paul Virilio (1983). Pure War. New York: Ed. Autonomedia.
Virilio, Paul (1984). Guerre et cinéma I : logistique de la perception. Collection Essais. Paris: Éd. de l’Étoile.
Virilio, Paul, & Violeau, Jean-Louis (2013). Le littoral, la dernière frontière. Paris : Éd. Sens & Tonka.
Richer, Jean, Paul Virilio, Virilio, Sophie & Weizman, Eyal (2023). La fin du monde est un concept sans avenir. Oeuvres, 1957-2010. Paris : Éd. du Seuil.
Nota, ce dernier recueil comporte 22 essais de Paul Virilio dont Essai sur l’insécurité du territoire (1976), Vitesse et Politique (1977), Défense populaire et luttes écologiques (1978), L’Horizon négatif (1984), L’Inertie polaire (1990), L’Écran du désert. Chroniques de guerre (1991), Stratégie de la déception (1999) et L’Accident originel (2005).
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