Sharawadji
Le mouvement est un moment fondamental de la définition de l'architecture, il rassemble ce qui est épars, cimente un monde hétérogène. Son action consiste à articuler des relations divergentes. Le jeu de l'architecte se passe en manipulations, combinaisons et soudain se produit l'événement de l'architecture. L'enjeu ne concerne plus les conditions de la forme, mais l'élaboration d'une stratégie d'accueil des phénomènes différents.
Pour conclure sans pour autant prétendre que la problématique de la durée ait trouvé ici un développement suffisant, loin s'en faut, ne résistons pas au plaisir d'évoquer l'effet musical sharawadji. Il caractérise la sensation de plénitude qui se crée parfois lors de la contemplation d'un paysage ou d'un ensemble de choses dont la beauté est inexplicable. Le terme exotique que les voyageurs ont introduit en Europe au XVIIème siècle à leur retour de Chine, désigne la beauté qui advient sans que soit discernable l'ordre ou l'économie de la chose. Ainsi, visitant un jardin dont la beauté frappe notre imagination par son abscence de dessein apparent, nous pourrions dire que son sharawadji est admirable.
Le sharawadji joue avec les règles de composition. Il les détourne et éveille dans la confusion perceptive un sentiment de plaisir. Sa matière provient des éléments les plus banals de l'environnement, mais sa beauté imprévisible n'apparaît qu'en rupture avec celui-ci. Il caractérise l'informe, le désordre, le tumulte né de la complexité. Le résultat se révèle subtilement sublime, sans faste apparent, sans théâtralité. Il est le sublime du quotidien, l'exception invisible mais présente de l'ordinaire.
Augurons simplement que cet effet, totalement incontrôlable, saisisse les durées constituant de nos existences et que naisse de cet assemblage complexe parfois un chant sublime, celui d'une rencontre involontaire, d'une vibration. L'attention à la durée peut se traduire par la traque de cet indéterminable, par la recherche d'une composition minimum, suscitant des relations, dans laquelle l'effet puisse avoir lieu.
Temple d'Isé
La ville d’Isé au Japon est célèbre notamment grâce au Temple consacré à Amaterasu, déesse suprême du Shintoïsme. Le temple est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2004. Chaque année environ six millions de touristes le visitent.
La forêt apparaît comme une masse compacte à la lisière de la ville. Les activités qui la bordent semblent insensibles à l’esprit sylvestre si ce n’est dans la mentalité des habitants. Au cœur de ce massif existe deux terrains parallèles, orientés nord-sud et séparés de quelques mètres. Un peu moins grand que des terrains de football, ils sont plantés de gazon et son régulièrement entretenu.
L’un est bâti, l’autre non. Tous les vingt ans, les édifices de l’un sont détruits tandis que des charpentiers rompus à un savoir faire ancestral rebâtissent sur l’autre les mêmes édifices à l’exact identiques. Cela depuis quinze siècles.
Le monument tient sont existence de la régularité du rite sans cesse réitéré et de la consistance des gestes dans le temps.
Système
Le regard décompose le monde, obscurcit certains côtés des objets pour les circonscrire hors de la solidarité générale, les rendant, par là, manipulables. Toutes ces opérations s'opèrent par le véhicule de la durée. La difficulté consiste à aborder cette solidarité. La complexité impose non seulement l'étude des objets mais aussi un travail sur leurs frontières, les seuils, les jonctions. Remarquons ici succinctement le chemin emprunté par une discipline scientifique, la systèmique. Ouverte sur tous les phénomènes d'associations/combinaisons, elle postule qu'un système de relation ou plutôt d'inter-relation complexe unit les choses sans que le tout puisse se réduire à la somme de ses parties constitutives. Ces notions générales s'applique assez bien à la durée.
Un système peut être ouvert, à savoir sans frontière clairement remarquable et peut être circonscrit de manière négative par élimination de tout ce qu'il n'est pas. La constance d'un milieu n'est plus l'équilibre interne mais plutôt le déséquilibre des flux qui l'alimentent. Le déséquilibre nourricier permet de se maintenir en apparent équilibre, en état de stabilité et de continuité. Le déséquilibre peut être compris comme un dynamisme stabilisé. Cet état se fonde sur un paradoxe, les structures restent les mêmes bien que les constituants soient changeants. La stabilité est compatible avec le renouvellement. ïl s'agit d'une continuité dans la discontinuité où le changement amène à durer.
C'est l'ouverture (relation entre l'intérieur et l'extérieur) qui permet la fermeture (stabilité des structures). Un système n'est pas une entité close mais une entité qui organise sa clôture. Paradoxalement l'autonomie ne s'obtient que dans un mouvement initial d'ouverture au monde. La réalité se rencontre autant dans le lien que dans la distinction entre le système ouvert et son environnement. Ces liens ne s'opèrent évidemment pas dans la continuité et l'inter-relation se comble souvent de lacunes.
Système ouvert
Le mouvement pourrait être considéré comme une simple translation, un changement quantitatif dans le temps. La mobilisation de la durée serait alors réduite à l'évolution insulaire de chaque chose. Mais chaque changement de n'importe quelle existence implique par le simple jeu des interactions, une modification qualitative de l'ensemble. La vibration s'étend, rayonne, contamine. Les systèmes perdent alors leur contour pour se réunir dans la durée commune.
La matière dans le temps cesse d'être inerte, non seulement elle se meut dans un processus d'entropie, mais ne cesse aussi de fluctuer, d'accepter le changement d'état au gré des perceptions qui l'animent. Elle subit la duplicité de son état, de son développement propre et du regard qu'on lui porte. A l'extrême, il ne faudrait voir dans le réel que des flux, des potentialités passant à l'acte grâce au support du visible, des mouvements se déployant en se reposant sur l'inerte. Le problème n'est pas tant de demander comment la matière vibre que de comprendre que c'est la vibration, le mouvement qui prend des aspects matériels.
Nous l'avons déjà dit, le véritable aspect matériel s'approche de la confusion réalisée, solidifiée. La substance utile à l'architecte est ce foisonnement de mouvements.
Apparaît une des notions fondamentales de la durée : l'ouverture. S'appliquant aux objets, elle les force à s'ouvrir puisqu'elle ne cesse de préfigurer leur changement. Non seulement la durée consolide la variation incessante en un tout qui subsiste, mais son caractère dynamique ne cesse d'appeler à de nouvelles variations. On pourrait dire qu'elle valide ce qui vient d'être et prépare le changement de ce qui s'apprête à être. Voir l'ouverture consiste à se placer dans une situation constante de veille, de prévoir la possibilité du changement sans en connaître déjà la teneur. L'instant est perçu alors comme une situation de sursis. Le mouvement apparaît à l'appel d'une potentialité et se propose sans cesse de combler une situation en déséquilibre, tendue vers ses possibles. Oublier le rôle de la durée revient à se priver de la richesse née de la coexistence de temporalités divergentes ainsi que de la capacité d'ouverture naturelle qu'elle propose.
Par sa capacité d'ouverture la durée amène une architecture flexible, élastique, ayant le potentiel de ses multiples devenirs. Loin de l'inertie, de l'intemporel, elle appelle le changement.
La possibilité d'ouverture doit flotter dans une architecture sans jamais l'achever ou la resserrer. L'ouverture n'est pas une fonction d'attente statique d'un futur préfiguré mais bien au contraire une générosité d'accueil. La durée impliquée dans le réel doit se lire comme une dimension nouvelle, active sans être autoritaire, comme l'ouverture imprévisible aux possibles.
Unitas multiplex
L'Architecture ne se réduit pas et s'impose dans toute son hétérogénéité. Parler de la durée est évidemment un moyen détourné de caresser ce qui est multiple et indissociable. Les champs qu'elle embrasse sont si vastes et désordonnés qu'aucune pensée simplifiante ne peut s'y appliquer sans tomber dans le travers d'une exclusivité réductrice. Elle organise des notions divergentes, assure leur relation, elle rassemble ce qui est multiple et épouse la complexité du monde.
Par complexité ne surtout pas entendre confusion, incertitude, voire même désordre, bien au contraire. Là où une pensée simpliste ne verrait que concession, amalgame, domination, il faut admirer les articulations qui autorisent la présence simultanée de caractères divergents. Tissage complexe, l'architecture permet l'expression paradoxale de l'un et du multiple, de « l'unitas multiplex ». En elle, à chaque instant, diverses tensions s'exercent simultanément, à différentes échelles parfois sans qu'il y ait confusion, mais plutôt association, interaction, aléas. « L'unitas multiplex » garantit cette libre expression sans réduction et l'architecture se montre alors non pas comme substance mais comme principe d'organisation. Ainsi la composition classique de l'architecture, ce jeu de volume, fait place à une composition à la fois plus abstraite et plus charnelle qui organise un tissu d'événements.
Ce voyage est un passage de la substance aux phénomènes.
Complexité
Voir l'Architecture sous le jour de la durée, c'est refuser de la considérer comme immobile face au temps. Bien-sûr l'avènement au visible d'une architecture se comporte comme un contenant figé en proie passive au passage du temps. Bien-sûr parfois le béton se lézarde, la peinture craquelle, les matériaux vieillissent. Mais l'Architecture comme mouvement de l'esprit est une forme nettement moins saisissable ; précieuse, elle se commet avec le temps dans un raffinement complexe.
Un architecte ne fait pas de l'Architecture, il construit des bâtiments et y appelle l'Architecture. La conception s'adresse au futur dans un perpétuel projet tandis que la construction est une discipline lente et matérielle.
Toujours en déséquilibre, notre vocation à formaliser les tensions en genèse est ici interpellée par la difficulté actuelle d'habiter le temps. La solution de facilité consisterait à ne pas en tenir compte, à continuer sur la voie du modernisme inaliénable, après tout, nous ne sommes pas si loin de la période héroïque où l'architecture flirtait avec le devenir façonnable de l'humanité. Mais peu à peu une réflexion sur le « temps variant » s'engage. Des interrogations naissent : comment gérer la confrontation de temporalités différentes ? Comment prévoir dès la conception d'un ouvrage son rapport avec des évolutions futures ? Quelle place pour des pratiques imprévues ? Comment anticiper la variation du contexte ? Les réponses ne peuvent pas être homogènes et simples, produites par une pensée disjonctive.
Mobilité
La durée amène la mobilité et l'ouverture. Elle n'implique pas uniquement une forme vécue du temps, mais avant tout une image mouvante de tout espace perçu. Dans la mesure où la mouvance s'aperçoit dans la matière, elle ne peut être considérée comme une notion autonome. La matière même se meut, nos activités humaines incitent à l'incessant déplacement, notre sens aigu de l'écoulement rend le changement perceptible. Par son aptitude au changement et son inscription dans l'épaisseur du temps, la réalité impose une vision d'un espace en mutation incessante.
Les objets de la composition placés dans l'atelier, n'abdiquent pas leur implication dans l'espace alors même qu'ils exposent la durée, tout au contraire, celle-ci concrétise le mouvement lent du temps sur les choses, sur le vide. Le mouvement de l'écoulement réunit les objets, les fait entrer dans une danse commune.
Isolés arbitrairement pour les besoins de la composition, broc, bouteilles, boîte, bocaux tissent dans le temps entre eux et avec leur environnement des liens secrets. De notre situation d'observateurs, la boîte semble aujourd'hui collaborer avec le support de la table vers un destin étrangement commun, le broc ne cesse de se définir par rapport au mur du fond, la communauté du vide aperçue dans les récipients translucides les rapproche, ...Même l'existence d'un observateur devant cette table entre dans le jeu et on comprend que la séparation entre les choses et leur entourage n'est pas trachée. Une étroite solidarité lie tous ces objets matériels entre eux et avec l'ensemble de leur environnement. Ils n'ont pas les limites précises que nous leur attribuons.
Ephémère
Par delà le simple couple support/apport entre le lourd et le fugace, la coexistence semble absolument nécessaire puisqu'elle définit un système de rapport extrêmement subtil. Au delà du simple hébergement, les temporalités vastes s'installent dans la durée par opposition à ce qui ne dure pas. Sur la table de Morandi la présence des récipients dialogue avec le mur et leur support. La rencontre de l'éphémère et de la pérennité exalte la sensation de la durée et lie ces oppositions, nous entraîne sur la voie de la complexité.
La durée éphémère nous remémore le fondement du temps vécu. Dans l'instant, coexistent le monde et les possibilités de l'être. Cela correspond à un temps transcendant, à une conscience verticale. Loin de l'instantanéité, le territoire de la durée s'étend autant dans l'éphémère que dans le long terme. Ce qui le rend remarquable est avant tout sa facilité d'appréhension ; en un instant les phénomènes semblent limités, à peine repérés qu'ils disparaissent déjà. Mais leur solidarité secrète avec l'amplitude résonne en nous comme la marque consciente du foisonnement du temps.
Instantanéité
La micro-seconde amène forcément à la micro-reflexion, à l'illustration. Peu à peu le poids de l'instantanéité réduit dans les consciences la sensation des temps multiples, du foisonnement des choses. Mais il est vrai que l'image de la complexité est plus facile à appréhender que la complexité prise dans l'épaisseur de la réalité.
A l'instantanéité oppose la profondeur de l'éphémère, ce qui ne dure presque pas ou la durée réduite quasiment à l'instant. Dans le mouvement de l'éphémère s'exalte l'intrigue de la cessation. Peut-être est-ce notre passion pour les possibles qui nous pousse à l'aimer ? Nous y lisons une destinée métaphysique butant sur la contradiction de son principe d'apparition, cela s'exerçant dans un temps si court. Les racines de notre fascination sont à rechercher dans nos craintes et nos refus.
Fugace le mouvement du danseur, la course du passant. Déjà disparues ces traces sur le sol. Que reste-t-il du passage dans l'herbe de Richard Long ? Le vingtième siècle fut fasciné par le fugace, ce qui ne dure pas, entraîné dans un mouvement vers la succession. L'art contemporain le démontre : « toutes les civilisations anciennes croyaient au définitif, mais, pour nous, le définitif c'est le mouvement, le définitif c'est la transformation » J Tinguely.
La sensation du furtif accompagne une sensation de l'accélération du temps et de la précarité de toutes choses. L'éphémère interroge sans cesse le sens de la vitesse et celui de la permanence. Notre engouement pour le fugace s'exerce par référence, par opposition à partir de temporalités plus vastes. Naît une dialectique du fugace face au lourd, de l'éphémère face à la pérennité.
Photographie
Etrange relation passionnelle entre la photographie et l'architecture. Sur les premières plaques photosensibles les sujets furent, sans conteste, des vues urbaines et des architectures bâties, comme si la photographie était née se vouant à la matérialité du monde physique. Délicieux paradoxe puisqu'un procédé chimique de révélation de la lumière à partir d'une opération optique se dédiait d'emblée au massif. Et comment expliquer depuis lors, sinon par sa facilité de reproduction, qu'elle soit devenue le principal mode de représentation de l'architecture ?
L'anecdote veut que les premières photographies exécutées par Daguerre en 1838, qui nécessitaient un temps de pose de plusieurs minutes, représentaient une réalité oblitérée du mouvement des passants : les vues urbaines montraient correctement les bâtiments mais les rues restaient désertes, la fugacité du passage d'un piéton ou d'un véhicule n'ayant pas le temps d'impressionner l'émulsion. Le processus chimique balbutiant apportait par là-même la preuve de temporalités divergentes dans la ville.
Mais les techniques s'améliorant, la pose se réduisit à la fraction de seconde, amenant une nouvelle ère dans la représentation: le mythe de l'instantanéité. Nous voilà alors capable de figer dans le temps, à partir de la micropose toutes les temporalités, les resserrant à outrance vers une image homogène, totalement aplatie, négligeant toute sensation de durée. Nos livres, nos revues, sont remplis de ces instantanés. Notre enseignement s'appuie facilement dessus quand bien même nous leur reprochons à force de cadrage trop savant le profond autisme d'un environnement coupé sur les bords des clichés. Avons-nous tant besoin de la séduction de l'instantané ?
Mais quatre siècles après la mise au pas de l'espace par la perspective, la photographie semble asservir le temps. Il faut alors admettre que la photographie est un mode de représentation autonome, une anamorphose sommaire du visible. L'architecture ne se résume pas à l'image et l'image génère sa propre architecture.

Impermanence
« a city is more than a place in space, it is a drama in time », Patrick Geddes
En apparence, ce qui relie les formes urbaines procède de l'accumulation, de la contingence en un même lieu. L'histoire peu à peu les aurait déposées et offrirait aujourd'hui à nos yeux l'héritage des formes matérielles se référant à des ordres passés. Cela ne constituerait pas une ville mais un musée.
La permanence des éléments anciens n'appelle pas au passé. Elle se déclot dans l'instant. Nous percevons au présent les éléments de la ville, chargés de ce qu'ils furent : ils appellent à la mémoire des sens plus qu'à l'analyse historique. Leur présence n'a aucune signification intrinsèque et invariable, leur valeur est de position et toujours relative. Les architectures du passé, proches ou lointaines, de modalité historique et sociale individuelle, coexistent dans la connivence, même si la plupart d'entre elles tiennent plus du signifiant éthéré que de l'insularité acharnée. Ainsi la ville procède à une réactualisation permanente.
Toutes les formes urbaines, du tracé au construit, s'inscrivent dans la durée, plus exactement dans des durées singulières. Visitées à chaque instant, certaines sont éphémères, d'autres restent au monde dans la continuité d'une forme sûre, parfois varient par une multitude d'adaptations progressives, d'autres encore n'étant capables que de mutations brutales, disparaissent subitement pour mieux réapparaître, libres de toute contingence. Ces « morphologies temporelles » divergentes, entretiennent des relations constantes où interviennent des phénomènes de diffusion, réajustement, contamination, pollution, ...
Décor urbain
La pérennité des formes bâties souvent supérieure à la durée de vie humaine, amène facilement à l'idée fausse du cadre bâti comme support intemporel et passif. Cette vision patrimoniale oublie trop vite que les carcasses anciennes se maintiennent dans le présent uniquement à partir d'une volonté forte de les reconnaître comme utiles dans l'instant d'un intérêt affectif ou fonctionnel. Le support passif n'existe pas en matière d'architecture et la virulence d'une construction active s'observe par sa volonté à durer, c'est-à-dire dans notre volonté à la faire durer. De fait, l'accumulation n'a plus cours, puisque accumuler condamne irrémédiablement à l'oubli. Farouchement chacune existe dans son écoulement singulier à travers le temps.
Mais la ville ne dispose plus de temps pour se permettre la maturation nécessaire dans l'apprentissage progressif des coexistences. Les formes anciennes s'enfoncent dans la passivité, rejetées par des regards égarés vers la séduction du « prêt à utiliser clé en main lisse et propre ». Ce n'est plus la ville qui est perçue mais l'image de la ville et nous finirons par évoluer dans un décor. En réponse à cette amnésie temporelle, il faut tenter d'apprivoiser ces durées multiples, de gérer leur coexistence, en étudiant ce qui les relie.
Perception
La renaissance amena le désir d'établir une cohérence métrique dans la perception même de la ville par le biais de la géométrie. La course chaotique du réel devait ployer devant la rationalité du déterminisme, la perspective était née. Outil d'un caractère proprement architectural, elle démontrait que la dimension apparente des objets distribués dans l'espace obéissait à un « ratio » constant. Cette tentative de représentation concrète de l'espace à partir d'un point d'observation défini amena une vision  homogène  du paysage urbain  dans  l'instant  du  dessin  ou  du  tableau. Implicitement elle véhiculait la vision d'un temps cohérent, uniforme et invariant.
Le premier prototype connu de dessin perspectif connu est attribué à Brunelleschi. De très petite dimension, il s'agissait d'un tableau de bois peint représentant le temple de San-Giovanni  en  face de  la  cathédrale de  Florence.  Devant l'impossibilité  de représenter les nuages présents dans la scène, « corps sans surface », excédant à priori les moyens de la perspective linéaire, Brunelleschi résolut de passer cette partie du tableau à l'argent bruni afin que l'observateur manipulant l'objet puisse y inscrire le reflet des nuages réels. Le tableau démontrait une discontinuité entre ce qui pouvait être modélisé suivant les moyens géométriques purs et ce fond non maîtrisé. Cette expérience, devrait nous apparaître comme l'archétype de la résistance de ce qui est mouvant, de l'expression la durée palpable, à toute tentation uniformisante.
Face à cette contradiction, le temps pris comme paramètre géométrique fut le seul toléré. Nous avons ramené le divers et le changeant dans l'écoulement serein d'un système généralisé et unifié. Au long de son histoire récente, le jeu architectural, fier de   sa   connaissance   du   monde   prévisible,   permis   l'avènement   d'un   système décontextualisé et reproductible aussi bien dans ses formes que dans son mode de développement. Bannissant la variation, l'état figé était la règle rassurante d'un monde supposé définitivement moderne. On promut les invariants et comme la complexité du changeant n'était pas intégrable à la théorie, elle était immédiatement exclue au profit de l'instantanéité.
A condition d'établir le système comme définitif, les règles étaient parfaites : l'arithmétique  précisait  l'objectif,   la  géométrie   la  forme.   Système   idéologique décomposable,   l'espace  prenait  l'ascendant  sur le  lieu,   la  ville  devenait  une composition abstraite fondée sur la hiérarchie des échelles". Sa simplicité myope lui promettait un avenir radieux où le mimétisme d'une vision commune introduisait tout développement  dans  une  continuité.  A  la  logique  de  la  table  rase  répondait l'émergence définitive d'une culture moderne. Mais peut-être avait-on oublié de penser à la singularité, à l’«hors-norme». Force est de constater que les ensembles urbains sont mis hors-sol, que l'hégémonie du « temps-paramètre » a fait naître des villes abstraites sans représentation géographique certaine, organisées suivant des territoires isochrones.   Sans  nous  en  rendre  compte,  nous  avons   fabriqué   de l'hégémonie temporelle et du délaissé spatial.
La situation semble irréversible. A l'écoute des villes anciennes aux formes multiples et hétérogènes nous ressentons le délai naturel nécessaire pour atteindre une maturité urbaine. Mais force est de constater que devant l'accroissement urbain ultra-rapide, nous ne disposons plus de temps pour fabriquer la ville. La ville moderne, pragmatique, réticulée, capable d'extension uniforme ne suffit plus à engendrer la lente maturation de son système, elle s'arc-boute sur le temps. La collaboration a laissé place à la confrontation et la ville moderne procède désormais du télescopage temporel.
Faillite de la pensée
La composition s'est à nouveau resserrée suivant le principe de mitoyenneté. Chaque objet entretient une relation de contact avec au moins un autre. L'ordre de la composition linéaire est hasardeux et elle semble appeler toutes les combinaisons possibles sans que l'équilibre général en soit changé.
La distance entre chaque élément régit leur relation en fonction du volume de chacun. Ici le contact physique généralisé apaise la composition, élimine toute source de tension. La perte de singularité renforce la présence de l'ensemble comme un tout cohérent. L'absence d'attraction dans l'espace amène la composition à un tournant presque métaphysique. Les éléments pourtant inertes me regardent, introduisent peut-être une interrogation sur leur présence simultanée. Devant moi à l'absence du jeu spatial répond le mutisme du temps. Le contact physique ne semble pas suffisant pour effectuer ce lien, quelque chose de plus se produit qui donne une étrange unité, peut-être la présentation frontale? Peut-être que le jeu subtil du temps ne se projette que dans l'arrêt des tensions oppressantes de l'espace?
Dans cette continuité, l'impression homogène se révèle juste, l'interrogation présente.
Architecture et déploiement
L'architecture se déploie dans sa duplicité, duplicité même contenue dans l'étymologie du mot. « Architecture » = « arche »+« tecture ». « Tecture » nomme l'action de bâtir, provenant de « tecknonicos », le charpentier et plus généralement le fabricateur.
« Arche » se traduit de trois façons : le commencement (d'une série temporelle ou historique), le commandement (au sens politique), le principe (on parle par exemple d'archétype). L'arche s'ajoute à la tecture et cet ajout amène une conséquence irrémédiable sur le bâti, celui-ci perd son autonomie dans la matière au profit d'un sens plus grand, de nature différente. « L'arche », produit de la pensée, se dévoile au visible dans la « tecture ». Il n'y a d'architecture que dans la pensée, son essence est absolument d'un autre domaine que le construit. Il s'agit avant tout d'un jeu, d'un effet de mots.
Revenons au déploiement. L'architecture, s'efforçant vers elle-même, doit pour s'apercevoir forcer le sensible. C'est ainsi que le fugace rencontre le lourd. Ses matériaux lui sont fournis par la matière extérieure sous forme de masses mécaniques et pesantes. La pensée subit alors la contingence du visible qui courbe le jet de son élancement. L'expression de l'esprit reste à l'état de tentative, la distance qui sépare l'idée de sa représentation se comprend comme un écart, fruit du conflit entre la pensée et l'extériorité.
La construction/pensée est toujours en proie à l'aventure de l'architecture. Au besoin de matérialité, né de la tentative de « l'Arche » de se soustraire au néant, le « tecture » répond par l'asile qui l'amène à un changement qualitatif. La stature de la pensée se révèle à nous par le biais de la construction et celle-ci en conserve l'éveil, elle sait qu'elle est en train d'être de l'architecture, et cette conscience dure.
Le transport qui lie l'arche à la techné est un lien organique, qui loin de repousser ces deux instants comme antinomiques, les associe dans une curieuse danse pleine d'hétérogénéité. Cette relation exclut toute tentative hiérarchique. Point ici de passage sublime mais un mouvement à petit quantat, un allé-retour incessant. Momentanément, le mouvement les amalgame. Liés, ils n'en demeurent pas moins libres, leur expression est à la fois simultanée, commune sans que l'individualité de chaque principe soit oubliée.
Agents de forme
Devant nos yeux se déploie la présence des choses. Mobiles dans le temps, ils proposent une ouverture, un appel, ils exposent au visible l'impalpable énergie qui les animent. Dès à présent, pour chercher le lien entre durée et architecture, il nous faut distinguer la construction de l'architecture.
L'architecture ne se réduit pas uniquement à un système qui établit des rapports physiques. « Le jeu des volumes sous la lumière » n'a aucune autonomie, il n'apparaît que dans une perception et c'est la qualité du regard qui en fait jaillir la théâtralité. Le jeu n'existe que s'il y a des joueurs. L'architecture est un système qui fondamentalement et primitivement établit des rapports entre les êtres et le monde qu'ils côtoient. Ayant trop l'habitude d'envisager à son propos, la composition de masses construites comme unique médium, nous oublions qu'une architecture sans bâtiment peut être parfaitement concevable : ne parle-t-on pas d'architecture en médecine, en mathématiques, ..? Son domaine s'étend partout où existe une structure de langage, où existe la volonté de représentation par un schème particulier.
Les bâtiments sont des agents de formes par lesquels se transmettent des valeurs architecturales mais ils ne constituent en aucun cas la forme de l'architecture, sa substance. Ils se contentent d'introduire des formes plus larges, jouant le rôle modeste d'exécutant, de « machine » à accueillir l'architecture. Le matériau sur lequel porte le travail de l'architecte n'est ni le ciment, ni le verre ou même l'espace, mais la possibilité d'éclosion au monde des formes de l'esprit.
Continuum
Loin de rétablir le continuum passé-présent-futur, moment historique du déterminisme philosophique, il faut envisager la durée comme une étendue hébergeant de la complexité, comme une sensibilité verticale à un temps horizontal, outil de consolidation de l'éphémère, à la fois conscience de ce qui est déjà et projet. La longue durée des choses continues, vestige d'une pensée appelant la permanence est soudain frappée de nullité, nous vivons le règne de la variation. A l'opposé, la pensée décontructiviste, celle de la contradiction de la durée, ne propose comme alternative que l'instantané. L'aliénation du passé et le rejet d'un avenir imprévisible, forclos, préconisent l'amnésie, la pensée de l'immédiat déréalisé.
Loin de ces deux approches, une pensée sur la durée présente l'instant visqueux collaborant entre mémoire et devenirs possibles, il n'est plus à considérer comme noeud du temps, mais comme un territoire d'existence, à la fois frontière et univers.
A la vision primale du monde, s'ajoute l'altération de l'habitude et la richesse de la mémoire. Aucune constance dans l'éveil aux choses, tout se dilue trop rapidement sous le coup de la répétition. La mémoire, pratiquement inséparable de la perception, intercale le passé dans le présent. Elle contracte dans une même intuition des moments multiples de la durée. Il s'agit d'une construction mentale, d'une représentation qui complète la matérialité de l'expérience passée. En dehors des habitudes, des mouvements d'intériorisation-extériorisation, la durée naît de notre rapport direct aux choses, de la friction pure sur la rugosité des choses, qui nous expulse de nous-même vers le monde. Puis la durée appelle la mémoire, soigne notre ouverture. Demeure le jeu entre éveil et habitude. Quand vient la lassitude, l'habitude joue le rôle de lacune, de silence, dans la noise ambiante. La perception est faite de densité, mais aussi de retrait, d'oubli. Reste la rugosité, toujours présente, prête au jeu, à l'aventure de l'être au monde.
Matérialité
L'interrogation de la durée amène une vision nouvelle de la matérialité. Derrière le foisonnement, nous ne pouvons plus dire que la substance se développe et se manifeste dans le rythme de l'écoulement du temps. En fait, l'aspect matériel est issu de la confusion réalisée, c'est à dire de la coïncidence de durées hétéroclites. Tout ce tumulte, cette noise, apparaît au visible en proposant des formes n'étant que les empreintes fossiles et éphémères du mouvement de chaque chose. Devant nos yeux, la qualité de la matière s'étale immobile en surface, mais vit et vibre en profondeur.
Du transport du temps surgit la variation, et le lieu où cela s'effectue s'appelle la durée. Charnelle et cinétique, elle regarde les choses en train d'être, et par sa dimension engage leur mouvement. La durée est un territoire, terrain de la confrontation de vibrations divergentes, dont le résultat est une confusion consolidée. La durée est un chant issu de la mobilité, hébergeant dans une même logique de présence la multitude des temporalités.
Impossible évidemment d'y voir un phénomène homogène ; elle qui se convulsé d'accélérations, de nouveautés, d'étonnement, de ruptures, coupés par des vides. Son caractère dynamique apparaît de prime abord sous forme d'impulsions, de saccades : sous forme discontinue. Prise dans le détail de son cours, une durée précise fourmille de lacunes, de vides.
Elle s'anime à notre regard, notre perception occupe une certaine épaisseur de durée. Lorsque expulsée de notre habitude, nous nous confrontons à ce qui nous entoure, au présent réalisé, nous la ressentons. Elle offre en réponse une vision réactualisée de ce qui est. L'interrogation étant incessante et non constante, la réponse est lacunaire. La dimension même de la durée varie en intensité, empruntant des rythmes plus lents ou plus rapides, mesurant le degré de tension ou de relâchement des consciences. Ce qui implique qu'il y ait des élans, des absences aussi. Nous voici en présence d'une forme organique du temps où la mêmeté apparente cache le foisonnement dans le cours de celle-ci.
Travailler la durée consiste donc à écouter le foisonnement ambiant, la noise, à profiter de son hétérogénéité, à accompagner la mobilité sans chercher à la circonscrire. Elle se situe dans l'épaisseur du temps, intéresse l'instant à ce qu'il fut, à ce qu'il pourrait être. Son moment est celui de la consolidation. Son processus temporel marque à chaque instant le passage d'un ordre éphémère, celui de l'hésitation devant les possibles, à un ordre constitué, déjà dépassé s'adressant à la mémoire. Des réalités temporelles différentes se côtoient dans l'agitation tandis que la force de l'écoulement les retient jusqu'à la consolidation. Il ne s'agit plus du temps de l'horloge, mais de celui du sablier, du mouvement irréversible ressenti, affecté.
Durée
Par le transport de l'être s'opère une solidarité entre passé et avenir, le temps se substantialise, la durée apparaît. Loin de l'abstraction, la durée se pose comme un attribut de l'existence, un mouvement agissant sur toutes choses. Elle caractérise la mobilité et le changement qui affecte tous les êtres.
La durée s'éprouve sous formes d'impulsions, de saccades. L'opposition est nette entre les instants et les intervalles. Le temps théorisé, poussières d'instant hétéroclites, amène une représentation générale  du mouvement,  un  schéma  symbolique,  la quatrième dimension de l'ensemble espace-temps. Lorsque le temps désincarné subit la séduction de notre relation affectée au monde, il se consolide en durée. Advient alors la suprématie du temps vécu.
Le transport des êtres, leurs engagements au sein de multiples possibles amènent au foisonnement.  Alors le  temps   se  remplit  d'hésitation,   se  délite  en   fragments autonomes qui, oubliant de suivre le cours matriciel, imposent peu à peu leur rythme, à leurs pauses et accélérations. Le temps unique sous un tel jour n'existe plus, éclaté en mille et un phénomènes temporels qui s'opposent, se superposent ou divergent. Le foisonnement de ces durées hétéroclites, dans un même instant, s'inscrit dans le réel suivant une logique de coïncidence. Ce que nous percevons comme durée n'est autre qu'un aspect stroboscopique, phénomène d'apparition simultanée au visible, du changement général. Tout est fluant, la vacuité règne, le désordre ambiant compose un ordre imprévu.
Chaque instant comporte en lui une multitude de possibles qui coexistent dans la simultanéité. Chacun de nos gestes, chacune de nos pensées nous enseigne l'alternative. D'abord par notre mouvement propre, ensuite par la confrontation à la matière. Tous, nous composons le monde, un monde collectif, où ces tentatives s'y surimpressionnent jusqu'à former la noise ambiante. Chaque chose appartenant au visible, un objet, un lieu, une qualité, se définit tacitement comme une création de l'être, voir une rencontre de tous (nous percevons la matière en nous, alors qu'en droit nous la percevons en elle).  Les êtres en s'impliquant, chacun à leur manière, définissent le lieu et celui-ci engendre l'espace. Le phénomène n'est qu'une rencontre éphémère toujours à reconsidérer, que seul l'écoulement permet de maintenir dans un semblant de continuité.
La possibilité d'exister ne s'exerce que dans l'élan et il faut la considérer comme la consécration d'une volonté de continuation. Derrière la permanence, c'est la vie qui bat et s'élance sans cesse ; elle anime le visible.
Temps collectif
L'ordre social impose naturellement un temps collectif par les techniques qu'il véhicule. Le téléphone, l'ordinateur, la télévision, la voiture sont des agents temporels. L'être s'y confronte sans cesse, les accepte et en use. Ils ne devraient être que la cadence sommaire et oublieuse de sa relation au monde, mais cette pression extérieure constante et totalement acceptée, peut être une gène dans sa projection autant qu'elle le pousse par facilité à l'oubli. C'est un constat d'anorexie temporelle où l'appréhension de l'épaisseur du temps se tait au profit d'une vision instantanée des choses.
La divergence des temporalités autonomes s'exprime toujours mais il est à craindre que la systématisation contemporaine en réduise le territoire. Dans cette crise temporelle, l'attention à la matière paraît soudain importante. L'être emprunte au monde des perceptions d'où il tire sa «nourriture» et les lui rend sous forme de mouvement. Celte relation consciente aux choses est primordiale et nécessite une éducation incessante. Leur caractère charnel face au temps devrait nous conduire à les considérer comme des hébergeant de la durée dont dépend en partie notre capacité projective.
Temps de la matière
Le temps anime la matière, dont les constructions. Dans l'univers du visible, les constructions, matières chargées, sont des objets à part. Sculptures creuses, elles échappent à la nature pour rejoindre l'expression humaine et accueillent le mouvement, l'usage. La matière qui les constitue les enracine au transport du temps, de dimension propre, de modalités génériques inaliénables, elles se posent comme des événements à part entière. Mais la représentation que nous en avons, la perception même, passe par un mouvement d'éclosion au visible d'une dimension invisible, que nous nommons « architecture ». Une construction se positionne dans le temps à partir d'une relation liant son devenir propre au regard de ceux qui la perçoivent. Sa temporalité est issue autant de ses nécessités propres, les contingences de la matière, que de la qualité phénoménale que nous lui accordons.
En se rappelant que nous composons le monde autant qu'il nous contraint, je regarde le broc et les flacons pour comprendre qu'ils subissent la durée que je leur affecte, la matière incarne autant ma sensation qu'elle suit son devenir objectif. Le sceau du temps les marque particulièrement depuis que mon regard les interroge. La duplicité est belle, inerte la matière me résiste, mais soudain animée du regard, elle collabore à mon épreuve du temps.
Temps du monde
Tout d'abord le temps du monde, ce temps commun s'étendant sur toutes nos activités, sur toutes les choses. Il réglemente la géographie, s'étendant uniformément autour du globe, ainsi que le fondement de nos sociétés puisqu'il scande leur histoire. Décomposé, il abrite nos mouvements quotidiens. Toute vie sociale exige un synchronisme minimal permettant de garantir un aménagement commun des occupations. L'horloge, la pointeuse, la montre et les calendriers dans leur mesure mécanique servent cette simultanéité, domptent l'enchaînement sauvage des instants individuels vers un tout social rassurant. Mesurer consiste à borner des actes, à les circonscrire collectivement.
La mesure fut une discipline mathématique, fondée sur la notion d'enchaînement constant et perpétuel, qui servit l'ordre social. Lorsque Newton rassembla la théorie du temps universel extérieur aux phénomènes, celui de la mécanique, le temps était déjà scandé dans les ateliers, sur la place des églises... Le souci de constance animait la permanence de l'ordre, le déterminisme régnait.
Le vingtième siècle mit fin aux certitudes. La mécanique newtonienne fut ébranlée par l'introduction de phénomènes de diffusion, de friction, de perte contenue dans la nouvelle physique (thermodynamique, mécanique quantique....). En 1900 était introduit le concept de quantum élémentaire d'action, qui allait révolutionner une pensée physique basée sur la notion de continuité : l'énergie apparaissait ainsi comme une structure discrète, discontinue. Graduellement la notion d'objet était remplacée par celle d'événement, de relation, d'interconnexion, le vrai mouvement devenait celui de l’énergie. La possibilité d'un espace temps discontinu était avancée.
Simultanément, la pensée philosophique proposa une distorsion du monde due à la projection de l'être, une vision du foisonnement des possibles. Le temps n'était plus unique, encore moins permanent. Nous perdions la cyclicité du mythe au profit du chant du complexe.
Temps de l'être
Vint le temps de l'être. En comprenant que l'être entretient une relation affectée avec lui-même et ce qui l'entoure, il n'était plus possible de continuer à lire l'existence uniquement selon des jalons extérieurs : une différence fondamentale émergeait entre existence et inertie du temps transitif. Nous comprenions que le sujet ouvre le monde autant qu'il s'y situe.
Nous évoluons avant tout à partir de notre projection dans le monde et l'être y est engagé à tel point qu'il se détache de l'instant commun. I’espace et le monde deviennent ce que notre discernement isole de la réalité. Les objets qui nous entourent réfléchissent notre action possible sur eux, engage notre perception. En son siège, l'être ne peut se fixer dans l'habitation d'une vie en soi. Il en est sans cesse expulsé, toujours poussé vers l'action, dans une confrontation au monde qui, loin de le contraindre, le localise en un lieu et dans l'enchaînement de ses actes, rouvrant aux possibles à venir.
Le passé, sûr, constant, comme réalité compacte, est dépassé puisqu'il faut le considérer comme un état obtenu au présent, infléchissant les possibilités du futur. La mémoire complète à tout instant l'expérience présente en l'enrichissant de l'expérience acquise. De même l'avenir comme inconnu absolu, est relativisé par l'engagement de l'être dans son projet. L'existence dans l'instant héberge projection de l'être dans le futur et référence au cheminement du passé, elle s'installe dans l'épaisseur du temps. Nous sommes de purs mouvants, intrigués par les possibles s'offrant à nous, expérimentant sans cesse notre exigence à durer. L'être se trouve sans cesse confronté au choix de faire ou ne pas faire, d'employer un moyen d'action parmi d'autres. Son projet englobe l'étendue de ses possibles ainsi que le souci d'un enchaînement de ses moments.
Le présent est difficilement définissable puisque, chacun pour nous-mêmes, nous ne suivons jamais totalement le rythme du monde. Totalement inconstant, le flux de nos phénomènes engage l'instant dans une énigme temporelle. A chaque seconde, notre être embrasse ce qu'il fut et ce qu'il pourrait être. Il n'y a jamais d'instantané, nous vivons chaque moment dans une durée propre. De plus, notre foisonnement incessant nous pousse à la schizophrénie des vies possibles s'offrant à chaque instant. Multiples mouvants, notre aventure de l'existence se déploie en dehors du temps mécanique ; nous vivons profondément dans des temporalités propres, qui se côtoient, se superposent suffisamment pour garantir une continuité minimum.
Irréversibilité
Que dire du temps ? Dans l'écoulement, le sentiment aigu de l'irréversible s'impose. Toutes ces choses à jamais perdues et tous ces possibles en devenir. L'irréversible porte la sensation de ce qui est unique. Le lien secret qui relie les choses au monde, se lie par leur présence au monde dans l'instant. Les objets, même immobiles, ne cessent de varier, fut-ce insensiblement. Ils ne cessent de perdre ce qu'ils ont été, ils ne cessent de devenir. La relation des objets entre eux, puis avec celui qui les observe, en se qui concerne leur distinction ou leur union, doit se poser dans le temps plus que dans l'espace. Inexorablement s'enchaînent des fragments d'existence caractérisés par des moments, des événements, des lacunes.
Impossible ici de définir le principe du temps tant le concept est vaste et varié, mais accepter sa duplicité où le sentiment de l'existence côtoie le temps transitif, commun.

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